La crise grecque est à observer de près, d'autant plus que cela peut arriver à d'autres pays, et pas uniquement européens. C'est l'histoire d'un pays fortement endetté — ayant longtemps vécu au-dessus de ses moyens et sans réelle gouvernance —, et qui a le malheur de tomber dans le filet des institutions financières internationales. Ces dernières prêtent de l'argent et imposent de très mauvaises solutions qui enfoncent davantage ce pays dans la crise : les pauvres deviennent plus pauvres, les riches plus riches et qui excellent dans la fuite de capitaux vers les pays... créanciers de la Grèce, l'Allemagne en tête. Et l'on fait semblant de découvrir le rôle néfaste des «grandes familles» grecques qui ont mené le pays à la ruine : attention, les oligarques sont partout ! Le Premier ministre grec Alexis Tsipras l'a de nouveau affirmé lors de son discours au Parlement européen, mercredi 8 juillet : il promet, si les créanciers lui en donnent la possibilité, de devenir le grand réformateur de la Grèce. Et notamment de «s'attaquer de manière systématique à la structure oligarchique» de l'économie grecque et «aux cartels» qui se partageraient depuis trente ans le lucratif gâteau des contrats publics. «Ils contrôlent les médias et ils obtiennent des banques des prêts importants, contrairement aux entrepreneurs classiques. Nous devons limiter leurs activités effrénées», déclarait-il en mars au magazine allemand Der Spiegel. En Grèce, l'économie est une histoire de familles. D'abord celle des centaines de milliers de petites et moyennes entreprises qui tiennent notamment le commerce de détail. Et il y a aussi quelques grandes familles, une dizaine, propriétaires de grands groupes, qui se décomposent souvent d'après le même schéma. D'un côté, des entreprises, souvent leaders dans leur domaine, qui représentent «le cœur de métier» du groupe. De l'autre, des sociétés, juridiquement indépendantes — cela a son importance —, centrées sur les médias. Main basse sur la commande publique Pour le journaliste d'investigation Nikolas Leontopoulos, coauteur pour l'agence Reuters en 2012 d'une série d'articles sur l'oligarchie en Grèce, ces pratiques ont atteint leur apogée en amont des Jeux olympiques de 2004. «Il fallait alors construire les installations olympiques, des autoroutes, un aéroport : une manne dantesque à l'échelle de la Grèce.» Des milliards d'euros d'investissements, qui ont largement participé à creuser la dette publique, pleuvent sur le pays. «Chacun voulait un morceau du gâteau. Les entreprises grecques, bien sûr, mais aussi les grands groupes européens. C'est là que le schéma du consortium mêlant intérêts grecs et européens est apparu au grand jour», explique le journaliste. En soit, rien de répréhensible, non ? «Sauf que le vrai boulot des oligarques dans ces arrangements, c'est de servir d'intermédiaire entre les entreprises étrangères et le système politique en place qui attribue les marchés», soutient M. Leontopoulos. En janvier 2005, Costas Karamanlis, Premier ministre conservateur entre 2004 et 2009, promet de faire adopter une loi interdisant au propriétaire d'une entreprise susceptible de participer à un marché public de posséder directement, lui ou toute personne de sa famille — et c'est un point de détail crucial —, une entreprise médiatique. «La bataille pour que cette loi, dite de l'actionnaire majoritaire, ne voie pas le jour, a été féroce. Les médias se sont déchaînés, dénonçant une loi monstrueuse», se rappelle Nikolas Leontopoulos. Après avoir épuisé l'ensemble des recours en Grèce et tenté en vain de faire pression sur le gouvernement pour qu'il renonce à son projet, les oligarques se sont tournés vers l'Union européenne à Bruxelles. «Ils ont argué du fait qu'on ne pouvait pas interdire à un membre de leur famille d'avoir ses propres affaires, indépendantes, y compris dans le monde des médias. Que cela limitait la liberté d'entreprise.» Privatisations à grande échelle imposées par l'Union européenne La Commission européenne tranchera en effet en faveur des oligarques. «Ils ont menacé Karamanlis de ne plus lui verser les fonds structurels auxquels la Grèce avait droit et le Premier ministre s'est rétracté dans l'instant en vidant la loi de son sens. Un vrai chantage qui, pour moi, prouve l'hypocrisie de l'Europe vis-à-vis de l'oligarchie