Youcef Merahi [email protected] Comme du chiendent, la poésie – corollaire d'une démesure assumée – s'accroche à la moindre parcelle de territoire encore propice à la conquête de la muse, afin de se libérer de cette suffocation intimiste. Comme le rocher de Sisyphe, la poésie gravit les montagnes altières de l'écriture, puis dégringole sous le poids de son inertie. Mais le poète n'en a cure : il informe de sa disponibilité inconstante de tailler le poème d'une réalité qu'il juge pauvre, afin de se satisfaire et de s'élever vers le firmament de son odyssée intérieure. Car la poésie est intériorité, avant tout. Elle s'écrit dans un recoin obscur, quêtant une once de lumière. Si elle arrive à toucher l'Autre, un lecteur intéressé, c'est tant mieux ; sinon, le poète hiberne dans ses pensées, jusqu'à la prochaine éruption. Ces derniers jours, j'ai mis de côté la lecture de romans, cette écriture de la préméditation, pour aller vers la poésie, écriture de l'intime, du suggestif et du renoncement. Le thème primordial reste l'amour : les poètes l'ont cerné, disséqué, embelli, arrondi, inverti, discuté, sublimé, maudit, jusqu'à la rupture des nerfs et la démolition de la mémoire. La poésie algérienne, celle d'avant, celle d'aujourd'hui, ne fait pas elle aussi d'incartade à cette référence mondiale. Parfois, l'amour est vrai, parfois inventé, souvent il s'agit d'amour/absence. Comme pour se donner une contenance. Parfois, des prénoms ornent le poème. Comme pour marquer la sublimation de la rencontre amoureuse. L'histoire regorge de ces exemples. «L'amour ne meurt pas/Il se contente de partir/Il se contente de se cacher/Dans un passé plus clément/Dans un avenir à réinventer/Dans un immense inconscient/Où la beauté est exquise/Où la vérité est absolue/Où les sentiments sont sincères et spontanés», s'écrie Mohand Cherif Zirem dans une plaquette de poésie au titre éloquent, L'amour ne meurt pas, édition Lumières libres. Amziane Lounès, un poète bilingue, prolifique, répond à ce souci existentiel dans son recueil Nuits de jeunesse : «Chante-moi aussi l'amour/A mon cœur rappelle le jour/Où il s'éprit avec passion/Il rêvait d'une belle fleur/Le feu dont il subit l'ardeur/Me toucha à l'occasion/Dans ma voie je suis éperdu/Tout repère me serait perdu/Si je lui cède la décision/Chante la beauté des filles/Gracieuses, douces et gentilles/Et dont le charme attendrit/Avec bracelets aux bouts des manches/Et la foudha serrant les hanches/Elles ressemblent aux perdrix». Puis le poète s'interroge sur l'acte d'écrire, en lui-même. Car il fonce dans le tas pour démonter le poème, en premier lieu. Pour ensuite renoncer un moment, car déçu par l'accueil de l'Autre (La poésie ne fait plus recette). Mais le poète ne démissionne jamais. Il considère le mot au-delà de la magie, au-delà de l'humain, au-delà de la rétention. Quand le poète habite le mirage, il cherche refuge dans le mot-habitus. Il porte le mot comme une tenue de combat. Il cultive l'illusion de la panacée du fait d'un poème engagé, amoureux, illusoire et/ou impertinent. Ferhat Ouaza tente «d'écrire avec les maux» : «Ce soir je cueille les mots enfumés/Dans l'encre cendreuse d'un brasier/Les larmes sur le bûcher égouttées/Se collent au vent par mon ire soufflés». Ainsi, les vagues du silence (titre de son recueil) reprennent le chemin de la tempête intérieure, pour que le poète puisse assumer son insurrection scripturale. Quant à Mohand Cherif Zirem, plus fragile me semble-t-il, il tente de récuser les malheurs par, justement, le poème. La plume (le stylo, plus prosaïquement) demeure l'esquif qui affronte les plis démontés de la vie. Laissons dire le poète : «Ma plume fragile/ S'invente un chemin/Loin des cieux brumeux/Loin des torrents dévastateurs/Loin des pluies volcaniques/Loin des sentiers amnésiques/je tente de noircir ces papiers sourds/De créer des voix multicolores/Tantôt les tourments me guident...» Le poète, ici, avoue donner une teinte magique aux mots. C'est juste pour créer l'illusion d'un monde idéal, qui n'existe en fait que dans le rêve fou du poète. C'est là toute la dichotomie d'un discours poétique porté par un être habité et la réalité ambiante qui cultive l'indifférence face à ces jets désespérés de l'homme en partance. Abderrahmane Zakad, lui, dans son recueil, Un chat est un chat, édition Marsa, il questionne le temps et sa justification pour une redéfinition d'une mémoire nationale à remettre dans le droit chemin de la vérité. Le poète, ici, ne s'embarrasse pas de fioritures poétiques ; il va droit au but, comme un poème à bout portant. Il s'efforce de laisser aux mots la force de leur sens, sans avoir à les travestir ni dans le moule de la rime, ni dans l'envolée lyrique de la construction du poème. Laissons dire Zakad : «Lorsque les mots perdent leur sens/S'évaporent ou se crispent/Lorsque la langue se suicide/A vouloir parler cru/Lorsque la raison s'emballe/Cultivant haine et cris/L'homme alors s'affale/Sur des illusions brisées.» Voilà le constat d'un homme mûr, aguerri par la vie. Mohand Chérif Zirem lance une «requête», comme s'il s'agissait d'une bouteille jetée à la mer. Je ne distingue pas s'il s'adresse à la femme aimée ou à la poésie. A moins que les deux se confondent dans le vertige salvateur du poème. Mais pourquoi chercher, à tout prix, l'anéantissement ? N'y a-t-il pas exagération de sa part ? Et si la poésie était tout simplement un moment d'exagération ? Ecoutons le poète : «Ecouter ton corps/Lorsqu'il est en silence/Lire tes mots/Lorsqu'il n'y aura plus de pages/Savourer ton sourire/Lorsque tu seras taciturne/Puis tenter de mourir dans tes bras.» La poésie semble se conjuguer au futur antérieur, pour une généalogie du passé. Les lecteurs la tiennent en respect. Et les éditeurs sourient quand on leur propose, à l'édition, un ensemble de poèmes. Pris entre deux feux, le poète verse davantage dans l'incomplétude d'un acte désormais solitaire. Je reste, quant à moi, admiratif de ces poètes au long cours, qui refusent d'abdiquer devant le jugement de l'Autre.