Par Maâmar Farah [email protected] Le retour fulgurant des questions identitaires et les querelles qui en résultent, voire l'état latent de guéguerre comme on peut le constater à Ghardaïa, prouvent que nous n'avons pas su convenablement rebâtir notre «moi» national au lendemain d'une longue colonisation qui avait, pourtant, réussi à souder toutes les composantes de la société algérienne autour de la cause de Libération nationale. Pourtant, la berbérité de l'Algérie ou son amazighité n'avait pas besoin d'être rappelée car elle s'imposait comme une réalité incontournable, voire une vérité absolue : les quelques armées musulmanes venues d'Arabie s'étaient rapidement fondues dans une population maghrébine à majorité amazighe et l'on ne peut être que perplexe devant les affirmations de certains qui définissent les populations de la région comme des peuples «arabes». Et cela avait commencé à l'aurore de la fondation de l'Etat national moderne quand Ben Bella clamait, à l'aéroport de Tunis, «Nous sommes Arabes, Arabes, Arabes !» Je crois que c'est Ben Badis qui a trouvé la meilleure formule pour trancher sur un sujet qui continue de diviser : «Le peuple algérien est musulman et s'apparente aux Arabes.» Pour ce berbère sanhadji de Constantine, imam tolérant et moderne, arabophone de la vieille école, l'heure n'était pas à la division : renier la proximité avec les peuples arabes aurait été une inexactitude, mais affirmer catégoriquement que les Algériens sont des Arabes n'aurait pas non plus constitué une approche objective de la réalité sociologique et historique. D'ailleurs, et si l'on y regarde de plus près, on verra que les Berbères ont maîtrisé depuis longtemps la langue arabe et qu'ils ont été même à l'origine de son rayonnement en Andalousie et en Europe. Mais, nous ferons remarquer des amis berbéristes, c'était l'époque où l'arabe était une langue de savoir et de science et non l'outil de la régression et de l'obscurantisme. Reste que le sujet divise toujours. Voyageant beaucoup en Algérie, je constate que certaines populations arabophones refusent souvent d'être considérées comme des Amazighs arabisés. Ils se voient comme Arabes tout court. Vous avez beau leur expliquer que l'arrivée des armées musulmanes ne s'est pas accompagnée d'un flux migratoire important de populations arabes, comme cela s'est fait pour les Européens au XIXe siècle, ils tiennent mordicus à «leur» identité arabe. Dans un discours remarqué, le président Chadli avait trouvé cette formule proche de la réalité mais qui n'est pas la réalité : «le peuple algérien est un peuple amazigh arabisé par l'Islam». Par ailleurs, dans certaines régions qui ont su garder leur parler originel, on est peu tolérant vis-à-vis de l'arabe, considéré comme la langue des colonisateurs et l'outil d'un baâthisme qui «refuse de reconnaître la véritable identité des peuples de la région». Cette attitude – que certains considèrent comme une forme d'«extrémisme» – s'explique par le déni et la répression qui furent la seule réponse réservée par le pouvoir à cette quête d'identité. Un extrémisme en crée un autre. Une fois, dînant à Béjaïa avec des amis de la mouvance berbériste, j'avais exprimé mon désaccord avec l'un des présents qui disait sa fierté d'interdire à ses enfants «d'étudier l'arabe». Le désir d'apprendre des langues étrangères pour mieux s'armer dans les domaines scientifique et technologique est légitime, tout comme l'est la volonté de maîtriser le tamazight, mais pourquoi refuser l'arabe qui permet de communiquer avec notre environnement ? Je leur citais en exemple tous ces étrangers qui sont de plus en plus nombreux à fréquenter les cours d'arabe car cela leur ouvre les portes du travail et de l'investissement, dans une région qui compte plus de trois cents millions de consommateurs. On me répondit que mes arguments n'étaient pas faux mais que la «haine» de cette langue n'est pas un caprice : «C'est le pouvoir qui nous a rendus comme ça. S'il avait reconnu toutes les composantes de notre identité dès 1962 – voire plus tôt, sans rentrer dans les méandres de l'Histoire – et s'il avait encouragé la promotion de notre langue, nous n'en serions pas là. Il est évident qu'une langue est d'abord un moyen de communication et certains parmi nous ne nient pas à la langue arabe sa beauté et sa richesse mais que voulez-vous, ils nous ont