Par Boualem Aïssaoui Tout au long de sa carrière qui approche maintenant de son générique de fin, il n'a cessé de penser à ce moment-là. Son dernier journal télévisé de 20 heures. Un journal qui porte vraiment sa signature, dont le contenu et la présentation tranchent avec l'ennui qui accompagne les interminables lectures de communiqués institutionnels et de correspondances protocolaires servis à l'heure du dîner jusqu'à en faire oublier l'objet, la couverture filmée d'activités officielles dont les images desservent souvent le dessein qui leur est secrètement assigné, les comptes rendus au geste près, de visites ministérielles où se mêlent sermons et youyous, et qui tiennent lieu, en seconde lecture, de «feuilles de présence» des membres du gouvernement qui ont bien appris de leurs prédécesseurs qu'une absence prolongée des médias et notamment du journal télévisé de 20 heures peut être fatale ou annonciatrice d'une disgrâce à venir, le mutisme souverain de la communication officielle qui ne dit mot sur une nomination inattendue, un brutal limogeage, une absence prolongée dans la hiérarchie de l'Etat, ou un scandale aux répercussions nationales et internationales, ce qui a pour corollaire de mettre le présentateur du journal télévisé de service, en mode silencieux intégral et d'amplifier l'inquiétude des citoyens livrés à la rumeur la plus folle. A côté de ces rubriques qui se succèdent selon un ordre immuable, même si un séisme brise à l'instant même l'échelle de Richter et dévaste une partie de la planète, le journal télévisé déroule des scènes de guerre devenues familières dans le monde arabe et le continent africain qui en détiennent une triste exclusivité dans l'horreur absolue ces dernières décennies, les images insoutenables d'atteintes aux droits des peuples et des gens par des colonisateurs dont les uns cultivent sans qu'on ait besoin de les citer un mépris royal du droit international et les autres une terreur aveugle et massive capable de transformer des demeures paisibles en fours crématoires, les séquences de déplacements forcés de populations entières, les drames de l'immigration clandestine livrée par embarcations entières aux «dents de la mer», les enlèvements individuels et collectifs, crapuleux et criminels, les actes de terrorisme destructeurs de vies innocentes et dévastateurs de biens au nom d'idéologies totalitaires qui ne pouvaient choisir meilleur étendard qu'une étoffe de couleur noire pour signer et habiller leurs crimes... De temps à autre, s'invitent discrètement au sommaire de l'édition du jour des images de simulacres d'élections essentiellement arabes ou africaines, où le sortant, qui a pris soin auparavant de déverrouiller à sa guise la Loi fondamentale de son pays, n'a même pas le temps de simuler un départ des lieux, qu'il est déjà réélu à un pourcentage à deux gros chiffres. Tous ces sujets s'enchaînent indifféremment avec une voix tantôt neutre, tantôt emportée, tantôt accélérée ou un soupçon mélodieuse, sans l'assistance d'un journaliste spécialisé en charge du dossier au niveau de la rédaction, et sans que l'éclairage d'un expert indépendant à la notoriété reconnue sur le plan national et international ne soit régulièrement convoqué pour rompre la lecture studieuse et fastidieuse des prompteurs, documenter davantage l'opinion publique sur les évènements rapportés et soutenir la prestation du présentateur dont le costume avant de passer à l'antenne, ne devrait plus relever de son seul choix car il participe de la qualité de son image professionnelle et sociale, et de celle de la télévision publique qui l'emploie. Le style vestimentaire, les accessoires des tenues, le maquillage, la concordance des tons avec le teint, les saisons, la gravité exceptionnelle de l'actualité, l'architecture et la couleur dominante du studio ainsi que la régularité des coiffures, l'expression faciale et le réglage de la gestuelle, contribuent, on le sait, lorsqu'ils sont gérés selon la palette d'une télévision moderne, à placer le présentateur dans des conditions de confort et à fidéliser des téléspectateurs de plus en plus exigeants à la fois en matière de droit à l'information et d'habillage artistique. En fin d'édition, rien de surprenant, des informations culturelles sur le énième festival qui vient de fermer ses portes et dont l'inauguration avait été précédée, c'est devenu une constante, de bandes- annonces qui glorifient le patronage et l'égide sous lesquels il a été placé dans un style ampoulé et tapageur qu'on croyait définitivement rangé dans les archives sonores de l'ère du tout-puissant «Parti-Etat», suivies d'une page sportive débitée au pas de course, le réalisateur ayant, dit-on, la manette facile pour décréter, la dernière phrase à peine bouclée, la fin du JT pour tout