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HOUARI BOUMEDIÈNE
36 ANS APRÈS
Publié dans Le Soir d'Algérie le 27 - 12 - 2014


Nous n'oublions toujours pas !
Par Maâmar Farah
[email protected]
Un froid glacial lacérait le ciel maussade et bas qui étouffait Alger. Une étrange tristesse s'était installée sur le port. Vus des fenêtres de l'Amirauté, restaurant huppé des années 1970, le ciel et la mer se confondaient dans la même brume épaisse et inaccoutumée qui avait pris possession des lieux. Alger venait de perdre sa joie de vivre. Depuis quelques jours, les rumeurs les plus affolantes couraient à travers la ville : Boumediène serait mort et le communiqué du Conseil de la Révolution annonçant son coma n'était, pour beaucoup, qu'une manière de gagner du temps afin de mieux préparer les obsèques.
Boumediène était si présent dans la vie des Algériens que son éventuelle disparition était considérée comme une véritable catastrophe nationale.
Le président du Conseil de la Révolution et nouvellement président de la République n'avait pas ses portraits partout et les éditorialistes ne faisaient guère référence à son «programme», ni à son génie ou à sa «cervelle» qui dépasserait en intelligence celles de tous les cadres réunis.
Le Président était un homme simple et n'aimait pas beaucoup le protocole. Il considérait que trop d'apparat nuisait au caractère révolutionnaire de son régime et il se faisait un honneur de rester austère ; ce qui avait déjà fait l'admiration de ses soldats.
Il n'avait jamais trempé dans les affaires et ne privilégiait aucun membre de sa famille. Sa mère vivait humblement et tous ses proches continuaient leurs activités habituelles à Guelma, loin d'Alger et de son faste. Et quand sa maman lui avait demandé d'intercéder en faveur d'un proche pour lui éviter d'accomplir son service national, il prit le risque de la contrarier. Boumediène n'a pas triché. Il n'a pas fait comme les rapaces qui envoient de l'argent mal acquis en Suisse et ailleurs dans les paradis fiscaux. Un scandale comme celui de Khelil était inimaginable de son époque.
Cet homme vivait simplement chez lui. Les témoignages de son ordonnance puis, plus tard, ceux de son épouse, montrent un être qui dort peu, mange très peu et n'a aucun «vice» en dehors des cigares
Havana que lui envoyait son ami Fidel Castro. C'est d'ailleurs Mme Boumediène Anissa qui nous raconta cette anecdote le jour où elle rendit visite à notre journal naissant. Elle fut, avec MM. Aït Ahmed, Saïd Sadi, Mouloud Hamrouche et Kasdi Merbah, l'une des tout premiers hôtes célèbres à être reçus par la rédaction du Soir : «Un jour, raconte-t-elle, c'était un vendredi et, alors que nous étions au salon du modeste F3 que nous occupions à la présidence, je voulais aborder la question de l'aménagement de cet appartement avec lui. Nous recevions des présidents amis chez nous comme Tito ou Fidel Castro et il fallait quand même maintenir un certain standing. Or, la moquette du salon commençait à présenter des signes de fatigue. Il prenait son thé et consultait un lourd dossier. A peine la question de la réfection de la moquette posée, je vis les papiers s'envoler dans le salon et il lança dans une grande colère : ‘‘Je suis en train d'étudier des solutions pour les pauvres et les démunis, de voir comment régler les problèmes de ceux qui habitent encore dans les taudis et ne mangent pas à leur faim et poser le problème de la moquette est une insulte à ces pauvres gens !''»
L'homme qu'un opposant a clairement rendu responsable d'un détournement d'argent, citant même la banque où il aurait envoyé l'argent (la Manhattan Chase Bank de New York), est l'un des plus intègres que l'Algérie aura connus. Quand Boudiaf occupa la présidence, et bien que beaucoup trouveront la comparaison téméraire, il se comporta exactement de la même manière, en refusant tous les avantages liés à sa fonction. On dit même qu'il renvoya le célèbre couturier venu prendre les mesures pour ses futurs costumes. Ceux qui ont bonne mémoire se souviennent certainement de ses complets ordinaires, ramenés du Maroc, qu'il continuait de porter jusqu'à son lâche assassinat. Il est vrai que Boumediène s'était mis à la mode du croisé et aux bottillons italiens mais faits en Algérie. Privilège insignifiant pour ce poste prestigieux !
