Né le 20 juin 1946, le Dr Ahmed Benbitour fit de brillantes études au lycée Emir-Abdelkader d'Alger où il décroche son baccalauréat algérien et français série mathématiques en 1966. Sept années plus tard, en 1973, toujours à Alger, il décroche son titre de DEA (diplôme d'études approfondies) en probabilités et statistiques. Son DEA en main, il quitte l'Algérie pour le Canada d'où il revient de Montréal avec un master in Business Administration pour devenir «expert en stratégies financières du développement économique», ce qui lui permet de se hisser à des fonctions bien supérieures. Il exerce alors la fonction de PDG de l' Enajuc (Entreprise nationale des jus et conserves alimentaires, gérant 15 usines employant 2 400 personnes). En 1989, il s'installe à son compte comme consultant financier et ce, pendant 2 années avant d'être appelé, en 1991, à la présidence de la République pour exercer la fonction de chargé de mission avant de se voir confier le portefeuille de ministre chargé du Trésor, puis ministre de l'Energie en 1993 et ministre des Finances en 1994. En 1996, Ahmed Benbitour n'est plus membre du gouvernement et devient consultant pour le FMI et la Banque mondiale. Il entame alors sa carrière politique par sa désignation dans le cadre du tiers présidentiel au Sénat et se voit confier la très prestigieuse présidence de la Commission économique et financière. A l'élection du premier mandat du président de la République Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Benbitour revient au gouvernement en tant que Premier ministre ! Il remplace Smaïl Hamdani, mais l'expérience tournera court : huit mois seulement, avant d'être remplacé lui-même par Ali Benflis. En novembre 2006, Ahmed Benbitour publie sa Radioscopie de la gouvernance algérienne dans laquelle il fait une analyse sans complaisance du fonctionnement du système politique algérien. La dernière décennie est caractérisée par son écrit La défaillance de l'Etat, la généralisation de la corruption et la perte de la morale collective en pointant du doigt «l'incompétence qui sévit dans les plus hautes sphères» et de s'interroger dans son livre : «Le fatalisme est-il enraciné au point de faire dériver la prestigieuse Révolution de Novembre vers un régime "patrimonialiste" où sévit un petit cercle de privilégiés autour du chef qui détermine l'allocation des récompenses ?» Benbitour l'économiste, Benbitour l'expert financier auprès des grands organismes financiers de la planète tels que le FMI ou la BAD n'a pas cessé de manifester son inquiétude à propos du système de gouvernance mis en vigueur en Algérie, un système qu'il connaît bien et qu'il analyse sans complaisance. On se rappelle que déjà en 2012, lors d'une rencontre dans le cadre d'une visite privée chez un de ses confrères du Sénat, Ahmed Benbitour avait mis l'accent sur la nécessité absolue d'un changement du système de gouvernance et même proposé une stratégie pour que ce changement se produise à moindre frais. Il avait même tiré la sonnette d'alarme en disant «il vaut mieux que ce changement s'opère maintenant qu'en 2018». En juin 2015, maintenant que trois années se sont écoulées depuis la mise en garde qu'il avait émise dans un entretien qu'il a bien voulu accorder au Soir d'Algérie, l'expert financier parle de la situation financière dans laquelle se trouve l'Algérie actuellement. Sur un ton calme et mesuré, notre interlocuteur a bien voulu répondre sans faux-fuyants à des questions que tout un chacun se pose et doit même se poser «quel est l'état de notre situation financière ? Où en sommes-nous ? Où allons-nous ?». Fuse alors une sorte de diagnostic qui sonne comme un mauvais présage : «Il n'y a plus d'espoir !» Il dit ne pas verser dans l'alarmisme mais suggère de regarder la situation en face. Magistralement, notre interlocuteur expose son analyse du système de la rente pétrolière, par l'exemple : «Pour 100 millions de $ de pétrole exporté, le chèque est engrangé par la Banque du commerce extérieur qui détient le monopole sur les devises. Ces devises sont échangées en dinars dont une partie échoit à la Sonatrach selon un taux de change préfixé.» Pour étayer son analyse, l'expert financier explique par l'exemple : «A raison de 70 DA le