Une tutelle sismique ! En un peu plus d'un an, trois ministres se sont succédé à la tête de la culture. Mai 2014, un remaniement ministériel met fin à près de douze ans de règne de Khalida Toumi, porte-drapeau d'une vision hégémonique et exclusivement étatiste qui a complètement verrouillé le secteur et consacré une culture de la propagande. Sa successeur, Nadia Labidi, tentera de rompre avec le schéma habituel et amorcera un dialogue avec la communauté artistique et intellectuelle tout en promouvant un discours d'ouverture et de libéralisation. Elle ne tiendra qu'une année et la cause apparente est la violente polémique qui l'a opposée à la leader du Parti des travailleurs Louisa Hanoune qui l'accuse de trafic d'influence. La ministre annonce alors qu'elle engagera des poursuites judiciaires pour diffamation et Mme Hanoune de rétorquer qu'elle fera annuler son immunité parlementaire. L'affaire n'ira jamais jusqu'au bout puisque Mme Labidi sera remerciée en mai 2015 et remplacée par Azzedine Mihoubi, technocrate arabisant qui a déjà occupé plusieurs postes importants (ministre de la Communication, directeur général de la Radio, directeur de la Bibliothèque nationale, président du Haut-conseil de la langue arabe). Depuis son arrivée, il enchaîne les déclarations, les déplacements et un certain nombre de mesures liées directement à la crise financière et au plan d'austérité. Crise au sens grec ? Le tollé suscité par la loi de finances 2016 dans l'opinion publique et même au sein de l'hémicycle l'a fait connaître au citoyen lambda pour sa rupture inédite avec ce qui reste de «l'Etat social». Son impact sur le ministère de la Culture n'est pas moins spectaculaire : son budget a chuté de 63% comparé à l'année écoulée. Même si le nouveau ministre refuse toujours d'employer le terme d'austérité, les faits contredisent son discours rassurant : annulation ou report de plusieurs événements dont le Festival du film maghrébin d'Alger dont une note officielle envoyée à son directeur M. Karim Aït Oumeziane confirme la suppression. Or, la gestion de cette nouvelle phase demeure opaque car au même moment, on décide de ressusciter le Festival du film méditerranéen de Annaba et d'institutionnaliser les journées du film arabe primé de Constantine sans que ce dernier n'apporte le moindre enrichissement au paysage culturel algérien ou parler du fait qu'il est une espèce de copie miniaturisée du Festival du film arabe d'Oran. Quoi qu'il en soit, cette chute du budget officiel est différemment perçue par les acteurs du domaine de la culture : catastrophique pour ceux qui n'auraient sans doute jamais pu réaliser leurs projets sans les largesses du ministère, souvent conditionnés par une certaine compromission ; salutaire pour d'autres qui y voient une occasion rêvée pour ouvrir le secteur aux initiatives privées, aux associations et acteurs indépendants, ce qui ne manquera pas de rajeunir et de redonner sa vitalité à une production culturelle longtemps minée par la censure, l'autocensure, la médiocrité et le sectarisme. Capitale-fantôme Malgré un historique jonché d'échecs et de ratages en tous genres, le ministère de la Culture a très rarement essuyé un revers comparable à celui de «Constantine, capitale de la culture arabe 2015». Première anomalie : cette manifestation est passée entre les mains de trois ministres : Khalida Toumi, Nadia Labidi et Azzedine Mihoubi. Annoncé en grande pompe par la première, hérité comme un boulet par la seconde et géré en catastrophe par le dernier, l'événement aura été l'un des plus fantomatiques de l'Histoire de la culture officielle. Outre, «Tlemcen, capitale de la culture islamique en 2011», Constantine sera la ville du bis repetita d'Alger qui accueillit en 2007 la même «capitale de la culture arabe». Or, depuis l'instauration en 1996 de cette tradition par la Ligue arabe, seule l'Algérie s'est porté deux fois candidate et d'aucuns estiment qu'il s'agit là d'une décision émanant de la présidence et dont le ministère de la Culture n'est que l'exécuteur. Terne, atone et entachée de défaillances organisationnelles et de soupçons de corruption, la capitale de la culture arabe a sans doute démontré à celui qui ne voulait pas encore l'admettre que la tendance «sultanique» du