Les deux, au-delà de la trajectoire particulière de l'un et de l'autre, avaient gardé cet esprit révolutionnaire qui ne s'accommode guère avec les prétentions bourgeoises et leurs goûts malsains pour le luxe et la forfanterie. Ils avaient, l'un et l'autre, la même passion pour leur peuple, leur terre et si l'un a eu le temps de mettre en pratique sa stratégie – qui s'est soldée par un développement prodigieux et une sensible amélioration du niveau de vie des populations jadis sous le seuil de la pauvreté, paupérisées, sous-alimentées, mal logées, illettrées et régulièrement décimées par des épidémies de toutes sortes, l'autre, en l'occurrence Boudiaf, est venu d'abord pour sauver le pays. Il le sauva. Il mit un terme à l'existence du FIS en mars 1992 et engagea la guerre contre le terrorisme islamiste. Parallèlement, il indiqua clairement ses objectifs et montra que sa guerre sera également contre le système, ses intérêts, ses fraudes, ses faveurs, etc. Il fut tué à Annaba le 29 janvier 1992.
Boumediène mourut à l'hôpital Mustapha au coeur du quartier populaire du 1er-Mai. Il fut certes entouré de sommités médicales mondiales et les équipements les plus sophistiqués à l'époque furent rapidement importés, mais il fut soigné dans un hôpital algérien comme des millions d'autres Algériens. Et quand, au début de son affection, on lui conseilla de partir à l'étranger, il choisit, après beaucoup d'hésitation, Moscou. Mais dès qu'il comprit que la maladie allait durer et que, peut-être, elle allait l'emporter, il rentra à Alger. Quelques décennies plus tard, son ami Fidel Castroen fit de même. Il fut traité à La Havane et y subit avec succès une lourde opération. Il vit toujours et doit être aujourd'hui particulièrement heureux d'apprendre que l'ogre yankee a cédé...
Boumediène fait couler beaucoup d'encre. On lui reproche beaucoup de choses. Entre autres, d'avoir formé et consolidé l'armée des frontières. Je crois qu'il aurait été un traître et un renégat s'il n'avait pas donné à l'Algérie sa première grande armée professionnelle, celle-là même qui ira se battre en 1963 contre l'agresseur marocain, du côté de Tindouf. Celle-là qui a sauvé le pays de la guerre civile et du despotisme en 1965, ouvrant la voie à la construction de l'Etat, au développement économique tous azimuts et au progrès social. Celle-là même qui a encore sauvé le pays en 1992, menant une autre guerre de sept années contre les hordes terroristes.
Celle-là qui veille aujourd'hui sur notre pays et abat les plans impérialistes, sionistes et arabes des régimes réactionnaires du Golfe. Et si quelques brebis galeuses ont transformé par la suite certains hauts grades en passeports pour la fortune et les passe-droits, ce n'est pas la faute à Boumediène !
Quant à qualifier Boumediène de dictateur, et malgré les dépassements enregistrés au niveau des droits de l'Homme avec ces assassinats horribles dont il reste à clarifier les conditions et à identifier les véritables auteurs et commanditaires, je ne peux pas dire qu'il s'agit d'un terme approprié. On se souvient que les seuls dirigeants qu'on pouvait qualifier de dictateurs étaient ces hommes de paille de l'impérialisme, à la tête de régimes fantoches corrompus. C'étaient les dictatures militaires ou civiles de droite, celles qui tiraient sur la foule, s'opposaient à toute réforme, à toute idée progressiste.
Boumediène était considéré comme un leader tiers-mondiste, un homme de gauche qui avait la confiance de son peuple et de ses élites révolutionnaires. Sur les treize années de son règne, les manquements aux règles de la liberté d'expression et les cas de censure de films, livres ou pièces de théâtre sont rares. Ils existent, mais restent limités, comparés à l'immense chantier culturel qui donna un florilège de créations artistiques qui fut certainement le plus riche et le plus authentique de l'Algérie indépendante. Nos meilleures productions cinématographiques datent de cette époque, nos créations dramatiques marquantes, les toiles prestigieuses, les grands rythmes populaires, les succès éternels du chaâbi, les grands noms de la chanson algérienne, le printemps de la danse algérienne, tout ce qui fait notre fierté vient de cette époque.
El Anka, Guerrouabi, Dahmane El Harrachi, Lamari, Wahbi, Fergani, Idir, Noura, Saloua, Khelifi Ahmed, Driassa, Hamina, Laskri, Bendedouche, Allouache, Kaki, Kateb, Alloula, Benguettaf, Rouiched, Hassan El Hassani, Sid Ali Kouiret, Agoumi, Keltoum, Saboundji, Berbère, Issiyakhem, Martinez, Racim et j'en oublie, ont brillé sous Boumediène et grâce à sa politique culturelle ouverte aux masses et non confinée dans les «festivals» et les années bidon !