dollar, le revenu annuel se monte à 7 milliards de DA, et à raison de 100 DA le dollar, la somme engrangée s'élève à 10 milliards de DA, cela donne l'impression, apparemment, que les recettes augmentent ainsi de quelque 30%.» Pour le Dr Benbitour, «il ne s'agit là que d'une illusion monétaire que de gonfler les recettes pour un même volume exporté». Poursuivant son analyse, notre interlocuteur ajoute : «Le Trésor public et la Sonatrach se partagent le montant de la fiscalité en dinars à raison de 8 pour le premier contre 2 pour la seconde tandis que les devises sont destinées au commerce extérieur. A savoir les transferts, le paiement des services, les travaux (autoroute, les transports...).» Là, il fait le constat suivant : «Ainsi, le taux de change est un instrument de la politique budgétaire et non pas un instrument de la politique monétaire.» Dr Benbitour où en est la situation aujourd'hui ? Sans se départir de son calme, notre interlocuteur dresse le bilan suivant : «A la fin de 2014, nous disposions de 175 milliards de dollars de réserves de change et nos paiements à l'étranger s'élevaient à quelque 70 milliards de dollars.» Et d'ajouter : «Si le prix du baril de pétrole se maintient à 60 dollars, et tout porte à croire que c'est parti pour durer, la recette annuelle en 2015 s'élèvera à 40 milliards de dollars, ce qui va générer un déficit annuel de 35 milliards de dollars et de ce fait, nos réserves de change (175 milliards) serviront à couvrir le déficit de la balance des paiements sur une période de 5 années.» Abordant le volet des recettes budgétaires, le spécialiste fait le constat suivant : «L'épargne accumulée au niveau du Fonds de régulation va servir à couvrir le déficit de 2015 et seulement une partie de 2016 et de ce fait, l'Algérie va connaître de très sérieux problèmes de financement du budget de l'Etat.» Partant de ces données, l'économiste dessine la projection : «Quelle que soit la politique d'austérité qui sera mise sur pied, elle ne pourra pas couvrir le déficit budgétaire dès 2017 et au-delà.» Poursuivant son analyse, A. Benbitour rappelle : «Le volume de nos exportations accuse une baisse depuis 2006, une baisse qui continue d'ailleurs, mais une baisse qui a été compensée, passagèrement, par une augmentation du prix du baril qui a dépassé les 100 dollars.» Il constate aussi que depuis la fin 2014, «nous assistons à une baisse des prix qui va de pair avec une baisse des exportations ce qui induit une accélération de la baisse des recettes». L'économiste traduit ensuite ces données en terme de gestion sociopolitique : «L'achat de la paix sociale ne sera plus possible parce que les sommes investies qui devaient profiter à tous, elles n'ont servi qu'à élargir le cercle des courtisans.» Pour expliquer ce qui se passe depuis quelque temps ici et là dans les pays du Moyen-Orient et de l'Afrique, l'économiste fait un bref rappel historique. «La Révolution industrielle en Europe a engendré les Etats nationaux et a permis la naissance de leur industrialisation qui, à son tour, à engendré la colonisation pour s'accaparer des matières premières nécessaires, défaillantes en Europe et en Occident.» Revenant à l'actualité, il dira : «La colonisation sous son ancienne forme n'est plus possible maintenant. Cependant, si ses objectifs sont restés les mêmes, à savoir se procurer les matières premières, la stratégie adoptée et développée globalement a changé», explique l'économiste. Il rappelle aussi que la Révolution industrielle qui a engendré le boum économique en Europe et en Occident n'a pas profité aux pays colonisés et pour cause. Partant de là, il met à nu cette stratégie : «Au lieu de les recoloniser sous la forme traditionnelle, maintenant on s'emploie à affaiblir ces Etats, à faire disparaître les Etats nationaux, à les désagréger, pour les faire intégrer dans un réseau tel que le Grand-Orient, (le fameux Grand-Moyen-Orient est oublié maintenant), qui irait de l'Atlantique jusqu'en Afghanistan, c'est ce que nous voyons et qui a déjà commencé avec la partition du Soudan, l'Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen...» Notre interlocuteur précise : «C'est une politique générée, planifiée dans le cadre de ce qu'on a appelé "la Globalisation"». Evaluant