le monde. Invariablement comme s'il était également pressé d'en finir, le présentateur se déleste séance tenante de ses oreillettes et procède à la mise en ordre parfois bruyante, d'un paquet de feuilles aux dimensions standard qui rappelle quelque peu le ramassage des copies d'examen ou tout simplement le geste d'un relieur de documents devant sa machine. Averti des règles écrites et non écrites qui font le journal de 20 heures devenu au fil du temps une «institution nationale», et dont un léger retard au regard de l'horaire de diffusion conventionnel, compensé pourtant en guise d'attente par des images de la faune et de la flore merveilleusement paisibles, peut réveiller instinctivement chez le téléspectateur de mauvais souvenirs et laisser présager, dans la peur et l'angoisse, des lendemains qui déchantent ; il n'imagine pas un seul instant faire le procès de ses collègues dont la formation, l'expérience et l'ambition méritent un bien meilleur accomplissement . Parce qu'il n'émarge pas à la culture du nihilisme, il sait que le journal télévisé de 20 heures dans son architecture passée et actuelle, et même avec sa «face cachée» qui fait dire à des gorges profondes que le véritable rédacteur en chef n'est pas en réalité celui auquel on pense, a accompagné avec des fortunes diverses les grands moments de l'histoire contemporaine et immédiate de l'Algérie. Qui peut résister à l'émotion que procurent les images noir et blanc qui ont fixé dans notre mémoire les immenses rassemblements populaires de l'Algérie des premières années de l'indépendance fraîchement souveraine et déjà menacée, la mobilisation des «masses laborieuses» autour des «tâches d'édification nationale» dans les campagnes et dans les villes que des discours de moustachus, martelés et triomphants avaient le génie de convoquer à toute heure et d'enflammer jusqu'à faire oublier aux uns et aux autres, qu'en ces temps-là, les libertés individuelles étaient sacrifiées en échange d'un rêve collectif qui placerait sous peu, disait-on, «l'homme qu'il faut à la place qu'il faut» puis ouvrirait aussitôt les portes d'«une vie meilleure» avec le bonheur que chacun sait, le retentissement mondial de l'image extérieure d'un pays qui avait payé le prix fort pour sa libération du joug colonial, vite élu dans le cœur et l'esprit des peuples africains en particulier et du tiers-monde en général, au rang d'une citadelle farouche, une formidable et généreuse base d'appui pour la poursuite et le renforcement de leur combat d'émancipation politique et économique ? Bien d'autres évènements nationaux ou internationaux, heureux, dramatiques ou tragiques ont occupé les sommaires des journaux télévisés noir et blanc ou couleur, analogiques ou numériques, et ont définitivement inscrit dans la mémoire collective, qu'on soit acquis à la ligne éditoriale en place, téléspectateur citoyen ou militant, porteur ou non d'un regard critique, secrètement ou ouvertement opposant, les visages à la maturité rassurante de ces présentateurs au profil austère, parfois martial, à la voix grave et solennelle qui empruntait dans certaines de ses intonations au registre vocal d'un «pouvoir révolutionnaire» omniprésent dans le bien et son contraire, selon le prisme de chacun, et dont l'expression était accordée au pixel près, à la «température» de l'information dont ils rendaient compte au pas de charge. Visages devenus au fil des ans familiers des foyers algériens, qui ont quitté ce monde de vieillesse, victimes du devoir, tombés sous les coups de la barbarie rouge et noire, «admis» tardivement à la retraite à titre volontaire ou malgré eux, ou simplement emportés par les courants impitoyables de l'océan de l'oubli, devant les noms desquels le sens de l'honneur et la morale professionnelle commandent de marquer une halte pour se recueillir à la mémoire des disparus et se souvenir des autres, parce qu'ils représentent, au-delà de leur qualité professionnelle au regard bien sûr des critères du moment et des limites de leur mission, des repères incontournables dans le patrimoine audiovisuel national, à la fois pour les historiens des médias et pour les générations qui ont vécu intensément les grandes périodes de l'Algérie depuis l'indépendance. Comment passer sous silence l'émergence, à l'avènement du multipartisme, d'une promotion de jeunes journalistes talentueux qui ont porté haut et fort le débat démocratique sur les plateaux de l'unique chaîne de télévision publique avant de faire les beaux jours de chaînes satellitaires étrangères, et comment ne pas ressentir de la fierté devant le profil racé, la beauté, le professionnalisme selon les canons d'alors, de ces journalistes au féminin qui, au-delà de leur métier ou plutôt dans son exercice même, inspiraient un ardent optimisme quant