Boumediène fut une parenthèse de fierté et de patriotisme, une grande fenêtre ouverte sur un monde meilleur pour tous. Vite refermées malheureusement. Donnant sur le vide sidéral, l'absurde économique et l'obscurantisme sous sa forme la plus vile. Le retour aussi des pratiques coloniales sous un contour plus hideux. Jadis, les colons et les anciens bourgeois suaient pour s'enrichir, même s'ils ne savaient pas partager.
Maintenant, soutenir, applaudir, agrandir les portraits, critiquer l'opposition, étouffer les voix libres, masquer la réalité, mentir, diffamer, tricher, ne pas payer les impôts, ne pas déclarer les travailleurs, faire travailler les enfants, sont les moyens les plus efficaces pour amasser de l'argent, bénéficier d'immenses faveurs et recevoir en cadeaux des usines, des terrains et des hôtels ! Après Boumediène, la «restructuration» des entreprises allait casser les joyaux de l'industrie et du bâtiment algériens. Ces mastodontes de l'âge d'or étaient pourtant prêts à partir à la conquête du monde.
Nous aurions pu être les Chinois de l'époque. Hélas, cette «restructuration» cachait des desseins inavoués. Parallèlement, le désinvestissement cédait le pas aux PAP (plans anti-pénuries) et aux gaspillages de toutes sortes. On était sorti de la rigueur révolutionnaire et de la planification. Ce chemin mena tout droit à la catastrophe des années 1990. Pendant que les Patriotes défendaient chaque parcelle au prix de leurs vies, les successeurs de la «restructuration» préparaient l'avenir. Privatisations sauvages, chapardage en règle des biens publics. Puis, émergence d'une nouvelle forme d'économie bâtarde, bâtie sur l'importation et l'informel.
C'est l'ère des magasins, – «hanout» serait plus approprié –, par millions, des crédits «effacés» à l'occasion des échéances électorales et des «patrons» milliardaires sortis du néant.
Boumediène avait une stratégie pour l'Algérie. Elle était ambitieuse, prétentieuse, diraient certains. Le leader révolutionnaire et charismatique avait simplement compris que ce pays était grand. Par son histoire, sa géographie, ses espaces infinis et ses richesses multiples. Mais aussi par ses hommes et la diversité de ses cultures. Pour le diriger, il fallait être grand comme lui. Il l'était. Il avait certainement des défauts comme tout le monde mais on ne peut pas dire qu'il n'était pas grand !
M. F.
Boumediène et vendredi
Par Arezki Metref
[email protected]
Que reste-t-il de Houari Boumediène ? Un aéroport que tout le monde appelle Dar-El-Beïda et une université qu'on a du mal à nommer autrement que Bab-Ezzouar. Comme quoi, ce n'est pas joyeux d'être un grand homme du passé !
Et puis il y a aussi, comme des mines destinées à exploser à contretemps, des polémiques à retardement qui déflagrent quand on s'y attend le moins. Au fond, je ne sais pas si le temps est arrivé où on peut parler de Boumediène sur un ton objectif ou à tout le moins dépassionné. Je vois d'ici la galère des historiens d'aujourd'hui. Et encore plus, celle des historiens de demain lorsque l'écran de fumée se sera davantage opacifié...
La difficulté à trouver la juste mesure du propos ne témoigne-t-elle pas du fait que 36 ans après sa mort, il ne laisse pas indifférent ? Aujourd'hui encore, soit on le défend bec et ongles, soit on l'attaque au lance-flammes. L'encens ou le vitriol, n'y a-t-il donc pas d'autre moyen d'échange ?
Théoriquement, on devrait pouvoir ! La majorité de la population algérienne est née après sa mort et n'a donc rien connu de son règne. Mais la classe politique – et civile ou intellectuelle qui occupe toujours la scène publique (je ne sais pas comment définir ces gens qui ont un pied dans la politique et l'autre dans le lobbying ou la connivence) – qui dirige le pays et celle qui s'oppose à elle, traînent encore au pouvoir et dans ses périphéries diverses et variées depuis cette époque.
