Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah Eric Geoffroy est islamologue, spécialiste du soufisme internationalement reconnu. Au Seuil, il a publié notamment : Le soufisme, voie intérieure de l'islam (Le Seuil, «Points sagesses», 2009), L'islam sera spirituel ou ne sera plus (2009), La sagesse des maîtres soufis (Grasset, 1998). Et, plus récemment, Un éblouissement sans fin, La poésie dans le soufisme, préfacé par le cheikh Khaled Bentounès (avec une couverture de Hamid Tibouchi). Ce dernier ne tarit pas d'éloge envers l'auteur de Un éblouissement sans fin dont il accueille l'ouvrage «avec une grande joie et une profonde gratitude». «Un livre-évènement». La préface de cheikh Khaled Bentounès dans l'optique démystificatrice qui est la sienne s'inscrit en faux contre cette vision qui fait que «certains musulmans pensent que la poésie, la musique et la danse sont illicites en islam — les médias occidentaux s'en font l'écho». A cet égard, le préfacier rappelle le verset coranique qui stipule : «Récite le Coran avec élégance et mesure [tartil]», pratiqué dès l'aube de l'islam pour répondre à cette injonction coranique. Et de rappeler également que lors de l'Hégire, «le Prophète a été accueilli par tous les Médinois chantant le célèbre Tala'al-badr‘alaynà». Ainsi, Cheikh Khaled Bentounès indique que la voie ‘Alâwiyya permet en fait, dans le cadre d'une «audition spirituelle (samâ), de s'extraire du lahw, entendre distraction. Poésie et soufisme entretiennent une relation commune à l'indicible et à l'inspiration fulgurante. Ils concourent à la saisie des réalités spirituelles que la raison ordinaire ne peut appréhender, nous dit l'islamologue Eric Geoffroy. Il a bien voulu nous accorder cet entretien dans une entière franchise, loin des stéréotypes, en usage fréquent en Occident, à tout ce qui se rapporte à l'islam et aux défis que les exigences de la modernité auxquels il est instamment confronté. Le Soir d'Algérie : Eric Geoffroy, vous êtes un islamologue reconnu et vos nombreux travaux et ouvrages sont éloquents à cet égard. Mais permettez-moi de commencer cet entretien en revenant sur la définition et la qualification du titre «islamologue». Le mot a connu une vraie fortune médiatique eu égard au regain d'intérêt des publics les plus larges à tout ce qui touche ou connote le terme islam. Parfois certains experts en islamologie font preuve d'une connaissance qui rajoute de la confusion quand on présente, par exemple, le cousin du Prophète de l'islam comme son fils ? Qu'en pensez-vous personnellement ? Eric Geoffroy : De fait, le terme «islamologue» est très flou, mais il a au moins le mérite de contenir le terme islam ; auparavant, on utilisait le terme «orientaliste», avec sa connotation impérialiste, voire colonialiste, comme l'a bien démontré Edward Saïd... Cependant, ce terme «islamologue» est employé à tort et à travers dans les médias occidentaux. En effet, des chercheurs travaillant sur la politologie de l'islam, l'anthropologie de l'islam, la sociologie de l'islam... se disent islamologues, alors qu'ils ne connaissent parfois même pas les fondamentaux de cette religion, ni la langue arabe qui la porte, et n'ont donc jamais lu les ouvrages indispensables du patrimoine islamique. L'Unesco vient de rendre hommage en cette fin septembre à la pensée, l'œuvre et l'héritage du cheikh al-‘Alâwî (1869-1934). Et au sommaire, il y avait pas moins d'une quarantaine d'interventions pour s'interroger sur le recours au soufisme dans la réforme et la revivification d'un islam propice au vivre-ensemble... Comment expliquez-vous cet intérêt, vous qui êtes l'auteur d'un remarquable ouvrage récent sur la sujet : Un éblouissement sans fin — La poésie dans le soufisme (Le Seuil, 2014) ? Est-ce soudain ou l'aboutissement d'un travail en profondeur ? A mon avis, et je ne suis pas le seul à le partager, la seule réponse au nihilisme contemporain (et je mets