la situation actuelle du pays, Ahmed Benbitour examine les trois aspects fondamentaux, à savoir l'état de la société, l'état de l'Etat et l'état de l'économie. Abordant le premier aspect, à savoir l'état de la société d'aujourd'hui, il observe que la société souffre de cinq fléaux, à savoir la perte de la morale collective, la violence devenue instrument de règlement des conflits entre les individus, entre les groupes d'individus, et entre les groupes d'individus et l'Etat. La corruption généralisée à tous les secteurs. Le fatalisme comme valeur refuge. L'indifférence, chacun se sentant comme pas concerné. S'agissant de l'état de l'Etat, notre interlocuteur note cinq indicateurs attestant de l'état de sa déliquescence, à savoir : - L'institution de l'ignorance et de l'inertie : «moins vous savez, moins vous êtes capables d'efforts et cependant comme plus vous êtes élus ou promus». - Le culte de la personnalité : «son excellence». - L'institutionnalisation de la corruption ou la kleptocratie. - Maintenant, c'est la corruption qui gouverne l'Etat et non pas l'Etat qui gouverne la corruption. - Un nombre restreint d'individus qui prennent les décisions en lieu et place des institutions. - L'émiettement des pôles à l'intérieur du pouvoir. Le dernier point, le plus sensible et qui détermine les autres aspects dans cette évaluation, est consacré à l'économie. Benbitour note qu'on a assisté à une importante prédation dans l'utilisation de la rente. Avec la chute considérable des prix du baril à l'échelle planétaire et les conséquences qui se sont répercutées sur les économies des Etats exportateurs, Etats où tout repose sur la rente et rien que la rente, et comme cette forte baisse des recettes est partie à durer, nous sommes donc entrés en période de disette qui ira crescendo. Questionné au sujet du dernier remaniement gouvernemental, Benbitour dira qu'il s'est agi de permutations à l'intérieur du gouvernement, et déplore que cela arrive au moment où le pays a un besoin crucial d'un changement du système de gouvernance et les choses étant telles qu'elles sont, nous allons vers la catastrophe. A la question de savoir quelles sont les solutions envisageables pour que le pays s'en sorte et puisse, justement, éviter cette catastrophe que personne ne souhaite mais que les paramètres que vous mettez en exergue, nous y mène, notre interlocuteur propose un changement du système de gouvernance et que le système en place organise une période de transition, qu'il dit «peu probable avec un pouvoir émietté, parcellisé». En deuxième lieu que se constitue un rapport de force en faveur de l'opposition, ce rapport est peu probable aussi, à cause des restrictions sur les libertés et sur l'expression démocratique, ajoute-t-il. Comme troisième hypothèse, il restera l'explosion de la rue et tout le travail politique à développer par tous est justement d'éviter cette voie. Quelles sont les occupations actuelles de Ahmed Benbitour ? A cette question, il cite Candide : «Je cultive mon jardin» et de préciser : «Mon jardin, c'est la contribution à la formation d'une élite intellectuelle savante productrice d'idées nouvelles car le monde bouge et est en train de changer» et d'ajouter : «Il y a tellement de choses à faire dans tous les secteurs tels que l'agriculture quand on sait que pour produire 1 litre de lait de vache, il faut 1 000 l d'eau.» Il rapporte que l'Union européenne lance un investissement de plusieurs centaines de millions d'euros dans les prochaines années dans la recherche sur les insectes, recherches liées au développement de l'agriculture, c'est ça le monde de demain», dira-t-il. Sentencieux, il ajoute : «Si nous avons raté les retombées positives de la Révolution industrielle, nous n'avons pas le droit de rater les retombées de la technologie de l'informatique et de la communication.» Evoquant ce domaine, Ahmed Benbitour cite aussi un autre exemple de la recherche : «Des groupes de malades qui se sont attelés à des échanges ont fait avancer les sciences médicales qui pourraient permettre une augmentation de la longévité de 20 ans d'ici 2035.» Et de conclure l'entretien par ce constat : «Un autre monde est en train de naître et de se construire pendant notre sommeil.»