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SERKADJI
La conversion laborieuse d'une prison régionale en musée national
Publié dans Le Soir d'Algérie le 01 - 07 - 2015


Par Zineddine Sekfali
La prison de Serkadji, de sinistre mémoire, a reçu le 19 mars écoulé, après avoir été vidée des prévenus et condamnés incarcérés, la visite du ministre de la Justice, de la ministre de la Culture et du wali d'Alger, qui ont, par leur déplacement sur les lieux, officiellement consacré sa désaffectation en tant qu'établissement pénitentiaire et relancé, d'une certaine manière, sa conversion en musée. C'est là une heureuse nouvelle, je le crois volontiers, pour les habitants du quartier qui voient s'éloigner de leur voisinage un édifice potentiellement source de graves troubles et de dangers redoutables.
Personne n'a en effet oublié la grande mutinerie des 21-23 février 1995, qui s'est soldée par la mort d'une centaine de prisonniers et de quatre gardiens. C'est aussi une bonne nouvelle pour tous ceux qui, en raison de leur attachement à l'histoire, souhaitaient depuis longtemps que cette prison, verrue qui a prospéré en haut de La Casbah, devienne au plus vite un site historique et un lieu de mémoire. Il n'en reste pas moins que de nombreuses questions se posent. En effet, que faut-il en l'espèce entendre par musée ? Quel sera le contenu d'un tel musée ? Quels sont les buts qu'on s'est assignés en l'instituant ? Ce musée sera-t-il confiné au seul aspect pénitentiaire, stricto sensu ? Y traitera-on ou non des camps dits d'internement et des terribles centres de triage et de transit ? Y sera-t-il question de ces lieux où des crimes massifs ont été perpétrés et que l'on appelait centres de regroupement, mais qu'un célèbre homme politique français a eu le courage, en 1959, de qualifier de «camps de concentration» ?
Ce musée, tant attendu, sera-t-il national ou simplement régional, c'est-à-dire réservé aux détenus, prévenus, condamnés et guillotinés de la région d'Alger ou évoquera-t-il aussi les souffrances de tous ceux – Algériens ou non — qui entre 1954 et 1962 ont été privés de leur liberté à cause de leur combat contre le colonialisme et jetés dans d'autres prisons que Serkadji ? Y aura-t-il un espace et une place pour ceux, nombreux, qui ont connu les prisons de Fresnes, de la Santé et autres pénitenciers de France, ainsi que ceux qui ont été incarcérés dans les centres d'assignation à résidence «métropolitains» ? Telles sont, pour l'essentiel, les questions que l'on examinera ci-après. Au préalable, il convient de procéder à quelques mises au point. C'est-là tout l'objet de cette contribution.
De Barberousse à Serkadji
Serkadji s'appelait jusqu'en 1966 prison de «Barberousse». Contrairement à ce que pourrait suggérer son ancien nom, cette prison n'a pas été construite par les Turcs, mais par les Français en 1856 ; ce sont d'ailleurs eux qui, sur proposition d'un commandant du génie militaire, l'ont baptisée du nom de Baba Arroudj. Personne ne peut croire que cela a été fait, pour rendre hommage à ce valeureux chef de guerre. Qui du reste peut citer une seule prison baptisée du nom d'un grand amiral, d'un grand général ou d'un grand homme politique ? Personne, à mon avis. Il me semble au contraire qu'en donnant le nom de Barberousse à ce pénitencier, on visait un tout autre but : dénigrer et avilir un homme qui a donné du fil à retordre aux flottes et aux armées agressives et ivres de conquêtes territoriales de l'Occident chrétien. En liant dans l'esprit des gens et dans leur imaginaire le nom de Baba Arroudj à ce pénitencier colonial, on voulait marquer du sceau de l'infamie toute la période ottomane de l'Algérie, soit plus de trois siècles de notre histoire.