dedans aussi bien le consumérisme de type occidental que le djihadisme type Daesh !) est la spiritualité. Elle seule en effet propose une solution «verticale», et nous savons bien que tous les paramètres «horizontaux» (en physique, biochimie, écologie, etc.) sont dans le rouge en ce qui concerne l'humanité et sa vie sur terre. Cet intérêt, voire cet engouement intéresse-t-il en grande partie seulement les élites ou a-t-il un ancrage plus profond dans les sociétés du monde arabo-musulman ? Dans le cadre actuel de la mondialisation, cet intérêt, cette prise de conscience, devient largement partagé en pays musulmans comme en dehors. En Occident, l'islam et le soufisme ont des rôles et des images différenciées, parfois contradictoires, mais il s'y passe beaucoup de choses. Par exemple, nous travaillons sur un projet de fondation, à l'échelle principalement européenne, qui permettrait de diffuser de manière plus large que dans les confréries la sagesse universelle du soufisme. Donc cet ancrage dépasse maintenant largement les élites traditionnelles. Comment se manifeste-t-il alors que pendant longtemps le soufisme devait vivre à la marge d'un islam officiel hégémonique ? Vous savez, contrairement à ce que beaucoup de musulmans ou de non-musulmans croient, le soufisme, au moins depuis Ghazâlî (m. 1111), a été très amplement intégré à la culture islamique globale. La plupart des oulémas étaient rattachés de près ou de loin au soufisme. Ce n'est qu'au XXe siècle, sous les coups de boutoir d'un certain réformisme, qu'on a voulu à juste titre lutter contre l'indolence des populations musulmanes, notamment face au colonialisme occidental. Et il est vrai qu'un certain confrérisme s'était enfoncé dans la religiosité populaire. Faut-il penser que le soufisme passe par l'existence de tarikas et zaouïas comme lieux par excellence de la diffusion de la pratique spiritualiste, pour ainsi dire ? Je pense que nous sommes en train de vivre la fin, précisément, des confréries soufies, tarîqa, zâwiya, etc. Depuis leur apparition dans le monde musulman dès la fin du XIIe siècle, celles-ci ont joué un rôle très souvent positif et salvateur pour les sociétés musulmanes. Mais les temps changent et l'énergie, la sagesse du soufisme ont besoin d'être diffusées plus largement dans le monde, alors que les confréries les privatisent parfois ! Les zaouïas durant les conquêtes coloniales, la colonisation et l'imposition de mandats coloniaux sur des pays arabo-musulmans ont eu des comportements, des réactions nuancées qui vont de la résistance spirituelle à la collaboration et la compromission ? Faut-il penser que ce jugement était exagéré, lapidaire ? Je crois sur ce point que l'idéologie du FLN, lors de l'indépendance, a trop biaisé le regard sur le rôle et le comportement des confréries durant la période coloniale. Heureusement, des recherches académiques ont déjà été produites ou sont en cours, en Algérie comme en Europe, pour nuancer le tableau. Et il en ressort que, globalement, la plupart des turuq ont été impliquées de près ou de loin dans la guerre d'indépendance. A plus large échelle, n'oublions pas que l'Emir Abdelkader était avant tout un soufi, que ce sont les grandes zâwiya du Maroc qui ont rejeté les Portugais hors de cette terre au XVe siècle, que ce sont les Sanûsis qui ont lutté contre les envahisseurs italiens, que l'islam s'est maintenu dans les ex-républiques d'Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan...) grâce aux deux confréries Qâdiriyya et Naqshbandiyya, etc. N'est-ce pas l'auteur de la Revivification de l'islam, Mohammed Iqbal, qui fustigeait dans certains de ses poèmes les soufis et les obédiences mystico-traditionnalistes, leur faisant grief de stagnation et de fatalisme face aux défis d'une modernité occidentale conquérante, impériale ? En Algérie, les ulémas, cheikh Abdelhamid Ben Badis en tête, avaient aussi disqualifié certaines pratiques