Malgré cette image de premier de la classe, Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, nous ramène, à chacune de ses déclarations publiques, à une évidence : il est bien l'enfant terrible de l'opposition. Le Soir d'Algérie : L'Algérie semble entrer dans une nouvelle phase politique. Les changements au sein du pouvoir et la crise économique sont en train de déterminer son évolution. Avant de revenir plus longuement sur l'aspect économique, comment appréciez-vous le départ du général Mediène du DRS et son impact sur la situation du pays ? Soufiane Djilali : En réagissant à cet événement dans la presse, j'avais émis deux hypothèses : soit il y a eu un deal entre les principaux centres de décision du pays avec une feuille de route qui se déploiera dans les semaines à venir, soit, au contraire, il y a eu un basculement du rapport de force en faveur du clan présidentiel. Dans le cas du deal, d'ailleurs traditionnel au régime algérien, il viendrait mettre un terme à un rapport de force interne avec une répartition probable des rôles à venir et une sécurisation de chacun. Bien sûr, les cartes seront distribuées de nouveau selon un schéma à venir. Ainsi, la restructuration du DRS s'intégrerait, dans ce cas, dans un plan plus général qui aboutirait au final à un retrait de la vie politique du président de la République. Dans le cas où il s'agirait du résultat d'un bras de fer, mené par le clan présidentiel, ce que laisse supposer l'arrestation du général Hassen et la volonté de certains médias de présenter le départ du chef du DRS comme un «limogeage», alors il faudrait s'attendre à des soubresauts. On ne peut pas impunément briser un équilibre des forces à ce niveau du pouvoir sans attenter à la cohésion du système lui-même. Mais en pratique, quels scénarios pourrions-nous voir ? Les scénarios probables découleront de la dynamique en cours. Un scénario favorable serait le départ rapide du président de la République par le biais d'une présidentielle anticipée ou à tout le moins par une transition négociée. Cela suppose le «deal» comme mode opératoire. En dehors de cela, j'ai bien peur que l'Algérie ne s'oriente vers un moment fatidique, une rupture fondamentale qui risque de tout remettre en cause. Tout le monde maintenant perçoit le désordre généralisé dans lequel nous vivons. Ce désordre a un générateur : un Etat de non-droit dirigé par un despote non éclairé. Après avoir appliqué, durant 15 ans, un projet de destruction de société, le voilà aujourd'hui entraînant le pays avec lui dans les ruines insondables de l'âme tourmentée. Vous êtes dur avec le Président Bouteflika. Probablement, parce que j'ai mal à mon pays. J'ai honte de voir ce que lui et le système qui l'a ramené et soutenu durant tous ses mandats ont fait de notre Algérie qui était pourtant promise à un autre destin, bien plus honorable. C'est d'ailleurs ici l'occasion de vous dire, si je critique autant M. Bouteflika, c'est aussi parce qu'il incarne le système lui-même. Et le système, comme chacun le sait, se compose depuis toujours de différents centres de décision qui s'équilibrent au sein de la présidence. D'ailleurs, le différend avec le DRS est en réalité purement formel. Cela touche, évidemment, quelques hauts responsables mais ne change pas la réalité du régime. Je n'ai aucun doute qu'il y a partout des patriotes intègres et sincères qui ont loyalement servi leur pays. De hauts gradés et de hauts fonctionnaires ont gardé une réputation personnelle intacte. Mais cela n'exonère pas l'armée, tous décideurs confondus, des erreurs politiques commises dont la plus évidente est la remise des clefs de la République au Président actuel. Que fait l'opposition dans cette situation ? Qu'a-t-elle fait pour changer fondamentalement les choses ? L'opposition a été pendant longtemps malmenée et affaiblie. Le trafic des urnes à répétition, l'infiltration des partis, les manipulations incessantes, la distribution de la rente, le jeu institutionnel totalement dévoyé... Tout cela et tout le reste encore avait fait que les Algériens ne croyaient plus du tout à l'action politique. Cependant, malgré la malfaisance de cette politique de la terre brûlée menée par le pouvoir, la société algérienne est arrivée à sécréter, petit à petit, ses propres mécanismes de préservation de ses libertés. L'opposition a fini par dépasser ses peurs subjectives et à se retrouver sur un minimum consensuel : la plateforme de Zéralda. Pour la première fois, elle a défini un cadre général de son action collective. Elle a donné un contenu au concept d'opposition. Elle ne s'est pas arrêtée là. Elle s'est organisée au sein d'une instance consultative (Icso) et prend, depuis, des positions en commun, au-delà de toutes les différences idéologiques. C'est cela qui inquiète fortement le pouvoir. Il est vrai que des efforts ont été faits par l'opposition, mais que devient la CNLTD ? La CNLTD est toujours là. C'est à elle que revient le mérite de cette action collective. La CNLTD a été d'un apport inestimable non seulement pour l'opposition mais aussi pour le pays. Elle a mis les jalons d'une nouvelle mentalité politique. Elle a su se transcender et proposer quelque chose de nouveau sur la scène politique. Maintenant, il ne faut pas dormir sur ses lauriers. Il faut, de mon point de vue, que les membres de la CNLTD s'adaptent aux évolutions du terrain. Des événements se succèdent, des échéances s'approchent, et la scène politique se transforme. Lors d'une précédente réunion de l'Icso, et au nom de Jil Jadid, j'avais proposé l'élargissement de cette instance à d'autres acteurs et la mise en place d'objectifs stratégiques : refuser un dialogue individualisé avec le pouvoir et opter pour une solidarité collective sur la question des élections. L'arrière-fond de l'idée est que l'opposition soit capable, unanimement, de refuser de participer à des élections s'il n'y avait pas de commission indépendante, de garanties sérieuses quant à un scrutin loyal. Certains partenaires ont estimé que ces deux conditions étaient trop difficiles à concrétiser. Laissons mûrir les choses, nous trouverons probablement un terrain d'entente dans un proche avenir. Au sein de la CNLTD, certains s'engagent sur des actions de terrain. Ne pensez-vous pas que c'est de là que pourrait venir une solution pour l'opposition ? La rue pourrait faire changer le rapport de force ? La rue signifie l'implication des citoyens. Cela est légitime, sain et porteur dans certaines conditions. Je vous rappelle que Jil Jadid était le seul parti à avoir soutenu les manifestations qu'avait organisées le collectif Barakat et auxquelles j'ai pris part personnellement. Vous vous rappelez que j'ai été à Ghardaïa, dès le début des affrontements. J'ai également participé, par deux fois, aux manifestations à In Salah. Sans compter les multiples sorties sur le terrain soit seul, soit avec mes partenaires de la CNLTD sur Alger et ailleurs. A chaque fois, il s'agissait d'une manifestation de citoyens qui avaient un objectif politique : le non au 4e mandat, le refus de l'exploitation des gaz de schiste ou pour dénoncer l'administration dans son refus d'autoriser les partis à se réunir. Aujourd'hui, considérant la dégradation générale de l'état du pays, la montée de la misère, l'inflation, le coût de la vie et surtout l'instabilité institutionnelle, les risques de dérapages lourds sont là. Je le dis humblement et honnêtement : je n'ai pas les moyens de contrôler la rue et je ne veux pas assumer un quelconque dérapage. Je ne me sens pas le droit de pousser quiconque vers un affrontement violent. Vu l'exaspération générale, des jeunes peuvent aller à l'émeute, sans comprendre les enjeux. Peut-être même seront-ils téléguidés. Je veux des actions de rue avec des citoyens qui ont un objectif politique mais pas mettre le feu aux poudres au sein d'une population désemparée, désorganisée et parfois encline à la violence. Et au final, si cela advenait, qui tirerait les marrons du feu ? La politique est l'art du possible. Malgré tout, le pays avance. Il faut de la pression, parfois de la tension, mais toujours savoir raison garder. Le régime est en phase terminale. Il faut aider le système à s'en aller, ou du moins à se transformer et à évoluer dans le bon sens, dans la sérénité pas dans un affrontement qui risque de devenir violent. Qu'avez-vous alors à proposer en tant qu'opposition ? Je pense qu'au travers l'action de la CNLTD et de l'Icso, une réalité nouvelle a commencé à s'imposer : le pouvoir n'est plus le seul acteur politique. L'opposition est désormais là, elle aussi. Cela est un grand acquis. Mais je m'attends aussi à ce que les partis politiques affinent leur projection et confluent vers des alliances autour de programmes et de projets de société. Ce n'est pas le cas avec la CNLTD ? La CNLTD n'a jamais été une alliance au sens classique : nous n'avons pas, entre nous, le même projet de société et nous n'avons pas constitué une alliance électorale. C'est d'ailleurs son originalité et sa force. Nous avons tous eu à mettre de côté la dimension partisane et nous avons travaillé en commun pour des objectifs clairs et précis : défendre l'Etat de droit et la démocratie à travers la défense des libertés et l'idée d'une transition démocratique. Au-delà, chacun dispose de sa liberté