Le caf� Le M�ridien est un �tablissement qui se trouve en longeant cette rue qui monte sur le flanc du B�timent Bleu � Tizi-Ouzou. A l'instar des autres, il n'y a que des hommes dedans. Pourtant, c'est l� que Faroudja Mansouri et Kamera Na�t Sid ont d�cid� de m'emmener. Visiblement, tout le monde les conna�t et les respecte, ici. On vient de l'autre bout de la salle pour les congratuler, dans cette attitude r�serv�e et chaleureuse que l'homme est contraint d'adopter quand une femme lui en impose. "C'est un caf� fr�quent� par les gens du mouvement", dit Faroudja pour expliquer le d�fil� de ces jeunes au regard farouche qui viennent pr�senter leurs salutations. C'est encore Nadia, cette amie journaliste, qui a insist� pour que je rencontre le collectif femmes du Printemps noir. Il lui semblait, � raison, inconcevable qu'un reportage sur la Kabylie ignore la moiti� de la population de la r�gion. De surcro�t, � la lecture des premiers reportages, quelques lectrices indign�es – dont une de France, d'Aix-en-Provence plus exactement – m'ont fait aussi ce reproche d'ignorer les femmes. C'est un peu, me disent Faroudja et Kamera, pour des raisons similaires qu'elles ont pens�, en 2001, cr�er le collectif femmes du Printemps noir. "Devant les assassinats du Printemps noir, nous ne pouvions raisonnablement pas rester inactives en tant que femmes. La soci�t� civile s'organisait sans nous et ce n'�tait pas bien", dit Faroudja. A 34 ans, Faroudja Moussaoui enseigne la m�canique. "Le collectif s'est toujours inscrit dans la d�fense de la plate-forme d'El-Kseur. Nous partageons les id�aux du mouvement. Les femmes y ont leur mot � dire." Kamera a, elle, 35 ans. Elle exerce une profession lib�rale. Militante du Mouvement culturel berb�re (MCB), elle r�agit au quart de tour � l'annonce des violences commises sur les jeunes. "Nous nous sommes retrouv�es avec Faroudja et quelques autres femmes. Nous avons pris une feuille et un stylo et nous avons r�dig� une d�claration." C'�tait parti. Le 17 mai 2001, elles participent au premier conclave du mouvement, � Iloula. "On a vu qu'il n'y avait que des hommes", dit Faroudja. "Il fallait nous imposer sans heurter le "kabylisme", cet autre nom du machisme. D'un point de vue de la tradition, une femme dans la djema�, c'est une forme d'h�r�sie. Les membres du collectif le savent. Comme elles savent que l'�poque est autre. "Le probl�me principal demeurait le pouvoir. Ce n'�tait pas le moment de pol�miquer sur la situation des femmes", se souvient Faroudja. "Il y avait l'urgence des urgences : d�noncer le g�nocide qui se commettait sous leurs yeux. Le droit qu'il fallait d�fendre toutes affaires cessantes, c'est le droit � la vie. Faroudja et Kamera vont se lancer dans l'action. Soutenir le mouvement issu du Printemps noir les conduit � c�toyer beaucoup de femmes, sensibles, elles aussi, au besoin de r�agir � la r�pression mais avec leur sp�cificit� de femmes. Il y en avait qui militaient en cachette. "Je n'ai pas peur des gendarmes de dehors", confie l'une de ces militantes clandestines � Faroudja. Elle ajoute : "J'ai peur des gendarmes de la maison". Elle redoutait davantage la "r�pression" du mari, du p�re ou du fr�re que celle du gendarme. Mais Faroudja, Kamera et leurs camarades ne d�sesp�rent pas. Elles n'entendent pas se contenter de d�noncer et de rentrer chez elles. "Nous avons pr�f�r� faire du travail � l'int�rieur des aarchs", dit Kamera. Le r�sultat est spectaculaire : le mouvement reconna�t ses points faibles. L'absence des femmes est consign�e dans un r�cent document de r�flexion comme une carence sur laquelle il faut, � l'avenir, agir. Mais avant de faire militer les autres femmes, comment obtient-on de militer soi-m�me ? "Toute ma famille est impliqu�e dans le mouvement. Ma m�re vient � toutes les marches, comme les autres membres de ma famille", dit Kamera. "Mon fr�re est d�l�gu�", poursuit Faroudja. Elles observent, l'une comme l'autre, qu'elles sont respect�es en tant que militantes dans les villages. "C'est en ville que le probl�me se pose, pas dans les villages", soupire Faroudja. En ville, la politique est d�volue aux hommes. Dans les villages, on pose un regard d'admiration sur ces jeunes femmes qui bravent les interdits comme la peur pour le bien commun. "Dans mon quartier, � Tizi, la politique, c'est pour les mecs", dit Kamera. Elle y voit cette "culture arabobaathiste" �trang�re aux villages kabyles. Lorsque Kamera est all�e � un conclave en qualit� de d�l�gu�e de son quartier, elle a entendu cette r�flexion terrible : "Vous n'avez donc pas d'hommes". Elle passe outre. Elle se fixe sur l'essentiel : le besoin de changer les mentalit�s. Mais, pour ce faire, il faut continuer � travailler avec le mouvement, dans le mouvement et se booster au regard des r�sultats. Le mouvement grandit, m�rit dans une dynamique presque naturelle : par les fractures et les recompositions. Mais le collectif des femmes reste attach�, quoi qu'il arrive, � la plateforme d'El-Kseur. Changer les choses de l'int�rieur, c'est le credo. "On aurait pu �viter nombre d'erreurs", dit Faroujda. Dans la singularit� kabyle, il y a la singularit� f�minine kabyle. C'est ce constat qui est � l'origine du collectif. Comment se lib�rer du joug des oppressions identitaire, linguistique, culturelle, politique tout en acceptant celui des traditions ? C'est cette �quation dont le collectif veut poser les termes. Comment conjuguer la libert� avec le code coutumier ? Tout cela n'est pas facile. A Tizi-Ouzou comme dans les villages, on voit des femmes composer le tableau du paradoxe. Des femmes voil�es peuvent se suivre en procession, pr�c�d�es par des jeunes filles habill�es � la derni�re mode. La tenue traditionnelle kabyle s'interpose entre les deux. Les femmes conduisent des voitures, vont dans les cybercaf�s et certains restaurants ou m�me, rarement, comme Faroudja et Kamera, dans les caf�s comme Le M�ridien. La soci�t� f�minine est soumise aux vents contraires de la progression et de la r�gression. L'un et l'autre de ces mouvements se t�lescopent dans un combat perp�tuel. Faroudja est grande, brune, les cheveux soigneusement peign�s. Elle parle doucement, r�fl�chit avant de prononcer un mot. Elle a un regard de pasionaria, doux et d�termin�. Kamera, elle, � les cheveux au vent, le sourire un brin moqueur d'une enfant. Elles se compl�tent dans une cause sublime : la faire �voluer non pas en la bombardant de nihilismes, mais de l'int�rieur, � petits pas, en comptant les pas. Elles veulent r�aliser cette chose simple : lib�rer des lib�rateurs des cha�nes qu'ils n'ont m�me pas conscience de porter. La libert� dans la libert�, c'est cela le combat de la femme. Faroudja le dit : "Quand on cherche la libert�, on finit par la trouver". Demain, l'�pilogue de Kabylie Story : Les racines ne sont rien sans l'arbre.