Par Kader Bakou «Je pensais écrire du réalisme. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que j'écrivais de l'absurde. Le réalisme et l'absurdité se ressemblent tellement dans la vie des Noirs américains que personne ne peut les différencier», a déclaré, un jour, l'écrivain noir américain Chester Himes. «Vous n'avez aucune idée de ce que nous subissons quotidiennement dans la rue comme insultes et remarques déplacées et désobligeantes. Ne pas réagir, c'est humiliant et frustrant. Réagir, c'est dangereux, car les gens n'hésitent pas à agresser une femme seule», nous a confié une jeune journaliste algérienne, qui a décidé d'aller définitivement vivre en Europe. «Lors d'une interview télévisée, une journaliste québécoise m'interrogeait sur mon cheminement pour essayer de cerner le sens qu'avait pris pour moi le mot liberté alors que je venais de quitter l'Algérie pour la France en août 1994, puis pour le Québec trois ans plus tard. ‘'Alors, la liberté, comment se décline-t-elle ?'' Marcher librement dans la rue, ai-je répondu spontanément. ‘'Mais encore ?'' me demandait la jeune et ravissante blonde tout en me scrutant de ses petits yeux verts (...). Face à la banalité de mon propos, je sentais le désarroi gagner la voix de mon interlocutrice», a écrit l'écrivaine Djemila Benhabib. «Bien que j'aie étudié la physique quantique à l'université d'Oran et que j'aie jonglé avec les équations différentielles, je ne rêvais ni de danser entre les étoiles ni même de valser dans la soupe atmosphérique. Rien ne m'aurait rendu aussi heureuse que la possibilité de humer une bouffée d'air sur une terrasse, seule. Seule, sans tutelle, sans un homme. Ce bouclier que j'avais taillé sur mesure pour repousser les regards inquisiteurs des autres hommes qui me ramenaient constamment à ma condition de boule glandulaire (...) Par moments, il m'arrivait de délaisser mon ‘'protecteur'' et de n'en faire qu'à ma tête, me glissant entre les tables d'une terrasse, seule. Les remarques désobligeantes de quelques badauds, leurs regards insistants, leurs crachats, les petits cailloux qu'ils me lançaient à la sauvette à quelques rares occasions me donnaient une frousse terrible et les mains baladeuses de quelques salopards me faisaient regretter la légèreté de mon geste. Chaque fois, je me promettais de ne plus tenter le diable et chaque fois je recommençais (...) Clouée à ma chaise, j'étais tel un chat sauvage, en alerte permanente d'un éventuel assaut, somme toute, prête à parer à n'importe quelle éventualité», poursuit l'auteure de L'Automne des femmes arabes. Djemila Benhabib (ou une autre écrivaine ou journaliste algérienne) aurait pu écrire : «Je pensais écrire du réalisme. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que j'écrivais de l'absurde. Le réalisme et l'absurdité se ressemblent tellement dans la vie de la femme algérienne que personne ne peut les différencier.» K. B.