d'action. L'opposition doit avoir de plus grandes ambitions encore. Jil Jadid est en contact avec d'autres partenaires politiques pour réfléchir à un programme commun et éventuellement à une véritable alliance à terme. Je suis convaincu que la prochaine étape sera celle de la décantation en fonction des projets de société. Cependant, l'action commune à toute l'opposition doit être maintenue et renforcée. Personne ne pourra rien faire dans son petit coin idéologique ou partisan. Parlons d'économie. Le gouvernement a lancé une série d'actions pour contenir les effets de la chute des prix du pétrole. Quelle est votre lecture ? Permettez-moi de vous dire que ce gouvernement fait du grand n'importe quoi. Il n'est bien sûr pas le seul responsable. A ce sujet, je n'en reviens toujours pas des propos de M. Ouyahia qui estime n'être responsable en rien du naufrage économique du pays. Je le vois encore, à la télévision, annonçant les victoires et les succès durant ses règnes longs et répétitifs à la tête de l'exécutif. Il a fait, en vérité, tout faux. Il a miné la politique économique avec des mesures absurdes qui ont coûté des fortunes au pays. Mais il s'en lave les mains. Il n'assume rien. Le système politique est tel, qu'en réalité chacun va renvoyer la responsabilité soit sur le prédécesseur, soit sur le subordonné. Bien sûr, personne ne remettra en cause le programme unique, sublime et hors normes de «fakhamatouhou», jusqu'au moment où il sera détrôné ! Alors on lui imputera tous les déboires et toutes les turpitudes. Grandeur puis... décadence du prince ! Monsieur Sellal, quant à lui, a distribué l'argent à la criée avant le 4e mandat. L'argent coulait à flots. Maintenant, il veut réduire même les notes de téléphone des administrations. Il les instruit d'arrêter tous les chantiers qui sont à moins de 50% de réalisation. C'est tout simplement du sabotage. A-t-il idée de l'ampleur des dégâts qu'il va causer tant pour les projets eux-mêmes qui seront abandonnés aux intempéries mais aussi au tissu social ? Il semblerait que le gouvernement s'apprête à renvoyer chez eux 40 000 Chinois qui étaient là sur les chantiers. Tout cela signifie une panique générale. Comparons le Sellal de 2014 et celui de 2015 : effarant et pathétique à la fois ! Que faut-il faire d'après vous, avez-vous des propositions ou simplement des critiques ? Il faut réagir maintenant très vite : débureaucratiser au plus vite avec des mesures draconiennes contre les corrompus tapis dans toutes les administrations qui gèrent l'économie. Il faut immédiatement libérer l'acte d'investir. Pour relancer l'industrie, il faut baisser drastiquement l'IBS des producteurs à 15% par exemple, faire un échéancier progressif pour tout nouvel investissement (0% première année, puis 5% de plus par an sur trois ans), il faut exonérer d'impôts les bénéfices réinvestis, ne garder la règle 51/49 que pour les secteurs stratégiques, appeler les Algériens détenteurs de capitaux à l'étranger à investir directement (jusqu'ici, les bi-nationaux sont considérés comme étrangers dans le secteur économique et sont donc soumis à la règle 51/49 !). Par ailleurs, il faut relever les taxes douanières pour les produits finis. Je vais le dire sans complexe : il faut passer par une phase protectionniste. Il faut protéger les producteurs nationaux, y compris les sociétés étrangères qui s'installent ici. Il faut que coûte que coûte la machine productive se mette en route. Pour l'Ansej et la Cnac, il faut réunifier ces organismes et supprimer certaines dispositions stupides, telles que la condition de non-affiliation à la sécurité sociale pour prétendre au soutien. Il faut au contraire permettre à ceux qui travaillent et qui ont une expérience de devenir chefs d'entreprise. Quant aux jeunes et aux chômeurs, il est préférable pour eux de s'intégrer dans l'entreprise déjà fonctionnelle. Savez-vous que les jeunes n'ont pas le droit de travailler et d'être déclarés aux organismes sociaux durant la période de l'étude de leur dossier Ansej qui peut durer entre 2 et 4 ans ? Comment vivent-ils entre-temps ? Qui a fait ce genre de loi idiote ? Sur un autre plan, il faut réviser l'accord d'association avec l'UE. Nous perdons au bas mot 8 milliards de dollars annuellement. Les partenaires étrangers devraient le comprendre : soit l'Algérie se remet sur pied ou alors ils devront gérer les vagues de migrants qui passeront en Europe. Ce ne sera pas alors des dizaines de milliers comme aujourd'hui on le voit avec la crise au Proche-Orient. L'Algérie déversera 2 à 3 millions de migrants en quelques mois si le naufrage advenait. Chacun doit aujourd'hui assumer ses responsabilités ! Enfin, il faut stabiliser les lois économiques du pays. Un chef d'entreprise n'aime pas la valse des dispositions d'un pouvoir qui fonctionne aux humeurs et à l'à-peu-près ! Le gouvernement parle de révision de cet accord. Par ailleurs, il fait des efforts pour récupérer le secteur informel... C'est un pouvoir trop faible pour négocier sérieusement avec des partenaires qui s'attendent avec lui au pire. Pour l'informel, c'est la politique des gouvernements successifs qui l'ont encouragé. Des mesures de bon sens peuvent être prises pour le réintégrer dans l'activité légale. Quant à l'argent hors circuit bancaire, il faut le récupérer par des mesures simples : changer les billets ! Tous ceux qui ont amassé des fortunes non déclarées seraient obligés de passer par la banque. Mais en même temps, il faut réformer profondément le système bancaire, l'assouplir, le rendre performant, rechercher de nouvelles formules. Il faut reconsidérer la politique fiscale, amoindrir la pression tout en élargissant l'assiette par l'intégration du secteur informel dans le circuit officiel. Et au-delà de tout cela, c'est l'agriculture qui constitue le plus grand réservoir de croissance. L'Algérie est immense mais les Algériens s'entassent dans quelques grandes villes et dans d'immenses quartiers-dortoirs insalubres. Il faut réaménager le territoire, redéployer la population grâce à des incitations directes (mise à disposition de terres, soutien à la production, etc). Il faut se réapproprier notre espace. Cela offrirait aux Algériens un nouveau dessein, une envie de construire l'avenir. Il y a potentiellement 15 à 20 millions d'hectares qui pourraient s'ajouter aux 8 millions actuels dédiés à l'agriculture. Les bras sont disponibles, les technologies aussi. Le gouvernement voulait investir dans les gaz de schiste pour justement dégager les moyens financiers et relancer la croissance... C'est encore une de ces blagues de mauvais goût. Le gouvernement voulait investir 70 milliards de dollars. En fait, c'était probablement le coût du 4e mandat. Mais avec la chute des prix du pétrole, l'exploitation du schiste est tout simplement impossible. Actuellement, nous assistons au reflux des investissements dans ce secteur dans le monde. Aux Etats-Unis, les faillites se sont multipliées. Le pétrole et les gaz de schiste ont eu 7 ans d'expansion et auront 7 ans de déclin. Puis la parenthèse sera fermée sur cette source d'énergie. La chute des prix du pétrole est en fait pour nous, une bénédiction. Elle a évité à l'Algérie une hémorragie dans l'investissement dans un secteur non rentable et gravement polluant. Un désastre nous a été évité. Les habitants de In Salah qui imploraient Dieu pour les protéger ont été entendus ! En définitive, vous défendez un peu le programme du FCE ? Il est probable que certaines recommandations puissent se recouper. Mais soyons sérieux, le FCE ne défend que les propres intérêts de ses adhérents. Regardez, il s'est formé une caste incroyable, qui s'est approprié le pays. Ali Haddad, venu du néant, se propose même d'aider l'armée !!! Est-il devenu l'Etat lui-même ? Avez-vous remarqué comment il prononce «pays» ? Il dit : «pillé». A mon avis, inconsciemment, il a confondu l'Algérie avec un territoire à piller ! Il n'est pas le seul. La presse rapporte quotidiennement le cas de ces responsables sans scrupules qui se sont gavés de contrats de gré à gré et de commissions occultes. Parfois, officiellement, ils ne sont que de simples fonctionnaires mais ils arrivent à aligner, eux et leur progéniture, des dizaines de millions de dollars dans l'achat d'actifs et autres commerces, ici et à l'étranger. Cela porte un nom : le vol généralisé. C'est cela le système Bouteflika ! Il faut impérativement arrêter avec cette gabegie. Il faut que tous ces visages s'en aillent au plus vite dans le sillage de celui qui les a ramenés. Un dernier mot ? L'Algérie est à un tournant. Soit nous tombons dans d'insensées histoires de Saïd Bouteflika comme président ou d'un quelconque avatar de la famille, soit nous passons à quelque chose de sérieux. Le pays a d'immenses potentialités. Nous avons pris trop de retard. L'Algérie de Ben Bella ou de Boumediène, cela s'explique. L'Algérie de Sellal et Saâdani n'a aucune explication rationnelle. Et encore, je ne parle même pas de l'absent ! Le pays n'a plus le choix : évoluer, changer de mentalité, créer une nouvelle dynamique de développement ou alors s'effondrer sur lui-même et imploser. Les Algériens ont payé trop cher leur indépendance pour l'aliéner avec autant de désinvolture. Le temps nous est compté. Mais nos atouts sont immenses. Aux Algériens de se déterminer !