superstitieuses et zaouïas ? En effet, dans son recueil de conférences intitulé «Reconstruire la pensée religieuse en islam», Iqbal se veut très moderniste. Mais comme je le rappelle dans mon ouvrage L'islam sera spirituel ou ne sera plus (Le Seuil, 2009, la traduction arabe sort bientôt au Caire), tous les grands réformistes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle sont issus de milieux soufis : Muhammad Abduh, Said Nursi, Iqbal, et même Hasan al-Bannâ, le fondateur des Frères musulmans. Tous ont le même discours : l'idéal de l'islam est la spiritualité que porte le soufisme authentique, mais nous luttons contre les déviations populaires qui se sont introduites dans certaines confréries. Iqbal a toujours été rattaché à la Qâdiriyya, et surtout il se réclame dans toute son œuvre du poète soufi Jalâl al-Dîn Rûmî (m. 1273), son maître à travers les siècles ! Et Ben Badis ne déclare-t-il pas que, lors de sa visite à la zâwiya du cheikh ‘Alâwî à Mostaganem en 1931, il apprécia les «belles voix» qui déclamèrent des poèmes d'Ibn al-Fârid et «entraînèrent les corps dans un balancement harmonieux» ? Depuis quelques années, les autorités des pays arabo-musulmans, comme c'est le cas en Algérie, ont réhabilité, voire remis à l'honneur les zaouïas et leur cèdent un espace médiatique assez consistant. Est-ce pour faire contre-poids, faire reculer le poids sans commune mesure par le passé du fondamentalisme intégriste, violent et meurtrier ? Avec quelle efficacité ? Oui, cela est frappant en Algérie : depuis la présidence de la République jusqu'aux divers ministères et universités du pays, on a misé et on mise sur le soufisme, que l'on voit comme un islam de paix et comme le seul antidote possible à la barbarie qu'a vécue l'Algérie dans les années 1990, laquelle se répand sous des formes diverses dans le monde musulman. A l'échelle de l'histoire, on remarque qu'à chaque époque de crise, les sociétés musulmanes et les ‘‘politiques'' (tel Saladin) faisaient appel à la spiritualité, au soufisme, pour redonner du sens au vécu musulman. La démarche est logique et justifiable jusqu'à un certain point : dès que l'on tombe dans l'idéologie, ou dans l'instrumentalisation de la spiritualité, il y a danger. Néanmoins, ce réflexe me paraît salutaire. Mais il doit dépasser le recours aux seules confréries, il doit entendre la quête de spiritualité de nombre de nos contemporains, en Algérie, en Europe et ailleurs. Peut-on parler d'un âge d'or d'un islam populaire qui aurait permis —jusqu'à l'irruption d'un modernisme brutal et sans frein — un vivre-ensemble dont on cherche aujourd'hui de façon savante les clés perdues ? Si l'on se veut objectif dans le regard posé sur l'histoire des sociétés musulmanes, il est clair que, comme je l'ai déjà dit plus haut, les tarîqa et les zâwiya ont joué un rôle sociétal — sans parler du spirituel — majeur. Et c'est bien ce vivre-ensemble qui a manqué aux jeunes d'alors lorsque le président algérien Boumediene a fermé ces lieux et emprisonné certains cheikhs : une génération plus tard, ces jeunes qui n'avaient pas été encadrés par la culture de paix des zâwiya se sont retrouvés dans le maquis... Je ne suis pas le seul à le dire, des amis algériens partagent également ce point de vue. Certains en Occident assimilent les confréries religieuses à des sortes de loges qui pratiquent le trafic d'influence attribué à certaines loges maçonniques en Europe. Qu'est-ce qui distingue, sépare fondamentalement ces deux «ordres» ? Dans beaucoup de pays musulmans, il y a une sorte de fantasme lié à la franc-maçonnerie. Il n'est pas de mon propos de juger cette organisation, qui présente d'ailleurs des visages très diversifiés en Occident. Ce que je puis dire c'est que globalement les turuq ne fonctionnent pas comme elle. Les confréries sont moins hiérarchisées et lorsqu'elles ont un rôle politique ou clientéliste, cela ne se pratique pas du