En somme, on exerçait une sorte de vengeance à effet rétroactif. N'oublions pas en effet que c'est Baba Arroudj, assisté de son frère Ishaq, qui, depuis trois siècles et moins d'une quarantaine d'années auparavant, prenant pour point d'appui la base navale de Jijel d'où ils avaient chassé les Italiens-Génois, ont libéré Béjaïa de l'occupation que lui faisait subir Pédro Navarro, puis détruisaient les fortifications espagnoles du peñón — ilôt rocheux transformé en une forteresse imprenable — qui menaçaient Alger. Les deux frères se lançaient ensuite à la conquête du reste du pays, dont ils allaient en vérité tracer les frontières telles qu'elles sont à ce jour. Ishaq mourra au combat près de Tlemcen. Baba Arroudj deviendra beylerbey de la Régence d'Alger. Rappelons ici, pour mémoire seulement, que l'Algérie n'était, avant l'avènement de Baba Arroudj, qu'un confetti de petites monarchies dominées par des roitelets.
En effet, le royaume de Tlemcen, qui s'était rétréci comme une peau de chagrin, était le vassal de l'Espagne (certains livres d'histoire rapportent que le dernier roi ziyanide s'était constitué, pour sa protection personnelle, une garde prétorienne formée d'Espagnols chrétiens !), Mostaganem avait un roi noir, Oran était un «préside» espagnol, c'est-à-dire un grand poste militaire fortifié d'où les Espagnols lançaient des expéditions armées contre les populations environnantes, la Kabylie était partagée entre deux rois, celui de Kouko et celui de la Qalaâ des Beni Abbès, Béjaïa et Jijel étaient, comme on l'a observé ci-dessus, sous occupation européenne, Constantine, Skikda et Annaba étaient sous la férule des Hafsides de Tunis, et dans le sud, Temacine avait été érigée par un obscure chef local en royaume ! Elles avaient donc totalement raison, les autorités algériennes de débaptiser la prison et de lui donner le nom de «Serkadji». Mais pourquoi ce nom précisément ? Et sera-t-il maintenu pour le musée qu'on va réaliser ?
Une conversion plusieurs fois reportée
Avant de tenter une réponse à cette question, il faut rappeler, vérité historique oblige, que la prison «Barberousse» a été totalement vidée le 6 avril 1965 de tous ses «pensionnaires» par le Président Ben Bella, puis fermée dans l'intention déclarée d'en faire un musée. Elle fut rouverte, dans une discrétion absolue, moins d'une année après parce que la prison d'El Harrach, déjà en surpopulation, n'était plus en mesure d'accueillir les nouveaux détenus que les juges d'instruction et les tribunaux d'Alger et de sa région lui envoyaient ! On recommencera à évoquer de nouveau la fermeture de Serkadji et sa transformation en musée à la fin de 1971, début 1972, avec la promulgation de l'ordonnance du 10 février 1972 portant code de l'organisation pénitentiaire et de la rééducation des détenus, aujourd'hui abrogée et remplacée par la loi du 6 février 2005, portant code de l'organisation pénitentiaire et de la réinsertion sociale des détenus. Le fait est que la prison de Serkadji a servi, durant toute cette période et jusqu'à mars 2015, de pénitencier car il n'y avait pas de solution de rechange... Il faut dire aussi que les priorités de l'Etat étaient en ce temps-là d'une toute autre nature ; les secteurs prioritaires étaient l'économie, l'industrie, l'agriculture, l'éducation, la santé, qui sont tous fortement consommateurs de capitaux... Il faut en outre se souvenir que les recettes provenant des ventes des hydrocarbures n'ont pas toujours été très abondantes, et qu'enfin, l'allocation des crédits était faite de façon plutôt parcimonieuse.
Aujourd'hui en tout cas, un grand établissement pénitentiaire ayant «ouvert ses portes», si j'ose dire, pas loin d'Alger, à Koléa précisément, il est devenu possible d'y évacuer la population pénale de Serkadji.
Le musée est donc susceptible, si les travaux de restauration et de réaménagement sont confiés à une entreprise sérieuse et expérimentée, d'être inauguré dans un délai raisonnable.
S'agissant à présent du terme «Serkadji», il circule à ce sujet diverses explications, le plus souvent légendaires et fantaisistes. L'explication la plus plausible est celle d'après laquelle ce mot d'origine turque (cf. le livre Mots turcs et persans conservés dans le parler algérien du professeur Mohamed Ben Cheneb. Edition J. Carbonel. Alger 1922) signifie : fabricant et marchand de vinaigre et par extension de conserves au vinaigre. Or, il y avait à l'époque de la Régence, dit-on, sur les hauteurs de La Casbah, un marché de vinaigre et de conserves au vinaigre. Il se trouve aussi qu'il existe à Istanbul un quartier où il y a une gare et une station de taxis collectifs, qui s'appelle aussi Serkadji... Ce nom est donc celui d'un métier, devenu à l'usage, selon toute probabilité, celui du quartier où le métier fut jadis florissant et par voie de conséquence celui de la prison construite par les Français et qui culmine au-dessus de La Casbah.
