Par Dr A. Aït Yala Le ministère de l'Education nationale a organisé une rencontre nationale ayant pour but l'évaluation de notre système éducatif. Les spécialistes ayant participé à cette conférence sont arrivés à plusieurs recommandations : parmi elles l'utilisation de la langue maternelle durant les deux premières années de l'école (en d'autres termes enseigner avec la langue maternelle). La mesure préconisée est clairement pédagogique et un débat constructif autour de cette question par des personnes qualifiées aurait été, sans doute, utile. Malheureusement, comme c'est souvent le cas chez nous, il n'en fut rien. Au contraire, on assista à un déferlement de réactions épidermiques, sans fondement objectif et franchement hostiles à la démarche ministérielle. Les attaques les plus virulentes proviennent des islamo-baathistes qui dénoncent une attaque de la langue arabe et de l'islam. Ce n'est pas la première fois que cette mouvance s'en prend à la ministre en charge du département. Il est évident que l'utilisation d'une langue maternelle dans les enseignements ne peut en aucun cas nuire ni à la langue arabe et encore moins à l'islam. Le combat est donc ailleurs ; il s'agit de défendre des acquis. Il y a eu d'autres réactions parmi lesquelles j'ai noté celle d'un parti nouvellement créé qui considère que cette question est secondaire et qu'il y aurait d'autres priorités. Ainsi le devenir de l'école algérienne (donc de l'Algérie) ne mérite pas d'être débattu. De même, un journaliste que je reprends (sans le nommer) pose la question du pourquoi enseigner un parler... puisqu'il est déjà parlé. Le raisonnement ne tient pas la route. Selon cette logique, pourquoi le français, l'anglais etc. sont-ils enseignés dans leurs pays respectifs puisqu'ils y sont parlés ? A propos, ce «parler» était enseigné au lycée Laperrine de Sidi Bel Abbès avant l'indépendance. On y apprenait que le mot «table» était traduit par «elmaïda» et non «tabla» ! Il y a lieu de noter que dans ces critiques la référence «langue maternelle» a été remplacée par le «parler» ou «la daridja». Ce qui dénote une démarche délibérée réductrice du patrimoine linguistique algérien. Je sais que je m'avance sur un terrain miné, n'étant pas un spécialiste du sujet, mais il me semble que cette polémique a débordé sur un problème de fond qu'il est impératif de traiter avec sérénité et de manière constructive (s'il n'est pas déjà trop tard). En fait, ce débat n'est pas nouveau, mais il a été traité de manière superficielle et peu convaincante à mon avis. Ainsi Addi Lahouari a posé la question de la situation linguistique du pays et fit référence aux travaux de Khaoula Taleb Ibrahimi comme Les Algériens et leur(s) langue(s). Eléments pour une approche sociolinguistique de la société algérienne, aux éditions Al Hikma, Alger, 1997. Il reprit cet auteur pour affirmer qu'il y a au moins quatre langues dans le champ linguistique en Algérie : l'arabe scriptural du Coran, l'arabe moderne issu de la nahda et adopté par le nationalisme arabe, l'arabe dialectal, et le berbère parlé dans les régions montagneuses. Ces assertions sont discutables et pour le moins surprenantes : - l'arabe scriptural du Coran n'est pas parlé mais récité comme c'est le cas dans beaucoup de pays musulmans ; - l'arabe classique est surtout utilisé dans l'administration, les écoles... et la télévision (il faut voir les présentateurs des émissions sportives en particulier du football !) ; - la notion d'arabe dialectal pose un sérieux problème. Encore une fois, je précise que je ne suis ni linguiste ni littéraire mais il me semble qu'il y a une contradiction flagrante : on ne peut pas parler une langue et son dialecte. Il se peut qu'avant de devenir langue, l'arabe ait existé en tant que dialecte. Il ne peut donc être retrouvé en Algérie mais dans quelques contrées en péninsule arabique. En vérité cette notion d'arabe dialectal est une création sournoise et à desseins du colonialisme. En effet, il n'a rien à voir avec la structure linguistique de l'arabe et cela les «orientalistes» français le savaient très bien. La démarche pernicieuse de division était lancée de même que la réduction de l'identité nationale. Il en est de même avec cette idée que l'Algérie a toujours été un couloir (comprendre un «no man land»). Un couloir vers où ? Pour aller au Sahara ? Vers l'océan Atlantique ? Allons donc ! Nous avons subi les mêmes invasions que le reste de l'Afrique du Nord et en gros, seule la partie côtière était concernée. Les Vandales ont traversé toute l'Europe avant d'arriver jusqu'à nous. Par ailleurs, des études génétiques récentes montrent que nous sommes l'un des peuples les mieux préservés. (Ce qui n'est pas nécessairement un plus pour ce qui est de la sélection naturelle), quant au berbère, je regrette mais il n'est pas parlé uniquement dans les montagnes et la volonté de le marginaliser géographiquement et en le plaçant à côté de trois langues arabes est manifeste. Curieusement, dans une contribution parue au journal Le Soir du 12 août 2015, A. Koroghli reprend la même approche. Ainsi, selon lui, le peuple aurait tranché et parlerait l'arabe (littéraire et dialectal) et le berbère (le kabyle, le chaoui, le m'zabi et le targui). Un arabe dialectal uniforme serait parlé dans toute l'Algérie en face d'un berbère clairsemé. Il me semble que la façon d'aborder le problème linguistique dans notre pays est complètement erronée car elle est basée sur une approche de division. Il est faux et dangereux d'affirmer qu'il y a d'un côté des arabophones et de l'autre des berbérophones. Les évènements de Ghardaïa nous interpellent : en Algérie, il y a des algérophones. La langue algérienne est née principalement de la langue amazighe (la matrice) et de l'arabe. Tout comme le français est issu du gaulois et du latin. Il en ait ainsi pour toutes les langues. Le pourcentage des mots arabes varie selon les régions. Il va de soi qu'il est faible dans les régions difficiles d'accès. Maintenant, chaque région d'Algérie a ses particularités. Cela est normal ; le parisien est différent du marseillais, le californien diffère du texan... et l'oranais du constantinois. La langue algérienne est le produit de notre histoire et on doit assumer fièrement cet héritage. Elle peut être (avec le territoire) le ciment de notre nation. Elle ne peut pas et ne doit pas être réduite au statut de daridja. Elle a ses poètes et ses artistes. Il nous appartient de la développer, de l'enrichir et l'unifier. En y renonçant nous nous sommes dé-culturisés et cela a des conséquences désastreuses ; aujourd'hui l'Algérien est incapable de s'exprimer dans une langue. En fait notre langue est le reflet de nous-mêmes : un pays immense sans ambition et incertain.