tout comme ce qu'on suppose de la franc-maçonnerie en Europe. Sur ce point, j'aimerais ajouter qu'il est maintenant prouvé que l'Emir Abdelkader n'a jamais été réellement franc-maçon ; je renvoie sur ce point à un article que j'avais demandé à Mouloud Kebache dans le livre collectif que j'ai dirigé en 2010 : Abd el-Kader – Un spirituel dans la modernité (éd. Albouraq, Paris). N'est-ce pas que dans la recherche et la méditation mystique, soufie, la poésie joue un rôle primordial dans les rituels développés ? En effet, poésie et soufisme partagent un même rapport à l'indicible et à la fulgurance de l'inspiration. L'une et l'autre concourent à la saisie de réalités spirituelles que la raison ordinaire ne peut appréhender. Vous avez travaillé sur l'œuvre de trois maîtres soufis dont la figure centrale est le cheikh algérien Ahmed al Alaoui dont l'ordre remonte à 1914. Qu'est-ce qui vous conduit à vous pencher sur l'étude de la voie alawiya et à traduire son patrimoine poétique ? L'esprit d'ouverture de cette voie, sa disponibilité ? Tout d'abord, la personnalité spirituelle et le rayonnement initiatique du cheikh ‘Alâwî demandent à être mieux connus. C'est pour cela que l'Unesco a accueilli ce grand congrès les 28 et 29 septembre 2015, où il était question de l'enseignement spirituel, mais aussi de l'engagement moderne et visionnaire du cheikh. Comme tous les grands soufis, à vrai dire, le cheikh était totalement en phase avec son temps, voire en avance ; il était aussi un réformiste exigeant de l'islam. Son ouverture et son universalisme ont insufflé l'action de la confrérie ‘Alâwiya jusqu'à nos jours, et en particulier du cheikh actuel, Khaled Bentounès. Rappelons que la Fédération AISA, qui structure la présence de la confrérie, a été reconnue ONG à l'ONU en 2014, et qu'elle œuvre à la mise en place par l'ONU d'une «Journée mondiale du vivre-ensemble» (JMVE). La fédération travaille d'ores et déjà à l'échelle de l'humanité tout entière, et des défis planétaires qui nous attendent tous, musulmans et non-musulmans, Occidentaux, Asiatiques, Africains, tous... Le titre de l'un de vos ouvrages sonne comme un appel impératif à la communauté des croyants musulmans dans le monde : L'islam sera spirituel ou ne sera plus. Est-ce la réponse la mieux indiquée actuellement pour répondre à la dérive mortifère et guerrière dont est l'enjeu l'islam ? J'en ai déjà parlé plus haut mais, oui, d'évidence, comme je l'écrivais dans ce livre, «les formes religieuses dépourvues de souffle inspirateur sont mortifères, l'histoire ancienne et récente le montre». Le titre du livre est bien sûr inspiré de la phrase qu'aurait prononcée André Malraux dans les années 1960 ou 1970 : «Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas.» Or, il se trouve que, depuis quelques mois, des lecteurs m'écrivent pour me dire que, lorsque mon livre était paru en 2009, ils avaient trouvé que je forçais le tableau et que mon titre était provocateur. Mais, assurent-ils, ce titre s'est depuis révélé malheureusement pertinent... Le shaykh al-Azhar a d'ailleurs donné son «imprimatur», en quelque sorte son autorisation, à la publication de ce livre en langue arabe. Mais je vais finir par une note positive en citant, si vous le permettez, un passage de ce livre : «Oui, la modernité et la mondialisation conduisent à l'uniformisation des cultures pour mieux imposer leur vision mercantile du monde ; oui, elles produisent le désenchantement et font de l'homme un prédateur pour les autres règnes et pour lui-même. Mais ne peut-on y voir la trace, en ‘‘négatif'', de la sagesse ? La postmodernité cache peut-être un projet qui se présente en ces termes : ce n'est qu'après avoir perdu toute illusion quant aux idéologies, après avoir éculé tous les projets scientistes, après avoir touché le fond du manque de repères, de la confusion, que le sens, quelque visage qu'on lui donne, émergera comme une évidence.»