Quel musée ? Pour quels objectifs ?
Le mot musée est un terme générique. Il existe en effet divers types de musées ; dans les musées des beaux-arts, on expose des tableaux, des sculptures, des œuvres d'art ; dans un musée archéologique, on trouve des statues, des colonnes, des fresques, etc. ; dans un musée militaire des armes de toutes sortes, des engins, des tenues et uniformes, des cartes, des plans de batailles... ; dans un musée des arts et techniques, des objets industriels, des instruments usuels, des machines ; dans un musée du type «Grévin» tels ceux de Paris et Londres, on expose des reproductions en statues de «people» et d'hommes célèbres...
Le musée qu'on s'assigne de créer est forcément différents de tous ceux-là. Il ne s'agit point d'exposer je ne sais quels objets antiques ou quelles images. Ce que l'on cherche à créer, à travers ce musée, c'est un lieu de mémoire et d'histoire, un lieu de recueillement, où l'on pourra s'incliner à la mémoire des suppliciés et des morts, honorer les rescapés et les survivants, et maintenir vivace le souvenir de cette tragique période de la Révolution...
A mon humble avis, il faut éviter, au moment où les maîtres de l'ouvrage et les maîtres d'œuvre devront passer à la conception du musée, à son organisation, les deux écueils suivants : celui de la vulgaire inconsistance, d'une part, et celui du mauvais goût granguignolesque, d'autre part...
Dans ce musée, tout doit être très simple et à la fois fortement évocateur, dramatique mais avec retenue, objectif et sans concession. Il est de surcroît impératif, pour monter un musée digne de ce nom, de consulter les personnes idoines, les experts, les muséologues, les historiens, les hommes de l'art, et éventuellement s'inspirer des musées étrangers. Dans cette affaire, il ne saurait y avoir de place ni à l'improvisation ni à l'amateurisme. Il n'est pas non plus question de tomber dans le facile à travers des dépenses somptuaires ; on peut réaliser un musée sans choir dans la prodigalité et faire des dépenses «sans compter». Au contraire, il faut s'en tenir au raisonnable, au possible et au convenable.
En 1971-1972, j'ai eu la chance de pouvoir visiter, à Varsovie, l'entresol et un niveau du siège du ministère de l'Instruction nationale, où les troupes d'occupation nazies avaient installé un service de répression. J'en ai gardé intacts de saisissants souvenirs. Le premier est celui du bureau de l'officier nazi qui commandait ce service : j'ai vu posée sur son bureau une machine à écrire frappé de l'aigle du grand Reich, et suspendus à un porte-manteau la vareuse vert de gris de l'officier et son ceinturon en cuir avec la sacoche assortie d'où dépassait la crosse d'un lourd pistolet Mauser, ainsi qu'une casquette de gradé.
J'avais l'impression que cet Allemand venait à peine de sortir de son bureau. Au fond de ce même bureau, j'ai vu une petite armoire à baies vitrées contenant quelques instruments de torture : des tenailles, des pinces et une lourde boule en métal tenue par une chaîne et qui servait sans doute à fracasser les os des suppliciés.
Je suis ensuite passé devant un autre bureau ; sa porte avait cette particularité d'avoir deux «yeux de bœuf», placés l'un sur l'autre ; l'un servait à guetter le prisonnier enfermé à l'intérieur et l'autre, un peu plus large, à lui tirer dessus, au révolver, pour le tuer. Lorsqu'on m'a ouvert la porte de ce sinistre bureau, j'ai vu sur le parquet, des taches de sang, couvertes, pour en assurer la conservation, d'une couche de vernis transparent.