à la promotion de la femme algérienne et l'avenir de la société tout entière ? Les partisans incorrigibles de la table rase ne verront bien sûr dans ce propos qu'une résurgence obsolète de la langue de bois assimilant systématiquement dans un langage fleuri, auquel un observateur objectif refuserait de souscrire, toute reconnaissance même critique de la prestation des acteurs de la vie médiatique publique d'hier et d'aujourd'hui, à un hommage immérité rendu, selon eux, à «des propagandistes zélés» de la parole du pouvoir, qu'elle se nourrisse de la légitimité révolutionnaire, historique ou constitutionnelle, reconnue ou controversée. Toutes ces séquences, il les avait intégrées depuis longtemps dans son regard rétrospectif sur le journal télévisé d'une télévision publique qui l'a vu grandir et mûrir, une télévision longtemps «orpheline» selon les ressources inépuisables de la langue populaire dont le génie et les vertus sont revisités de nos jours, et loin de se laisser aller à déconstruire le passé de cette «institution nationale», faussant la route à ceux qui l'attendaient dans cette voie, son ambition cachée était une revanche de repenser son «présent» et de hisser son fonctionnement aux exigences de son temps. Dans un journal privé dont il noircissait les pages loin des regards indiscrets, il avait consigné, jour après jour, ses observations sur toutes les éditions du Vingt heures à la préparation desquelles il avait participé. Quelles leçons pourra-t-il en tirer aujourd'hui à l'heure du grand rendez-vous avec l'histoire qu'il s'était fixé, et aura-t-il la capacité et le courage de mettre son projet en pratique ? Durant une bonne partie de la nuit, seul dans son bureau, il a travaillé à la mouture de son dernier journal télévisé. Puis au petit matin, il entama, face à une glace, l'ultime répétition en mettant en scène des évènements imaginaires, avant de rejoindre pour une dernière fois le siège de la télévision. Contrairement à son habitude, il n'accordera pas une grande attention aux sujets débattus en conférence de rédaction, ni ne posa d'ailleurs de questions suscitant quelques regards intrigués parmi l'assistance. Dans sa tête, la feuille de route du journal de 20 heures, le dernier de sa carrière, était déjà prête. En son for intérieur il était déjà à l'antenne, battant le record d'audience grâce à la révolution dans le traitement filmé de l'actualité nationale et internationale que sa prestation réalisait en direct face à des millions de téléspectateurs virtuels. Comme s'il était accroché à l'écran d'un téléprompteur, il eut le temps de débiter devant ses collègues ébahis qui avaient prévu pourtant une belle surprise en son honneur ce jour-là, quelques grands titres de son édition, de «son dernier journal télévisé imaginaire», qui annonçaient des informations qui avaient alimenté l'une de ses précédentes chroniques libres et qu'il aurait souhaité bien réelles aujourd'hui. A l'entendre, le président de la République avait reçu dans la matinée les patrons de la presse publique et privée à l'occasion de la Journée de la liberté de la presse et qu'il s'apprêtait à accueillir au siège de la Présidence, les chefs des formations politiques représentées à l'Assemblée populaire nationale avant la présentation à la Nation de sa nouvelle doctrine en matière de défense compte tenu des développements menaçants de l'environnement régional, que le service national, sur les recommandations d'une étude stratégique et dans une version adaptée aux besoins de la défense civile, a été élargi aux jeunes filles dans des conditions respectueuses de la tradition, de leur condition physique, professionnelle et sociale ; la femme algérienne ayant témoigné, on ne le soulignera jamais assez, d'une grande bravoure durant la longue résistance face à l'occupation coloniale, pendant la lutte de Libération nationale et au cours de la tragédie de la décennie noire, que le rétablissement du défilé militaire sera effectif à l'occasion de la prochaine célébration de la Fête de l'indépendance et de la jeunesse, qu'un musée de la colonisation destiné à instruire les jeunes générations sur les crimes commis contre le peuple algérien durant cent trente-deux ans avait ouvert ses portes... Que le gouvernement proposait dans un texte de loi, la création de grandes régions territoriales par la fusion des wilayas pour un meilleur développement économique et social et une plus forte cohésion nationale, que désormais les constructions individuelles dans les villages devraient toutes disposer de toitures en tuiles rondes ou mécaniques et bannir sous peine d'amendes et de destruction immédiate, les structures en béton, que le commencement du prochain Ramadhan sera annoncé par le muphti de la République, la commission du hilal qui