Boumediène est ce fantôme qui hante toujours les consciences, synonyme de douleur et de souffrance pour beaucoup d'opposants livrés à ses sbires, planant sur des infidélités et même des reniements. Mais Boumediène, c'est aussi un élan révolutionnaire, le triomphe du tiers-mondisme, le socialisme, une certaine idée de l'Algérie. Bref, il reste crédité d'avoir donné une colonne vertébrale à ce pays.
En gros, sans compter l'habituel marais qui n'en pense pas moins, deux camps s'opposent concernant Boumediène. Il y a ceux qui le considèrent comme un autocrate, sinon un dictateur, autoritaire, qu'insupportait toute opposition, militaire dans l'âme, arabo-islamiste indécrottable, par conséquent antiberbère, socialiste à géométrie variable sous le règne duquel ont prospéré les milliardaires, remplissant les prisons d'opposants et n'hésitant pas à liquider physiquement ceux qui lui faisaient de l'ombre. Pour ceux-là, le bilan est vite dressé. Boumediène, c'était la concentration et le cumul des pouvoirs : Président, Premier ministre, ministre de la Défense.
Boumediène, c'était la liquidation physique des figures historiques de la Révolution algérienne par la SM : Mohamed Khider et Krim Belkacem.
Boumediène, c'était la répression, la torture, le silence dans les rangs... Boumediène, caudillo, Boumediène, aguellid ?
Boumediène, c'était ce colonel qui a fliqué le pays en faisant une caserne où la Police militaire se permettait de réprimer même les jeunes civils... Boumediène, enfin, c'était le règne de la démagogie et de l'incantation révolutionnaires...
Il y a ceux qui, en revanche, le tiennent pour l'architecte de la nation algérienne, le patriote révolutionnaire qui a construit une industrie et une agriculture, qui a doté le pays d'un réseau d'institutions, voire carrément d'un Etat, l'auteur des nationalisations qui ont rendu à l'Etat les richesses du pays, le visionnaire qui a investi, plutôt que dans la rente à distribuer comme devait le faire son successeur, dans de grands projets socioéconomiques destinés à octroyer à l'Algérie une indépendance économique, le leader anti-impérialiste charismatique au point de susciter l'admiration, même de ses ennemis comme Henri Kissinger... J'ai grandi sous Boumediène. J'avais
13 ans quand il a perpétré son coup d'Etat en 1965. J'ai été consigné, avec tous mes camarades, à la caserne où je faisais mon service national en décembre 1978 lorsqu'il décéda. Entre les deux, j'ai ouvert les yeux sur la vie sociale et politique puisque je suis entré à la fac sous Boumediène quand l'Unea a été dissoute, puis j'ai commencé à travailler. J'ai grandi sous Boumediène et j'en garde encore aujourd'hui un sentiment ambivalent : à la fois un étouffement et une exaltation. Etouffement dû à l'enfermement, à la peur de la SM, de la police de la pensée et des mœurs, au malaise de se sentir un tube digestif à qui on demande de mastiquer et d'applaudir... Mais aussi une exaltation de croire, à tort ou raison, qu'on prend part à de grands objectifs comme la construction d'un pays et d'une cause mondiale, celle du combat des peuples défiant les forces de l'argent, une certaine fierté de se dire algérien à l'étranger...
Deux choses méritent, à mon sens, d'être évoquées. La première, c'est l'intégrité de Boumediène. Quoi qu'on puisse en penser, il était un homme intègre habité par une mystique. C'est sans doute cette mystique qui lui a donné la puissance de se frayer un chemin vers un pouvoir absolu dans une jungle où tous les coups étaient permis. Il avait quelque chose de la figure du prophète fou. Ce n'est pas rien que d'avoir écarté un Boussouf du pouvoir. Je veux dire qu'il a retourné contre ceux qui le lui ont appris l'usage de la force pour accéder au pouvoir. Mais cet usage de la force et du pouvoir était mis autant qu'au service d'une ambition personnelle métaphysique à celui d'une vision. On ne peut pas dire qu'il n'avait pas une vision du monde. On peut ne pas la partager, aujourd'hui encore moins qu'hier. Mais il y a une cohérence entre ce qu'il disait et ce qu'il faisait.
Donc, dans cette perspective de construction d'un Etat national autoritaire et basé sur le parti unique, il y a certainement de nombreux acquis à son actif...
Cependant, une bombe à retardement qui n'en finit pas d'exploser est aussi à mettre à son actif. Lorsqu'en 1976, il décréta le passage du week-end universel au week-end du jeudi-vendredi, il signait l'acte de naissance de la montée de l'islamisme. Et c'est là que tout a commencé.


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