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L'entretien de la semaine
OUAFA BENSAÂDA, PSYCHOLOGUE PSYCHOTHERAPEUTE DE ANNABA, AU SOIRMAGAZINE : «L'empathie est menacée par la vie moderne»
Publié dans Le Soir d'Algérie le 10 - 02 - 2018

Psychologue psychothérapeute, Ouafa Bensaâda exerce en cabinet depuis 6 ans. Ayant poursuivi ses études supérieures à l'université de Paris-Diderot, elle a pu exercer auparavant en région parisienne dans une structure d'aide aux personnes en détresse psychique et également à l'aide sociale à l'enfance. Elle a pu, ainsi, prendre en charge des enfants dans des situations familiales compliquées. De retour en Algérie, pendant quelques années, et parallèlement à son travail, elle a été écoutante bénévole et formatrice dans une association d'écoute et de soutien psychologique, notamment de femmes victimes de violences. Son parcours universitaire et professionnel lui permet, dans cet entretien, de répondre à diverses questions relatives à l'empathie sous ses différentes formes. Elle donne également des conseils. Comment les utiliser à bon escient avec ses proches ou en milieu professionnel ?
Le Soir d'Algérie : Qu'est-ce que l'empathie ?
Ouafa Bensaâda : Le mot empathie n'existait pas il y a un demi-siècle dans la langue française. L'introduction de ce concept en psychologie revient à un philosophe allemand, Theodore Lipps. Il désigne initialement le fait d'être touché, affecté par un spectacle, une scène ou une œuvre par une perception du monde physique.
Il est, ces dernières années, très à la mode et fait l'objet de nombreux travaux de recherches. L'empathie est au cœur des rapports humains. Elle est mise en avant afin d'améliorer les liens sociaux-professionnels, etc. Dans le monde animal, l'éthologue Frans de Waal connaît un franc succès avec ses ouvrages sur l'empathie chez les primates, mais aussi les rats, les dauphins, les oiseaux. L'éthologie montre aujourd'hui que le règne animal n'est pas celui de la lutte de tous contre tous ; au contraire, la solidarité y est omniprésente. Chez le petit humain, l'empathie joue aussi un rôle fondamental dès la naissance car la communication entre la mère et l'enfant est un enjeu crucial de développement du nourrisson.
L'empathie est la capacité à se mettre dans la peau de l'autre, tout en restant conscient de sa propre identité. Elle est associée à des qualités comme la bienveillance, la gentillesse et la sollicitude. C'est un ensemble de qualités et de capacités complexes qui nous permettent de comprendre ce que peut ressentir l'autre, sans pour autant partager son émotion. Elle est différente de la sympathie, dans laquelle il y a le fait de comprendre la position de l'autre et d'y adhérer. Il y a une vingtaine d'années, on pensait que l'empathie faisait intervenir ce que l'on appelle les neurones miroirs. C'est une catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien lorsqu'un individu exécute une action que lorsqu'il observe un autre individu exécuter la même action, ou même lorsqu'il imagine une telle action, d'où le terme miroir.
Or, il s'est avéré qu'ils avaient une activité très réduite dans ce cas de figure. L'empathie fait intervenir beaucoup de capacités mentales. L'observation, la mémoire, le raisonnement, les connaissances jouent un très grand rôle dans la construction de l'empathie. Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron a écrit plusieurs ouvrages sur la question de l'empathie, notamment un ouvrage intitulé «L'empathie au cœur du jeu social», où il nous explique comment celle-ci se construit en trois étapes pendant l'enfance.
L'empathie émotionnelle ou affective apparaît vers l'âge d'un an. C'est la capacité à percevoir les émotions d'autrui, à comprendre si quelqu'un est triste, en colère, mais c'est une capacité qu'ont la plupart des êtres humains, sauf dans le cas de certaines pathologies mentales comme l'autisme, elle peut être altérée ou perdue en cas de maltraitance.L'empathie cognitive qui apparaît aux alentours de quatre ans et demi est la capacité à comprendre la cause des émotions d'autrui, c'est-à-dire ce qui peut rendre l'autre content ou heureux, sans que ça soit la même émotion suscitée pour moi dans la même situation. L'empathie mature est celle qui combine les deux, c'est cette capacité à se mettre émotionnellement à la place de l'autre. Elle s'installe entre 8 et 12 ans (bien sûr, ce n'est pas figé, on a une certaine élasticité mentale qui fait qu'à tout âge nous pouvons apprendre et acquérir de nouvelles capacités).
C'est le «je comprends ce qui t'arrive et si j'étais à ta place j'éprouverais la même chose que toi», cette empathie mature vis-à-vis de soi c'est aussi d'accepter d'avoir des points de vue contradictoires à l'intérieur de soi. Si on n'accepte pas d'avoir des points de vue contradictoires à l'intérieur de soi, on ne peut pas comprendre que les autres puissent avoir des points de vue différents du nôtre.
Qu'est-ce qui menace l'empathie ?