commandait une armée invisible de voyeurs amateurs et professionnels, chargés de guetter à l'œil nu les premières lueurs du mois sacré, étant mise en congé définitif, qu'Alger et les grandes villes du pays ont enfin élu leurs maires et achevé les travaux de rénovation de leurs artères, de leurs trottoirs et de leurs édifices historiques longtemps dégradés, que La Casbah d'antan entièrement restaurée est redevenue un lieu de vie et de tourisme, avec ses maisons traditionnelles toutes de blanc vêtues, ses palais, ses monuments qui rappellent ici et là le sacrifice suprême de ses enfants, ses souks, ses ruelles, ses parfums et ses fêtes... Que pour lutter contre la hausse des accidents de la route, outre l'appel à un renforcement des mesures de sécurité et à l'alourdissement des sanctions, des associations de victimes recommandent de disposer à intervalles réguliers sur les aires de repos des axes routiers à grande circulation, des carcasses de véhicules accidentés accompagnées de leur bilan en chiffres et en images, pour frapper par des signaux forts la conscience des conducteurs et inviter à la prudence... Que sur le plan international, la République arabe de Palestine était née avec comme capitale Jérusalem réunifiée, que la République arabe sahraouie nouvellement indépendante déclarait solennellement son soutien au Maroc dans sa lutte de libération des enclaves de Ceuta et Melilla occupées, que les Etats-Unis du Maghreb constitués il y a à peine un an, avaient créé un marché commun et une monnaie unique... Il se redressa sur son siège pour reprendre son souffle, décidé à poursuivre l'énumération des titres de son édition préparée dans le secret total, avant d'être ramené à la réalité par les applaudissements nourris de ses collègues accourus de tous les services avec des fleurs et des cadeaux pour célébrer son départ... à la retraite, la veille de l'installation du nouveau directeur général de la Télévision publique appelée à connaître une profonde restructuration plusieurs fois annoncée de «sources sûres» à chaque remaniement ministériel, et chaque fois reportée. Tout le monde a compris que l'exercice auquel il s'était plié sous un titre testamentaire était au-delà d'un voyage dans le passé avec ses moments heureux ou malheureux, et d'un regard critique et constructif sur le traitement de «l'information télévisée» durant ses longues années de carrière, que son ambition était d'abord de faire un acte de mémoire, et de rêver pourquoi pas à une réalité qui épouserait enfin la trame et les contours de son imagination, avant d'inviter dans une ultime intervention pleine de sincérité et d'espoir, devant une assistance attentive et émue, les acteurs connus ou anonymes à œuvrer à l'avènement d'une grande Télévision publique. Une télévision publique qui serait portée par un nouveau statut, et un cahier des charges revisité à la hausse, vers plus d'exemplarité en termes de service public, une télévision moderne et crédible en mesure de s'affranchir par son seul professionnalisme du narcissisme de l'Etat qui aime y voir en permanence sa seule image, tout en assurant en même temps une information de qualité sur les activités nationales et internationales des institutions de la République et de la première d'entre elles, une télévision publique sans laquelle il ne pourrait y avoir de paysage audiovisuel national fort et diversifié, quels que soient la fraîcheur, les performances des chaînes privées légalement constituées et le mérite qui s'attache formellement à une haute autorité de régulation de l'audiovisuel dont l'agenda serait amputé d'un immense champ d'action, et réduit dans ce cas à une simple mission de «police» d'un secteur privé né prématurément et décidément bien souvent turbulent en raison probablement de cela. De nouveaux applaudissements de ses collègues, dont les plus sensibles avaient les larmes aux yeux, signifiaient cette fois-ci la fin du «dernier journal télévisé» dont l'auteur et l'acteur après avoir salué l'assistance de la main, se dirigeait maintenant, sans se retourner sur ses pas, vers la porte de sortie. Le directeur général qui se préparait à la cérémonie de passation des pouvoirs eut quand même le temps de le recevoir et de lui remettre, en guise de présent, un porte-clés et un stylo à plume frappés du sigle de l'entreprise, certainement pour lui permettre d'explorer d'autres voies et d'écrire ses mémoires en laissant libre cours à son imagination, sans qu'il ait eu à préciser, sans doute par élégance, que le journal de 20 heures de la soirée en sera heureusement préservé. Il avait sans doute compris dès le début que toute cette «affaire» de «dernier journal télévisé» qui survenait comme par hasard la veille de son départ, n'était à ses yeux, tout compte fait, qu'une amusante fiction.