grecque qu'elle protège.» Aujourd'hui, l'Etat est au bord de la faillite et n'est plus en mesure de financer le moindre investissement public. «La manne s'est tarie mais le nouveau marché porteur pour les oligarques est celui des privatisations», soutient Nikolas Leontopoulos. Pour renflouer les caisses de l'Etat, en effet, les créanciers de la Grèce ont imposé à la Grèce la privatisation de nombreux actifs publics, entreprises, patrimoine immobilier, infrastructures. «Et là, nous observons de nouveau à l'œuvre les mêmes mécanismes de collusion suspecte entre politiques, médias et oligarques — grecs et européens —, ce que j'appelle le triangle du pouvoir.» Les Grecs ont porté Alexis Tsipras au pouvoir en partie parce qu'ils estiment qu'il est le seul à pouvoir mener une opération mains propres en Grèce. pC'est fort de cet argument que le Premier ministre essaie de convaincre ses créanciers de lui laisser une chance de changer la Grèce. Un discours que les Européens ont déjà entendu des dizaines de fois par le passé et qu'ils ont, aujourd'hui, bien du mal à croire. LSC Tout a commencé en 2010... Il est temps de taxer enfin les riches Nombre d'économistes indépendants considèrent que la crise grecque passe par moins d'austérité et plus de réformes, et que le précédent gouvernement — droite conservatrice — et ses partenaires européens enchaînent les erreurs depuis cinq ans. La zone euro peinera à s'en remettre. La crise grecque a débuté en 2010. C'est le résultat d'une dramatique faillite collective et d'un enchaînement d'erreurs. Du côté d'Athènes, les racines du problème datent de bien avant la crise. Les gouvernements des années 2000 ont profité des crédits à bas coûts pour augmenter les dépenses publiques dans des propensions irresponsables. La «troïka» — Le FMI, l'Union européenne et la Banque centrale européenne — a échoué à mettre en œuvre un véritable programme d'aide à Athènes, qui aurait évité que nous en soyons là aujourd'hui. Elle n'a pas assez mis l'accent sur la réforme de l'Etat et des marchés de biens. De plus, l'austérité demandée depuis la restructuration tardive de la dette en 2012 a été excessive. Ces six derniers mois, l'incapacité des deux parties à s'entendre a éclaté au grand jour. Un accord acceptable exigerait moins d'austérité à la Grèce : les hypothèses de croissance initiales des créanciers comme leurs exigences de surplus budgétaire pour les vingt ans à venir étaient surréalistes. De son côté, le gouvernement grec actuel devra s'engager fermement sur une réforme assurant la soutenabilité à long terme du système de retraite, mais aussi prouver qu'il taxera enfin les riches contribuables grecs partis placer leur argent dans les banques suisses, françaises et allemandes. «appels d'offres de pure façade» On trouve des industriels propriétaires de médias dans d'autres pays, mais la Grèce possède quelques spécificités. «En Grèce, nous avons un mot fort — "diaploki" — qui résume à lui seul les relations incestueuses entre quelques grosses entreprises, les médias, les banques et le monde politique», explique Pavlos Eleftheriadis, professeur d'économie à l'université d'Oxford (Royaume-Uni) et porte-parole aux affaires européennes du parti centriste To Potami. Première conséquence visible pour l'universitaire : «Les journalistes de ces antennes sont dans une forme totale d'autocensure.» Lors des législatives de fin janvier 2015, ce juriste a été candidat pour son parti. «J'ai vraiment vécu de l'intérieur comment le "diaploki" se mettait en place», témoigne-t-il. En Grèce, les électeurs doivent choisir sur une liste nominative en cochant devant le nom d'une personnalité par un système de croix. «Il est donc important d'être connu du public et cela passe par la télé. Or, pour accéder à la télé, cela n'est pas gratuit !», signale-t-il, affirmant avoir refusé de rentrer dans le jeu. Il faut passer une sorte de contrat tacite, évidemment totalement secret, de renvoi d'ascenseur avec l'entrepreneur qui ouvre l'accès à ses antennes.» Le renvoi d'ascenseur pendant plus de trente ans en Grèce a facilité l'accès aux marchés publics. «Les appels d'offres ont longtemps été de pure façade», affirme M. Eleftheriadis. «Un ministre pouvait intervenir directement dans les comités techniques d'attribution et favoriser ainsi l'entreprise de son choix.»