Entretien réalisé par Kader B. Nicolas Eprendre est le réalisateur du film documentaire Elisée Reclus, la passion du monde sorti en 2013. On retrouve son nom comme caméraman ou directeur de la photographie dans les castings de films de fiction comme Antigone (Allemagne, 1991), Mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs (1999), Violent Days (2004) ou encore la série Joséphine, ange gardien. Le Soir d'Algérie : Dans votre film sur Elisée Reclus, avez-vous évoqué ses différents séjours en Algérie ? Nicolas Eprendre : Une vie aussi riche que celle d'Elisée Reclus peut difficilement tenir sans oublis ou choix dans une petite heure de film. J'ai donc dû faire des choix, et certains ont été motivés par la possibilité ou non de tourner dans les lieux où Reclus a vécu ou séjourné. Ces lieux sont nombreux là aussi. Je me suis laissé guider par les grands axes qui guident l'existence d'Elisée Reclus. Au-delà de la biographie, je dirais, à grands traits, les voyages et la marche, la géographie et l'anarchie. Mais l'Algérie et les liens familiaux qui unissaient Reclus à ce territoire sont évoqués, et aussi sa position sur la situation coloniale. En revanche, j'ignorais à l'époque sa connaissance de la culture berbère. J'ai découvert qu'il en fait cas dans le volume de la Nouvelle Géographie universelle qu'il consacre au Maghreb, à l'Algérie. C'est sans doute quelque chose à creuser, puisqu'il semble bien qu'il y ait un «souvenir» de cet intérêt dans le travail de M. Arab. Je vous livre ici le texte de l'intervention de Federico Ferretti à ce sujet : «Le Maghreb, et l'Algérie en particulier, était à son époque au centre de la politique française. Il avait aussi des liens de famille, notamment sa fille Magali qui habitait là avec son mari, avec d'autres membres de la famille Reclus. Donc à partir de 1884, élisée Reclus effectue plusieurs voyages en Algérie. Notamment dans la même année où il doit rédiger le volume de la Nouvelle Géographie universelle, consacré à l'Afrique du Nord. Il se déclare dégoûté du principe de l'occupation. Et il affirme très clairement que les indigènes — il parle à la première personne — ont le droit, dit-il, ‘‘de nous mettre à la porte''.» Qu'est-ce qui vous a poussé à réaliser un film sur le géographe et anarchiste français ? A cette question, je pourrais répondre le hasard, mais ce serait un peu court. Le film à été tourné et terminé en 2012. L'idée du film est née au début de 2011. A cette époque, je connaissais un peu Elisée Reclus. J'avais lu Histoire d'un ruisseau, et je connaissais les grandes lignes de sa biographie, le voyageur, le géographe, l'engagement dans la commune de Paris et la condamnation qui suit, et enfin l'anarchiste. C'est à ce moment qu'un producteur m'a proposé de participer à une collection de films documentaires intitulée A contre-courant, portraits de personnalités méconnues ou oubliées. J'ai très vite pensé à Elisée Reclus, le romanesque de son existence étant pour moi un appel pour un film. J'ai rapidement envoyé un court texte, et par retour du courrier, le producteur m'a répondu : «On le fait !» Il est bien rare qu'un projet se fasse aussi facilement. Il se trouve que le producteur en question connaissait Elisée Reclus, puisque la bibliothèque de son grand-père contenait un certain nombre de volumes de ses œuvres. C'est ainsi que je me suis plongé dans la vie et l'œuvre de Reclus. Il est considéré comme un des précurseurs de la géographie sociale, de la géopolitique et de l'écologie, notamment La question est bien vaste, et d'autres que moi seraient peut-être plus à mêmes de répondre avec précision. L'apport de Reclus est sans aucun doute d'avoir fait sortir la géographie de la nomenclature et de la description. Il ne s'agit pas pour lui de décrire des lieux ou des pays, mais bien de les comprendre. Il invite pour cela de nombreuses disciplines à se mêler à la «géographie pure». On pourrait résumer son attitude par la citation suivante : «La géographie n'est autre chose que l'histoire dans l'espace, l'histoire n'est autre chose que la géographie dans le temps.» Il fait ainsi dialoguer entre elles l'histoire et la géographie, mais aussi la sociologie, l'anthropologie. Ce dialogue est nécessairement fructueux, même si impur aux yeux de certains. Donc géopolitique, bien sûr, et géographie sociale, bien évidemment, pour celui qui se définissait comme anarchiste-communiste, dans cet ordre, et les deux mots n'allant pas l'un sans l'autre. Pour ce qui est de l'écologie, s'il