La troisième pièce que j'ai visitée est une salle assez grande et très sombre, où l'on diffusait une musique d'une infinie tristesse, une composition de Chopin je crois, pendant que trente ou quarante jeunes écoliers se recueillaient dignement face à un mur d'où pointaient de nombreux petits becs de gaz au bout desquels vacillaient de petites flammes, symboles des vies qui se sont tragiquement achevées dans ces sinistres locaux. C'est cela un musée-lieu de mémoire : on s'y rend pour se remémorer les souffrances et les sacrifices, s'incliner devant l'héroïsme, honorer les morts et les vivants. Un musée a pour but premier de transmettre aux générations nouvelles la Mémoire et l'Histoire ! J'ose espérer, après ce que j'ai vu à Varsovie, que l'on dispose encore chez nous du matériel et des objets nécessaires pour reconstituer des geôles et un «mitard», cette terrible cellule (siloun dit-on dans notre dialecte local !) où l'on enfermait, jetées à même le sol sale et humide, «les fortes têtes».
J'espère aussi que l'on montrera ce qu'était à cette époque-là le «prétoire», ce tribunal interne à la prison, où les juges n'étaient pas des juges mais des «matons» ; en peu de mots, le prétoire incarnait le non-droit et ce que peut représenter un tribunal «hors la loi»... J'ose espérer aussi qu'on regroupera dans ce musée, pour les protéger, les conserver, les filmer, les numériser et les ouvrir, le moment venu, aux chercheurs, aux universitaires et aux historiens, les registres d'écrou de cette période, ainsi que les extraits des jugements et arrêts de condamnation en vertu desquels les détenus purgeaient leurs peines. Je crois qu'il est facile de comprendre l'intérêt qu'il y aurait à réunir dans ce musée, cet extraordinaire fonds documentaire de la Révolution algérienne.
Ce musée devrait être en mesure de se constituer une bibliothèque, une photothèque et une filmothèque spécialisées. Il devrait avoir sa revue périodique, son programme annuel de visites réservées aux élèves de l'enseignement secondaire et aux étudiants. Il devrait rapidement être en situation de présenter un programme annuel de conférences-débats, organisées soit dans ses murs – il y a de grandes salles dans Serkadji — soit dans toute autre institution publique ou privée, à Alger et ailleurs.
Ce musée ne devrait pas se limiter à stocker des documents, des pièces et des objets, et à veiller à leur protection ainsi qu'à leur bonne conservation ; il lui faut aussi assurer leur mise en valeur par l'organisation d'expositions ponctuelles, la diffusion de publications didactiques, la tenue de conférences-débats et de conférences de vulgarisation, l'organisation de visites guidées pour les jeunes et... les moins jeunes.
Pas de mémoire sélective, et pas d'histoire tronquée
Mais la Mémoire et l'Histoire ne sauraient être sélectives, et moins encore tronquées. Dans ce grand musée que tous nous attendons avec impatience, il faut, certes, évoquer dans la dignité et la sérénité requises les 222 condamnés à mort exécutés et honorer les autres 1 300 condamnés à mort qui ont grâce à Dieu échappé à l'exécution, saluer les dizaines de milliers de personnes qui ont été privées de leur liberté pendant des années ou même seulement quelques mois, et qu'on a jetées dans les prisons de tout le pays, non seulement à Alger, mais aussi à Oran, Constantine, Sétif, Chlef, Lambèse, Berrouaghia, Annaba, Béchar, etc. Et il ne faut surtout pas oublier ceux qui ont été incarcérés en France, c'est-à-dire les détenus de Fresnes, de la Santé, des Baumettes, ceux de Lyon, de Bordeaux, de Lille, de Strasbourg... et de toutes les autres maisons d'arrêt et centrales de France. Dans le «Rapport général» de juin 1962, présenté au ministre de la Justice par le procureur général, Robert Schmelk, directeur de l'administration pénitentiaire, j'ai découvert dans la section «Statistiques» ces mentions et chiffres : population pénale de la catégorie A, entendre par là «les Nord- Africains (....) prévenus ou condamnés, incarcérés pour des faits en relation avec les évènements d'Algérie (...), se composait, pour toute la France, au 1/1/1961 : de 5 880 détenus et au 1/1/1962 : de 5 383 détenus»... Ce n'est pas rien, d'autant plus que près d'une dizaine de milliers d'autres Algériens avaient été à certaines périodes internés ou assignés à résidence dans des camps d'internement gérés par le ministère de l'Intérieur et situés en France. Ces internés administratifs ont, eux, leur place dans le futur musée. Ce n'est pas une faveur qu'on leur ferait, c'est leur droit d'être évoqués dans ce musée, et il est du devoir des autorités publiques de ne pas les oublier.
