Par Arezki Metref [email protected] Il y a une année, le 17 février 2015, Malek Alloula nous faisait l'impardonnable surprise de s'éclipser. Subitement. Sans crier gare. Comme il a vécu. Avec lui, la chronique people n'a rien à gratter. Aucune place pour les apparences, les postures, le cirque médiatique. La discrétion faisait de lui l'un de ces êtres essentiels sur lesquels aucune futilité n'avait prise. Même dans sa présence à l'autre, on sentait cette retenue presque timide, celle d'une sentinelle veillant sur un univers dans une autre dimension. Avec lui, bien qu'il n'en parlât pas – peut-être est-il primordial de ne pas en parler- on comprenait qu'être poète ne consiste pas uniquement à ciseler de beaux vers. C'est aussi et surtout habiter un autre monde avec ses codes et ses tourments auxquels s'ajoute celui de devoir se farcir un quotidien par trop prosaïque. A la différence de certains de ces poètes qui se glorifient de l'onction qu'est censé leur valoir cet état vécu comme une élévation, Malek Alloula vivait sa singularité comme une clandestinité qui le plaçait au même niveau que tout un chacun. Il ne donnait pas l'impression d'avoir un plus par rapport à vous et moi. Pour être sincère, il m'est arrivé de vouloir échanger avec lui sur la poésie. En vain. Comme si en parler entre deux sujets quelconques allait profaner cette quête essentielle. La seule fois où son actualité éditoriale, à la faveur de la sortie de son ouvrage Le Cri de Tarzan, la nuit, dans un village oranais (2008), avait dicté que je lui fasse une interview, il avait exigé de répondre par écrit, comme s'il ne faisait pas confiance à la volatilité de la parole susceptible de trahir la patience, la durée, la réflexion, la densité qui sont l'apanage de la poésie. Avec lui, on réussissait la prouesse de ne pas s'exprimer oralement sur la poésie même lors d'une interview. Pour moi, Malek Alloula a donc toujours été le poète puriste, exigeant, parfois même hermétique. Son univers, un entrelacs de pierres précieuses, de mots d'orfèvre, m'a toujours paru trop immaculé pour s'acoquiner avec le quotidien. Dans ses arcanes, on avait l'impression qu'il errait avec parfois le désarroi ironique de celui qui ne trouvait pas ses marques et qui pensait en même temps qu'il n'était pas nécessaire de les trouver. Même quand je l'ai mieux connu, je l'imaginais chevauchant un nuage, loin de nos préoccupations de terriens et de nos lieux communs. Et voilà qu'un jour, je découvre qu'il lui arrive de descendre de son nuage pour s'intéresser au... foot. Oui, ce fut pour moi très surprenant ! Franchement, je ne voyais pas Malek Alloula en passionné de foot. N'importe qui, mais pas lui ! Un préjugé me l'aurait même fait figurer dans cette liste d'intellectuels et d'artistes que nous nous amusions à élaborer avec des amis dans les années 1980, à l'époque de la Coupe du monde de 1982. Nous avions découvert ainsi qu'il y en avait parmi eux qui étaient infichus de dire combien de temps durait un match de football et combien de joueurs comportait une équipe. Quelque chose d'imprécis chez Malek Alloula m'avait laissé croire qu'il appartenait à cette catégorie. Eh bien non ! J'allais découvrir qu'il ne ratait pas un seul match à la télévision. Quand les circonstances le tenaient loin de chez lui à l'heure d'un grand match, il cherchait un café où on pouvait suivre la retransmission de la rencontre sportive. Mieux encore : lui, si peu loquace sur tout autre sujet, était capable de parler longtemps du classement de tel club ou des qualités et limites d'un joueur. Oui, c'est comme ça : il était capable de parler longtemps de stratégie et de tactique, lui par ailleurs si discret. Mais je fus encore plus surpris d'apprendre de son propre aveu que dans sa jeunesse, il avait joué au foot à Bel-Abbès. Et sous la direction de... Ben Barek, la perle noire, celui dont Pelé disait : «Si je suis le roi du football, alors Ben Barek en est le dieu.» C'était en 1957, l'année où Ben Barek accepta pour une saison le poste d'entraîneur de l'USM Bel-Abbès. A l'époque où je découvrais l'attrait du foot sur Malek Alloula, j'étais tombé sur un numéro de «Hommes et migrations», une revue française de sciences sociales consacrée aux faits migratoires. La publication traitait précisément des footballeurs immigrés. Ayant parcouru avec beaucoup d'intérêt une longue biographie de Ben Barek, il me sembla naturel que je donne à lire à Malek Alloula cet article sur l'entraîneur dont il parlait avec beaucoup de fierté. Malheureusement, étant moi-même un joueur médiocre, je mis longtemps à lui faire la passe. Il me relança pendant près de 6 mois, toutes les deux semaines. Je lui répondais invariablement que je n'avais toujours pas retrouvé cette revue dans mon fouillis. Je finis par mettre la main dessus et je lui apportai comme promis. Plus tard, il me dira l'avoir lu avec l'intérêt qu'on peut imaginer pour son ancien entraîneur. Je lui demandai ce qu'il avait pensé de cet article qui m'avait passionné. Il me répondit avec ce grand sourire éloquent qui précédait ses appréciations mitigées. Et aujourd'hui, je m'aperçois qu'avec Malek Alloula j'aurai davantage parlé foot que de poésie.