Par Nassim Abbas(*) M. Benbitour vient de publier un livre, L'Algérie de l'espoir. En ces temps de crise, un tel essai aurait été le bienvenu si le contenu tenait la promesse du titre. Dans un chapitre intitulé «Près de deux siècles de violence et de combat pour les libertés» et consacré à un rappel de l'histoire de notre pays et à une présentation du socle conceptuel à partir duquel M. Benbitour prétend fonder l'espoir en question, nous assistons – et c'est le moins qu'on puisse dire – à un récit tronqué et truffé de raccourcis et de préjugés, qui montre le peu de cas que fait M. Benbitour des sacrifices consentis par une partie de l'élite nationale, avant et pendant la guerre de Libération et durant de nombreuses années après l'indépendance. Ainsi, parlant des années 1930, M. Benbitour croit faire œuvre d'historien en divisant, de manière arbitraire et simpliste, les Algériens musulmans en deux camps : le premier «ancré dans les masses populaires qui réclament l'indépendance» et le second, composé «des courants réformistes qui réclament l'émancipation du peuple algérien sous le contrôle du pouvoir colonial» (p.17). M. Benbitour ajoute, ensuite, que «les courants réformistes peuvent avoir des appréciations très éloignées sur la nation algérienne, comme en témoigne la querelle entre Ferhat Abbas et Abdelhamid Ben Badis» (p.17). Pour illustrer cette «querelle», l'auteur nous sert une phrase, sortie de son contexte, prononcée par Ferhat Abbas en 1936, «la France, c'est moi» et la réponse que Ben Badis est supposé avoir fait à cette dernière en avril de la même année. En utilisant de tels raccourcis, M. Benbitour commet, à mon sens, plusieurs fautes au double plan historique et politique. Il fait ainsi l'impasse sur le contexte particulier des années trente du siècle passé, caractérisé, comme on le sait, par la consolidation brutale ou pernicieuse du système colonial et l'exacerbation de ses méfaits, par la liquidation, pour longtemps, de la résistance nationale armée et, enfin, par le développement du processus de maturation des idées politiques au sein d'une élite musulmane encore embryonnaire. Ces idées contribueront, par la suite, à la structuration des discours produits par le mouvement national, toutes tendances confondues, et plus tard, par le Front de libération nationale. S'agissant de cette «fameuse phrase» de Ferhat Abbas, elle constitue une adresse et une réponse aux chantres de l'Algérie latine et aux ténors de la colonisation comme Louis Bertrand et Emile Morinaud. Il démontre aux apôtres de la colonisation qui prêchaient la supériorité des races et des religions que les valeurs d'égalité, de liberté et de fraternité, déclamées par la France, étaient portées par l'indigène. Dans cette déclaration, Ferhat Abbas revendique l'égalité des droits pour les Algériens musulmans et le respect de la personnalité musulmane, revendications qu'il défendra au Congrès musulman à sa création le 7 juin 1936, et ce, dans une conjoncture internationale marquée par la montée du fascisme en Europe et l'avènement du Front populaire en France. Quant à la «réponse» d'Abdelhamid Ben Badis, il convient de souligner qu'elle visait les tenants de l'assimilation/naturalisation auxquels Ferhat Abbas était complètement étranger, comme le montrent nombre de ses écrits. De plus, les deux hommes avaient des positions très proches sur la question coloniale et menaient un combat commun contre le colonat et le code honni de l'indigénat. J'ajouterai, en ce qui concerne le parti auquel appartenait, en ce temps, Ferhat Abbas, que «pour le pouvoir de l'époque, la Fédération des Elus, présidée par le Dr Benjelloun, fut le principal ennemi du système colonial de 1933 à 1939» (Julien Fromage, historien), que l'UDMA qu'il présida fut, politiquement et idéologiquement, le mouvement le plus proche des Oulémas et que «Ferhat Abbas est ami de Ben Badis et le comprend» (Benjamin Stora et Zakia Daoud, in Ferhat Abbas, une utopie algérienne). Dans le même ordre d'idées, et dans l'éditorial du 8 avril 1948 du journal la République algérienne, Ferhat Abbas écrit : «Le régime colonial sera vaincu. Il est né dans le sang de la multitude de nos fellahs, il finira sans doute dans le sang de ces innocents. Il finira de toute manière. Il mourra parce qu'il porte dans son sein les germes de sa propre destruction.» Leila Benmansour note, à ce propos, que Ferhat Abbas parle déjà de révolution (in Ferhat Abbas, l'injustice). S'agissant de la nation, Ferhat Abbas écrit dans le journal L'égalité du 29-11-1946 : «La nation algérienne naîtra avec ou sans la France, avec elle ou pour elle et contre elle. Pour qui connaît l'histoire de l'Afrique du Nord, ce dilemme a la valeur d'un impératif catégorique. Que chaque Algérien le