Chez les tout-petits, comme le souligne Serge Tisseron, qui sont de plus en plus exposés aux écrans et aux tablettes plutôt qu'à des visages familiers, l'empathie peut être réellement altérée. Des recherches récentes ont montré des signes très semblables à l'autisme chez des enfants exposés très tôt et longtemps à la télévision. Ils semblent en effet déconnectés de la réalité ; cette surexposition peut affecter, à terme, les capacités d'échange, d'observation et d'empathie chez le jeune enfant et peut constituer un réel problème psychologique et un frein dans la construction de la relation à l'autre.
La question se pose également pour les adultes, je pense que l'empathie est menacée par notre style de vie moderne, notamment par l'utilisation que l'on fait des réseaux sociaux, des médias numériques, etc.
Nous avons en face de nous de plus en plus d'informations en temps réel, et on est dans une incapacité à agir face à des images de drames, de guerres, de grandes catastrophes. On peut se sentir impuissant et dépassé. Tout cela peut paraître irréel, mais finit par nous rendre indifférent et nous faire manquer d'empathie ! Les conditions sociales jouent un rôle important dans le développement de l'empathie. Quand il y a insécurité par exemple, on tend à réduire notre empathie aux gens qui nous semblent le plus nous ressembler, on a tendance alors à être moins empathiques et moins tolérants vis-à-vis des personnes différentes. C'est ce qui se passe par exemple dans le racisme, on projette notre haine sur l'autre, l'étranger, parce qu'on se sent insécurisé.
Qu'est-ce qui caractérise les personnes empathiques ?
Ce qui caractérise les empathiques c'est une grande sensibilité à l'émotion de l'autre, à sa souffrance mais aussi à ses joies. Certaines personnes ont une plus grande sensibilité à l'émotion d'autrui. être empathique, c'est d'être conscient de la source de l'émotion et de décoder l'émotion d'autrui avec plus de facilité, une forme d'intelligence émotionnelle. Je pense que l'être humain, sauf dans certaines pathologies mentales, est apte à développer ses capacités à avoir de l'empathie tout au long de sa vie. A partir du moment où l'on observe et que l'on est plus à l'écoute de l'autre, plus attentif, on développe son empathie.
Sommes-nous égaux devant l'empathie ?
Il y a une composante innée ; on pense que les femmes seraient plus enclines à l'empathie que les hommes, parce que justement les femmes portent et s'occupent des bébés. La relation primaire avec la mère, l'éducation jouent un rôle déterminant dans le développement de l'empathie. Plus un enfant grandit dans la bienveillance et l'empathie de la part des adultes qui l'entourent, plus il sera apte à avoir lui-même de l'empathie vis-à-vis d'autrui plus tard ; inversement, si un enfant grandit avec peu d'interaction ou de la maltraitance, son empathie émotionnelle sera affectée. Très tôt l'enfant dans cette grande proximité avec la mère ressent à la fois une grande empathie et une grande angoisse d'être contrôlé, manipulé et intrusé. Il développe donc aussi une capacité à retirer son empathie. Les premières expériences déterminent donc bien cette capacité à ressentir les émotions des autres.
Comment mettre une barrière à l'empathie durant l'exercice de son métier ?
Dans le travail de psychologue ou de psychiatre, mais également dans beaucoup de métiers de soins, le rapport au patient nécessite un certain degré d'empathie, c'est-à-dire d'être capable de percevoir et comprendre les émotions de la personne, même si on ne vit pas la même chose.
Dans le travail de thérapeute, l'empathie est plus qu'indispensable, c'est la condition sine qua non dans le traitement, c'est primoridial. On ne peut pas garder un visage neutre face à l'émotion d'un patient ou à sa souffrance, c'est inconcevable ! Je ne pense pas qu'il faille mettre une barrière à l'empathie ; il faut au contraire encourager l'empathie, la bienveillance, apprendre très tôt aux enfants à reconnaître et comprendre les émotions de leurs camarades par exemple et les leurs, c'est un excellent moyen pour lutter contre la violence et renforcer les liens sociaux. Mais lorsqu'on fait des métiers de soins où on est confronté à la maladie, à la souffrance de l'autre, il est important de savoir se protéger, reconnaître ses propres limites.
Car pour pouvoir aider autrui, l'empathie, c'est important, mais la distance également. C'est important de savoir respecter ses propres limites, avoir de l'empathie pour soi, cela permet de prendre le recul nécessaire face à un vécu, une histoire difficile.
Le risque, sinon, c'est de se laisser envahir, voire dévaster par des situations qui peuvent parfois être douloureuses. Si on se met complètement à la place de l'autre sans savoir garder ses justes distances, non seulement on se perd, mais on est incapable de lui venir en aide.
N'y a-t-il que du bon dans l'empathie?
Non, l'empathie n'a pas que du bon. A partir du moment où l'on comprend l'émotion de l'autre, on peut avoir un certain pouvoir, et il arrive que cette qualité soit détournée à des fins malveillantes. On joue alors avec la fragilité de l'autre, sa sensibilité, donc l'empathie peut être aussi une empathie manipulatrice, faire croire à l'autre qu'on comprend son émotion pour mieux l'utiliser !
Un dernier mot...
J'aime beaucoup cette citation, ça sera le mot de la fin ! «L'empathie n'est pas seulement quelque chose qui nous arrive — une pluie d'étoiles filantes traversant les synapses du cerveau —, c'est aussi un choix de notre part : faire attention, élargir le champ de notre être. Cela relève de l'effort...»


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