[email protected] «Nous avons désespérément besoin d'une nouvelle vue économique du XXIe siècle qui redéfinisse la prospérité, délimite les sources de la croissance et nous éclaire pourquoi les marchés fonctionnent, soutiennent Nick Hanauer et Eric Beinhocker, deux chercheurs américains, dans une récente étude(*). Alors que l'économie des Etats-Unis a plus que doublé de taille au cours des trois dernières décennies, les revenus et le pouvoir d'achat de la classe moyenne ont stagné, et de grosses fortunes se sont constituées pendant que de pauvres citoyens perdaient leur épargne-retraite. «Pour de trop nombreuses familles, le rêve américain relève davantage de la mémoire historique que d'une entreprise réalisable». Ces faits qui mettent en évidence la montée des inégalités et l'avènement d'une ploutocratie invitent à revoir les méthodes d'évaluation et de mesure du progrès économique. Les auteurs déplorent que l'on occulte nombre de questions pertinentes : quel genre de croissance nous voulons ? Qu'est-ce que la «richesse» ? Et que faire de nos vies ? La mesure de la croissance économique par le produit intérieur brut (PIB) développée à partir des années 1930 par l'économiste américain Simon Kuznets, avant d'être consacrée comme norme standard pour mesurer la production économique suite à la conférence de Bretton Woods en 1944, ne recouvre nullement la prospérité requise. En 2009, une commission d'éminents économistes présidée par le prix Nobel Joseph Stiglitz a largement établi les insuffisances du PIB : «Il ne tient pas compte des changements dans la qualité des produits (comme le développement de la téléphonie mobile au cours des 20 dernières années) ou de la valeur du travail non rémunéré (comme l'aide aux personnes à domicile)», de même qu'il ne peut être automatiquement corrélé avec une augmentation du bien-être et peut parfois générer des effets néfastes sur l'environnement. Les mêmes doutes affectent le fonctionnement des marchés. L'économiste français Gérard Debreu a soutenu en 1959 que si les marchés sont concurrentiels et les acteurs rationnels et disposent d'une bonne information, les marchés ont alors un sens et les prix reflètent l'offre et la demande. Néanmoins, «Debreu était apolitique à propos de sa théorie, en fait il y voyait un exercice de mathématiques abstraites et avait à plusieurs reprises mis en garde contre son applicabilité aux économies du monde réel», rappellent les auteurs de l'étude. Ils reviennent également sur la théorie néoclassique de l'efficience des marchés des années 1970 et 1980 qui constitue «la pierre de touche intellectuelle d'un mouvement conservateur renaissant» avec comme mot d'ordre la déréglementation des marchés financiers (elle s'est poursuivie dans les années 1990 jusqu'à la crise de 2008). Suivant cette logique, seuls des marchés peu réglementés peuvent être compétitifs et efficaces. On connaît les dégâts occasionnés par la mise sur le marché de «dérivés complexes», fruit de l'ingénierie financière d'agents déconnectés de l'économie réelle, plus proches de l'image de joueurs de casino. Pourtant, bien avant le choc des «subprimes», certains économistes avaient tiré la sonnette d'alarme. C'est notamment le cas de Robert Shiller, de l'Université de Yale (lauréat du Nobel avec Fama) qui a montré dès le début des années 1980 que les prix du marché des actions ne reflètent pas toujours leur valeur fondamentale. Une nouvelle vision économique émerge en ce vingt-et-unième siècle : elle envisage l'économie comme «une dynamique, en constante évolution, un système très complexe dans lequel les marchés peuvent être innovants et efficaces, comme ils peuvent ne pas l'être ; de même que les gens peuvent être intelligents et perdre parfois leur rationalité.» Dans cette vision, la prospérité n'est pas réductible à l'argent : elle est «la solution». L'idée que la prospérité est réductible à une possession d'argent n'est pas acceptable. Elle est rattachée à «la disponibilité des choses qui créent le bien-être, comme les antibiotiques, la climatisation, la salubrité des aliments, la capacité de voyager, et même des choses superflues comme les jeux vidéo.» Ainsi, à l'échelle d'une société, la prospérité s'apparente à «l'accumulation de solutions aux problèmes humains». Si la véritable mesure de la prospérité d'une société est la disponibilité de solutions aux problèmes humains, alors la croissance doit être «une mesure de la vitesse à laquelle de nouvelles solutions aux problèmes humains deviennent disponibles». Cette hypothèse est ramenée à des applications concrètes. Ainsi, au lieu de mesurer l'inflation par le suivi du prix d'un panier de biens, il est suggéré de recourir à «l'accès à un "panier de solutions" aux problèmes humains» comme «l'accès à une bonne nutrition, les soins de santé, l'éducation, le logement, le transport, un environnement propre, l'information, les communications, et d'autres choses qui ont un impact tangible sur la qualité de vie». Dans cette optique, «la croissance et la prospérité pourraient alors être mesurées comme une combinaison d'accès à des solutions existantes et l'ajout de nouvelles solutions grâce à des innovations». C'est là que les objectifs liés au développement durable prennent toute leur signification. Fixés par paliers de 15 ans (huit (8) objectifs du Millénaire pour le développement – OMD – en 2000-2015 ; dix-sept (17) objectifs de développement durable– ODD – en 2015-2030), ils se différencient principalement à trois niveaux : - primo, quant à leur mode d'élaboration : les premiers ont été élaborés par un groupe d'experts à huis clos ; les seconds résultent d'un processus de négociation qui a impliqué pendant plusieurs années les 193 Etats membres des Nations-Unies et la participation de la société civile ; - secundo, quant à leur objet : les premiers couvrent des thématiques sociales ; les seconds englobent l'ensemble des dimensions du développement durable, à savoir la croissance économique, l'intégration sociale et la protection de l'environnement ; - tertio, quant à leur étendue géographique : les premiers ciblaient essentiellement les pays en développement, en particulier les plus pauvres ; les seconds sont applicables aussi bien aux pays riches qu'aux pays pauvres. L'objectif est de parvenir à un développement durable au sens où il recouvre les trois dimensions économique, sociétale et environnementale. A ce titre, le Conseil national économique et social a raison d'en faire un thème récurrent de son activité, en coordination avec la famille des Nations-Unies. Il s'impose comme une institution d'excellence dans un contexte où le débat d'idées fait désespérément défaut. A. B. (*) Nick Hanauer and Eric Beinhocker, We Desperately Need a Twenty-First Century View of the Economy : What prosperity is, where growth comes from, why markets work, 30 septembre 2015, http://evonomics.com/we-desperately-need-a-twenty-first-century-view-of-the-economy-en/