médite.» Le Manifeste, rédigé par Ferhat Abbas, précise la pensée politique de ce dernier et préconise de «rendre familière l'idée d'une nation algérienne et désirable la constitution en Algérie d'une République autonome fédérée à une République française rénovée, anticolonialiste et anti-impérialiste». De plus, dans l'appel qu'il a lancé au peuple algérien en 1948 en faveur de la République algérienne, Ferhat Abbas écrit que, «de toute manière, elle sera proclamée parce que l'Etat algérien est la formule de l'avenir, [et qu'] aucune puissance au monde ne peut arrêter la marche du progrès et entraver le cours normal de l'histoire». Par ailleurs, je me pose la question de savoir pourquoi M. Benbitour cite Ferhat Abbas à ce moment précis de notre histoire – où il ne le fait pas apparaître sciemment à son désavantage – et pas à un autre ? Pourquoi avoir fait une halte à ce moment précis de l'histoire du mouvement national et tenté de jeter l'opprobre sur un patriote irréprochable en le faisant exister, de manière arbitraire et problématique, uniquement dans ce segment de la longue et douloureuse histoire d'un peuple stoïque et généreux ? Notons également que, bien que la carrière politique de Ferhat Abbas connût par la suite le destin que l'on sait – durant la guerre de Libération nationale et bien après l'avènement de notre indépendance –, nous ne trouvons nul trace de cet homme politique, ni de ses idées, dans le texte peu convaincant que M. Benbitour adresse à ses lecteurs. En outre, l'ancien chef du gouvernement, se voulant candidat potentiel à un destin national, veut nous convaincre qu'il œuvre à l'avènement d'une «Algérie de l'espoir» et des libertés tout en biffant d'un trait de mépris surprenant le combat pour la liberté et les libertés que menèrent tant de braves et de justes et tant de figures fraternelles du mouvement national, de la guerre de Libération nationale et de l'Algérie indépendante. Ils s'appelaient Abane Ramdane, Larbi Ben M'hidi, Lotfi, Khider, Ali et Ahmed Boumendjel, Ahmed Francis, Djemam, Hakimi, Benyoucef Benkhada, Saad Dahleb, Hocine Lahouel , Larbi Bouhali, Bachir Hadj Ali ,Cheikh El Ibrahimi, Cheikh Kheirredine, Henri Alleg et tant d'autres... Et leur destin fut de servir avec honneur et abnégation leur pays et leur peuple. Et dans la mesure où, dans le contexte de crise actuel, se trouve posée la question cruciale de l'Etat national, des modalités de sa construction et de son devenir, M. Benbitour aurait été bien inspiré de donner la parole à Mohamed Boudiaf, à Hocine Aït Ahmed et à des acteurs politiques contemporains qui ont une vision différente de l'avenir de ce pays et de ce peuple. M. Benbitour manque de lucidité, reste superficiel et ne fait donc aucunement œuvre utile. Sa vision sectaire de l'histoire et de la vie politique nationales l'amène à faire sien le parti pris de certains historiens et de partisans d'un système politique qu'il dit dans l'impasse et qu'il prétend changer en profondeur tout en puisant dans la matrice idéologique de l'«autocratisme». Aussi, l'invitons-nous à méditer ces mots puisés dans une lettre que le grand Abane Ramdane a adressée le 3 avril 1956 à certaines personnalités de la Révolution algérienne : «(...) il n'y a chez nous aucune animosité à votre égard, mais il faut que vous sachiez que nous avons rompu définitivement avec l'esprit PPA et MTLD (....)» (rapporté par Khalfa Mammeri dans son livre Documents et vérités). Une telle posture a été noblement défendue par l'illustre Aït Ahmed pour qui «la guerre de Libération n'est en aucune façon réductible à un appareil, à un parti, encore moins à un homme, un complot, où une coterie, quels que soient par ailleurs les rôles des uns et des autres assumés dans des périodes et des étapes données».Regretter donc qu'une personnalité porteuse d'un projet national se fourvoie de la sorte, c'est peu dire. M. Benbitour déçoit certainement les femmes et les hommes auxquels il s'adresse et il n'est pas sûr que son texte présente un quelconque intérêt pour eux et contribue réellement à la compréhension de son programme. Pas plus d'ailleurs qu'il n'apporte un quelconque espoir à une jeunesse déphasée qui a autant besoin d'une lecture objective et sereine de l'histoire de ses aînés que de perspectives d'épanouissement réelles dans une Algérie de l'espoir véritable, de la vérité et de l'unité. Pour clore ce regrettable chapitre, un dernier mot sur l'homme du Manifeste : «Ferhat Abbas est une des expressions de l'homme algérien, héritier des lumières, des soldats de l'an II, de Victor Hugo, comme de la renaissance du monde arabe. ‘‘Réconciliation et Islam'' furent les mots de la fin de ce républicain musulman.» (Jean Lacouture, journaliste/reporter anticolonialiste). N. A.