Je dirais exactement la même chose à propos des Algériens qui sont passés par les centres de triage et de transit (CTT) situés en Algérie, comme celui de Beni Messous ou dans les camps d'internement (on disait par euphémisme, centre d'internement administratif et parfois centres d'assignation à résidence), comme ceux de : Bossuet (Sidi Bel-Abbès), Saint Leu (Arzew.Oran), Paul Cazelles (Djelfa), Bordj Nem (Dréan, Tarf, Annaba), Carrières (Sidi Ali. Cassaigne. Mostaganem), Kasr Ettir (Sétif), la ferme Lucas (Batna), Morand (Médéa), la ferme Ameziane (Constantine), Chabert (Aïn-Témouchent), Aïn Sfa (Tissemsilt), Point Zéro (Relizane. Mostaganem), Tefeschoun aujourd'hui Khemisti (Tipasa). Ces camps étaient tenus et gérés le plus souvent par des officiers de l'armée. Il est de notoriété publique qu'on y pratiquait la torture. Beaucoup de personnes arrêtées y ont été tuées ou y ont disparu.
Selon l'ancien secrétaire général de la préfecture d'Alger, M. Paul Teitgen, quelque 3 000 personnes arrêtées par l'armée qui avait reçu des autorités civiles une totale délégation des pouvoirs de police, avaient disparu en six mois à peine, durant la bataille d'Alger. Ces chiffres ont été confirmés par le général Aussaresses lui-même, qui était alors commandant d'une unité appelée «Escadron de la mort» ; il a en effet publiquement reconnu, en s'en vantant du reste, avoir fait arrêter en six mois pas moins de 24 000 personnes. Il faut signaler, par ailleurs, que certaines sources font état de la création, à partir de 1958, de centres militaires d'internement (CMI), où l'on enfermait les éléments de l'ALN faits
prisonniers ; ils y étaient placés en vue de leur «rééducation», entendre par là pour lavage de cerveau, endoctrinement, récupération et éventuellement retournement ; ces tâches étaient assumées par les militaires et les gradés du 5e bureau de l'action psychologique. On ne peut terminer cet exposé – triste listing des horreurs de la guerre d'Algérie — sans parler des épouvantables «camps de regroupement».
Ce sont des lieux, clôturés ou non, faits de huttes, de tentes et de baraques, dans lesquels l'armée parquait des familles entières de paysans et de ruraux, avec hommes, femmes et enfants. On a évalué le nombre des personnes ainsi «regroupées» à environ 2 000 000. Les gens étaient brutalement arrachés à leurs habitations ou à leurs hameaux, dans le but de priver l'ALN de tout soutien populaire et d'empêcher son ravitaillement en vivres. Ils étaient conduits vers ces lieux, dans des conditions inhumaines et dramatiques. Les zones évacuées ou vidées de leurs habitants, devenaient des «zones interdites», c'est-à-dire des zones militaires où l'armée avait droit de vie et de mort sur tout ce qui bouge ! Les «regroupés», à l'origine déjà pauvres et démunis, ont connu dans ces centres la famine, la maladie, le froid, les coups et l'humiliation... Ils dépendaient du bon vouloir des chefs de centre, généralement des militaires ou des fonctionnaires de police en retraite qui disposaient chacun d'une chiourme locale armée.
La mortalité infantile était particulièrement élevée dans ces centres ; un rapport d'inspection a évalué le nombre d'enfants morts à 500 par jour !
La situation qui prévalait dans ces centres est décrite avec précision et objectivité dans le rapport d'enquête établi par Michel Rocard, ancien élève de l'ENA, qui effectuait alors un stage en Algérie dans les services civils de l'armée. Grâce à des fuites organisées, de larges extraits de ce rapport furent publiés dans deux médias au moins, en l'occurrence Le Nouvel Observateur du 17 avril 1959 et Le Monde du 18 avril 1959, provoquant un énorme scandale tant dans la société politique que dans la société civile de la Ve République. On ne peut assurément pas ne pas réserver une place importante à l'évocation de ces «camps de concentration» — ces mots sont de M. Michel Rocard —, mais que les documents administratifs officiels nommaient «centres de regroupement», par euphémisme ou peut-être par pur cynisme.


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