poussés à devenir comme ça !» Un autre me disait : «Quand votre maman ne comprend pas ce qui se dit à la télévision durant des décennies parce qu'on lui parle dans une langue qu'elle ne maîtrise pas, est-ce normal ?» Alors, je me suis imaginé ma pauvre mère – arabophone –devant son poste de télé, en train de suivre l'image, sans saisir un seul mot, du commentaire d'un reportage ou des dialogues d'un film. Oui, c'est révoltant ! Mais est-ce une raison pour «boycotter» une langue et cela va parfois jusqu'à l'arabe parlé ou ce que l'on appelle le langage algérien ? Personnellement, je trouve qu'il n'est pas normal que deux Algériens dialoguent en français, non pas parce que ce sont des francophones qui maîtrisent leur sujet, mais tout simplement parce que l'un ne comprend pas le kabyle et l'autre ne veut pas parler en arabe ! Une autre fois, me trouvant à la terrasse d'un restaurant routier du célèbre boulevard de Tichy, j'avais remarqué que les jeunes serveurs se jetaient sur des quotidiens sportifs en langue arabe dès qu'ils avaient un moment de répit. «Pourquoi vous ne lisez pas les mêmes quotidiens en français. Vous savez qu'ils ont des éditions dans cette langue ? - Oui, bien sûr. Les plus âgés les achètent. Nous lisons l'arabe parce que nous sommes faibles en français. Et puis, pour le MOB, la JSMB ou la JSK, on s'en fout de la langue...» Ces jeunes ont fréquenté l'école algérienne qui forme des illettrés trilingues, mais bon, ils savent déchiffrer quelques phrases en arabe et c'est déjà ça. La question identitaire continuera d'empoisonner la vie politique et sociale tant que l'on n'aura pas tranché dans le vif, en allant au fond du problème et en dépassant les solutions provisoires et les traitements superficiels. Pour que l'arabe soit accepté partout comme une langue de communication moderne, il faut que les idiomes locaux puissent accéder réellement au statut de langues à part entière. C'est-à-dire qu'ils puissent bénéficier d'un traitement équivalent à celui réservé à l'arabe. Mais cela ne suffit pas : il faut également que les moyens de communication s'ouvrent au tamazight qui doit sortir d'un folklorisme grotesque. D'autre part, l'école a pour priorité de revoir l'enseignement de l'arabe qui doit être délesté des matières scientifiques car le plus grand scandale -qui perdure depuis des années - est de voir arriver à la Faculté de médecine des arabisants qui vont étudier en... français ! Il faut faire comme les Marocains et les Tunisiens : revenir à l'enseignement des sciences, des maths et de la physique en français. Toutes les autres matières peuvent être enseignées en arabe. La langue arabe peut être acceptée par tous si elle arrive à sortir du ghetto intégriste dans laquelle l'ont confinée des décennies de surcharge idéologique et religieuse. Langue de communication moderne et ouverte sur les valeurs universelles, permettant de parcourir les littératures et les philosophies qui ont marqué la pensée humaine au cours des siècles, oui ! Langue au service d'une vision rétrograde de la société, confinée à l'étude de l'histoire mouvementée des guerres religieuses, vantant en permanence le djihad et la haine de l'autre, non ! J'ai jeté un coup d'œil sur les programmes : on y apprend à nos enfants tout, sauf les valeurs universelles. On n'y rencontre ni Socrate, ni Montesquieu, ni Goethe, ni Dostoïevski, ni Sartre ! Pourtant, les potaches du monde entier parcourent leurs œuvres traduites dans les différentes langues. Ne laissons pas la bombe identitaire entre les mains des extrémistes. C'est une question sensible qui exige des remèdes profonds et durables : l'Algérie a existé avant l'Islam et la venue des armées arabes. Elle a une âme, des cultures, des us et coutumes, des modes de vie qui n'ont rien à voir avec ceux de l'Arabie. Les Algériens qui demandent un retour aux sources sont dans le vrai. Ceux qui veulent perpétuer le statu quo et maintenir l'invasion culturelle qui est en train de dénaturer le pays et la société sont dans le faux. Cinquante-deux années après Ben Bella, et tout en affichant mon profond respect pour ma langue maternelle, la langue arabe, qui m'enchante par sa puissance littéraire et sa grâce poétique, je peux dire, comme en écho à ces terribles mots qui engagèrent le pays dans la voie de l'assujettissement culturel : «Nous sommes amazighs, amazighs, amazighs !».