pouvoir central dans la gestion du fait culturel est vouée tôt ou tard à un échec aussi tonitruant que l'est sa politique du spectacle et de la propagande. Cinéma ou le Janus algérien Comme chaque année, la production cinématographique algérienne se scinde en deux parts inégales : la machine à tourner officielle et son lot de films essentiellement consacrés à l'histoire de la guerre de libération, et les incursions de plus en plus remarquées des cinéastes indépendants. Du côté des ministères de la Culture et des Moudjahidine, la tendance 2015 est semblable à ses précédentes : un club restreint de réalisateurs fournit régulièrement des alibis passablement «artistiques» à une production étatique sans âme et sans talent. Krim Belkacem et Colonel Lotfi de Ahmed Rachedi, Opération Maillot de Okacha Touita, viennent allonger la longue liste des films démagogiques et formellement paresseux dont les budgets auraient sans doute aidé à un renouveau du cinéma algérien s'ils étaient mis entre les mains de cinéastes créatifs et modernes. Ces derniers ne manquent pas en Algérie et c'est souvent en dehors des circuits officiels qu'ils mènent leurs projets : Hassan Ferhani et Omar Belkacemi récemment primés aux Journées cinématographiques de Carthage ; la révélation Mohamed Megdoul et son court-métrage Roi rebelle présenté en septembre aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa ; Yacine Benhadj et son ovni Je suis mort, etc. Autre tendance marquante de cette année : la transformation de produits audiovisuels en œuvres de cinéma que les services du ministère ont soit financés, soit projetés en grande pompe à Alger. Il s'agit bien sûr du numéro d'avril dernier de l'émission télévisuelle «Thalassa» consacré à l'Algérie et du documentaire L'Algérie vue du ciel de Yann Arthus Bertrand. Epitaphes Toutes les disciplines ont perdu d'illustres créateurs cette année. Le cinéma et le théâtre continuent d'enterrer leurs derniers monstres sacrés : René Vautier et Fatiha Berber partis en janvier, Sid Ali Kouiret en avril, Ammar Laskri en mai, Benammar Bekhti un mois plus tard, le documentariste Malek Aït Aoudia décédé en juillet suite à un combat héroïque contre la madie. La littérature fait encore le deuil d'Assia Djebar décédée à l'âge de 78 ans en février dernier, suivie de peu par son époux le poète Malek Alloula tandis que la poésie perd Messaour Boulanouar en novembre dernier. Du côté de la scène musicale, certaines voix inoubliables de la chanson algérienne s'en vont à l'instar de Belkacem Bouteldja, père spirituel du raï moderne, qui s'éteint à l'âge de 68 ans en février dernier. Le même mois, disparaissait Boudjemaâ El Ankis, un des derniers maîtres du chaâbi, puis en octobre, le chanteur kabyle Meziane Rachid s'éteint à son tour suivi en novembre du chantre de l'andalou Sid Ahmed Serri et de Taleb Rabah en décembre. Branche musicale du FIS ! On connaît depuis longtemps le ton moralisateur et islamisé du rappeur Lotfi Double Kanon qui a toujours combiné critique du système et littérature bigote. Pour son nouveau clip intitulé Dima 3gabkoum diffusé sur Internet en début décembre, il franchit une nouvelle étape en ouvrant avec une séquence d'un récent prêche de Ali Belhadj dans sa mosquée à Kouba où il l'évoque sans le nommer comme «défenseur de la religion». Le chanteur ne semble pas peu fier d'avoir été cité en exemple par l'un des pères spirituels du terrorisme en Algérie et ça a l'air de doper son ego puisqu'il se représente, dans le clip, comme un révolutionnaire traqué par des services de police dont le chef, parlant un français de banlieue, veut sa tête à tout prix ! Ce nouvel opus réchauffe par ailleurs les ingrédients habituels du rap façon LDK : rythme accéléré, paroles trash, renvois incessants à l'actualité politique, jargon religieux en guise d'argumentation suprême et quelques jérémiades de circonstance sur la souffrance des jeunes. Banal en somme si ce n'est cette apologie à peine voilée d'un des personnages les plus sinistres de l'Histoire contemporaine algérienne et tant pis si le rappeur n'a pas remarqué le dédain avec lequel Ali Benhadj (qui est à la musique ce qu'était Torquemada aux livres) a évoqué son cas : «Même un artiste a défendu les valeurs islamiques» !