est certain que Reclus fait part de préoccupations que nous pourrions qualifier «d'environnementales» aujourd'hui, il est important de bien se référer au contexte qui est le sien. Le mot écologie est inventé en 1866 par un biologiste allemand du nom de Ernst Haeckel. C'est un social darwinien, et donc un partisan de l'application des théories de l'évolution de Darwin aux rapports sociaux et humains : supériorité de «l'Homme Blanc»... Il est clair que Reclus connaît les travaux de Haeckel mais qu'il n'est pas du tout sur les mêmes bases, tant scientifiques que politiques. Reclus n'a jamais utilisé le terme «écologie». Il lui préférera toujours celui de «milieu», reprenant ainsi la notion de «mésologie», science du milieu, héritée d'Auguste Comte. Cependant, ces précautions faites, il est certain que Reclus constate l'influence des activités humaines sur notre «milieu», il décrit ainsi l'homme comme un véritable «agent géologique», au même titre que l'érosion ou les séismes. Il ne cherche pourtant pas à «fétichiser» la nature comme le font les écologues contemporains, apôtres d'une nouvelle religion. Chez Reclus, l'homme a une responsabilité à l'égard de son milieu, comme il en a une à l'égard de ses semblables. Ces deux citations pour finir : «L'homme vraiment civilisé aide la terre au lieu de s'acharner brutalement contre elle. Il apprend aussi comme artiste à donner au paysage qui l'entoure plus de charme, de grâce ou de majesté. Devenu la conscience de la terre, l'homme digne de sa mission assume par cela même une part de responsabilité dans l'harmonie et la beauté de la nature environnante.» «Là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent.» Elisée Reclus est paradoxalement méconnu en France. Pourquoi à votre avis ? Elisée Reclus a été redécouvert en France dans les années 80. La biographie de Hélène Sarrazin, Elisée Reclus, ou la passion du monde, paraît en 1984. Chez les géographes, c'est la revue Hérodote, dirigée par Yves Lacoste et Béatrice Giblin, qui, dès 1981, sonne l'heure de la redécouverte. Aujourd'hui, Reclus est présent dans l'université française et dans les librairies, ou de nombreuses rééditions et textes critiques permettent de redécouvrir son travail et sa pensée. Lorsque Reclus décède en Belgique, en 1905, son décès est annoncé en première page de nombreux journaux. C'est donc une personnalité de premier plan, un savant reconnu dont on déplore la disparition. Mais vous avez raison de relever qu'entre ces deux dates, la personnalité et le travail de Reclus sombrent dans l'oubli en France. Ce n'est pas forcément la même chose ailleurs, notamment aux Etats-Unis où il ne cessera pas d'être étudié. (Il serait intéressant de savoir ce qu'il en a été dans l'université en Algérie, depuis l'indépendance). A cet oubli, plusieurs raisons : lorsque Elisée Reclus commence sa carrière de géographe, la géographie n'est pas encore une discipline universitaire. Reclus lui-même étudiera la géographie en Allemagne auprès de Carl Ritter. Quand la géographie va se constituer en discipline universitaire en France, Reclus n'y participera pas puisqu'à la même époque il est exilé en Suisse, et occupé à Rédiger la Nouvelle Géographie universelle. A la même époque, la géographie cherche à établir ses spécificités, et donc ce qui la différencie des autres disciplines. Reclus, avec son approche «transdisciplinaire», est en quelque sorte en avance par rapport aux géographes de son époque. On le disqualifiera aussi à cause de cela peu après son décès. On dira ainsi de son travail que ce n'est pas vraiment de la géographie, plutôt de l'histoire, et donc que ce n'est pas la peine d'en parler. Il va de soi que les options politiques de Reclus n'ont pas joué en sa faveur. De son côté, il n'a pas enseigné en France, et un peu en Belgique à la fin de son existence. Si l'on excepte son neveu Paul, Reclus ne s'est donc pas soucié de créer une «descendance», des disciples. C'était sans doute assez contraire à ses préoccupations, mais cela a nui à la postérité de son travail. Savez-vous qu'il y avait une rue Elisée Reclus à Alger ? Oui, je savais qu'une rue Elisée Reclus existait à Alger. Je suis heureux de savoir par vos soins que la plaque a survécu. En fait j'ai appris l'existence de cette rue à Alger en m'intéressant à Jean Sénac, le poète algérien mort dans des circonstances troubles en 1973. Il se trouve que Jean Sénac résidait alors dans une cave au 2, de la rue Elisée Reclus à Alger, et que c'est là que son corps a été retrouvé.