Par Ahmed Halli [email protected] À Noureddine Naït-Mazi et à Abdelkrim Lakhdar-Ezzine Qui l'eût cru ? L'Egypte vendant non pas du gaz à Israël ou son âme au diable, mais, plus grave encore, deux parcelles de souveraineté, certes minimes, mais combien importantes sur les îlots de Tiran et Sanafir. Ces deux îlots, situés à la pointe sud du Sinaï, ont été officiellement rétrocédés à l'Arabie Saoudite, lors de la visite du roi Salman, la semaine dernière au Caire. Le fait qu'Israël ait approuvé cette rétrocession en dit long sur l'état des relations entre l'Etat sioniste et le royaume wahhabite. Il faut se rappeler en effet que Tiran et Sanafir commandent surtout l'accès au port israélien d'Eilat, et c'est la fermeture du détroit de Tiran par l'Egypte qu'Israël utilisa comme casus belli en 1967. Il semble bien qu'il n'y ait plus d'inquiétudes à avoir sur ce point, où la question palestinienne n'est plus qu'une vieille lune pour nationalistes désabusés et islamistes surexcités. Ce sont d'ailleurs ces derniers qui ont tenté de réveiller le peuple de la rue, par le biais du mouvement des Frères musulmans, écartés du pouvoir mais influents dans la foule. Vendredi dernier, oubliant que les deux îlots appartenaient avant 1950 à l'Arabie Saoudite, les islamistes ont tenté d'ameuter le peuple du Caire. Bien entendu, les slogans hostiles à la rétrocession étaient beaucoup moins nombreux que ceux dirigés contre la personne du Président Sissi. Commentant la campagne des Frères musulmans, le chroniqueur Ibrahim Aïssa a affirmé que ce mouvement ne devrait pas se préoccuper du sort des deux îlots puisqu'il prône l'instauration d'un califat universel. Le devenir de Tiran et Sanafir ne devrait pas préoccuper outre mesure un mouvement dont le guide suprême a dit son mépris à l'égard de son pays, avec son célèbre «Toz à l'Egypte», a-t-il rappelé. Ce qui n'a pas empêché Ibrahim Aïssa d'interpeller violemment le Président Sissi, en lui rappelant que les deux îlots n'étaient pas sa propriété et qu'il n'avait pas à en disposer sans l'accord des Egyptiens. Comme on le voit, le flot d'argent annoncé par le roi Salman n'a pas étouffé tous les sursauts de dignité outragée, prévisibles en pareille circonstance. Quant au fameux pont annoncé à grand fracas, et qui devrait relier l'Arabie Saoudite à l'Egypte, via Tiran et Sanafir, il a laissé place au scepticisme, sitôt que s'est estompé l'effet d'annonce. Ajoutez à ces ennuis d'argent et de popularité, l'affaire de l'étudiant italien, retrouvé assassiné dans la banlieue du Caire, et vous comprendrez que Sissi ne soit pas à la fête. Il faut reconnaître, toutefois, que dans cette affaire où «la main de l'étranger» est encore impliquée, le Président égyptien n'a pas que des adversaires. Quand parler du Présent est trop risqué, il faut se tourner vers un passé plus ou moins récent, et dont les protagonistes ne sont plus là pour dire le contraire ou démentir. Il y a d'ailleurs des médias qui s'acquittent fort bien de ces voyages dans le temps, comme le magazine Rose Al-Youssef. Le périodique, qui a survécu à la nationalisation et à la censure, évoque cette semaine la personnalité du musicien égyptien Omar Khorchid, à l'occasion du 71e anniversaire de sa naissance, et surtout pour évoquer sa mort dans des circonstances troubles. Né en 1945, l'artiste disparu à la fleur de l'âge est apparu à la télévision pour la première fois, au milieu des années soixante, lors d'un concert du «Rossignol brun», Abdelhalim Hafez. Ce n'était pas la première fois que le guitariste jouait pour un grand artiste, puisqu'il avait déjà accompagné la grande Oum Kalsoum. La grande nouveauté avec Hafez, c'est que ce dernier qui s'improvisait souvent en directeur d'orchestre, lui accordait beaucoup de temps et d'attention. Outre sa jeunesse, au milieu de membres de l'orchestre plutôt âgés, il jouait d'un étrange instrument, quasiment inconnu et intrus dans la musique orientale: la guitare électrique. À ses premières prestations et partitions, avec cet instrument résolument moderne et plus sûrement occidental, Omar Khorchid avait choqué plus d'un. Les puristes du genre, appelons-les plutôt conservateurs, n'avaient pas l'oreille pour apprécier l'innovation infernale, mais une «fatwa» musicale avait suffi à calmer leurs appréhensions et à les désarmer. Elle émanait du grand Mohamed Abdelwahab lui-même, qui avait vu en ce jeune prodige la promesse d'une relève, et dans ces années-là on ne s'opposait pas à Abdelwahab. Instrumentaliste, mais aussi compositeur, Omar Khorchid était aussi un séducteur, avec son physique de play-boy, et il savait aussi jouer sur d'autres cordes aussi sensibles que celles de sa guitare. Sa beauté physique, il la tenait, dit-on, de sa mère, dont il avait été séparé assez jeune à cause d'un divorce, et à qui il devait quelque part ses talents d'artiste, sans parler de ses déboires sentimentaux. N'oublions pas son père, Ahmed Khorchid, célèbre directeur de la photo, qui a participé à l'essor du cinéma égyptien dans les années cinquante, l'un des piliers du gotha cairote. Comme l'héritage semble avoir été équitablement partagé, la famille Korchid compte aussi parmi ses célébrités la sœur du musicien, plus connue sous son nom de scène, Shirihane, aussi talentueuse au cinéma qu'au music-hall. Des ennuis de santé, assez graves, ont mis fin prématurément, il y a une vingtaine d'années, à la carrière artistique de la star des fameux «Fawazirs». Omar Khorchid est mort le 29 mai 1981 après que la voiture qu'il conduisait eut percuté un poteau électrique sur la route de Gizeh, alors qu'il regagnait son domicile, à la fin d'un concert. Il est mort par accident selon la version officielle, mais sa femme libanaise, Dina, et l'actrice égyptienne, Madiha Kamel, qui étaient dans la même voiture, ont fourni une autre version. Selon elles, une grosse voiture noire de type Buick les avait suivis et tenté de leur faire quitter la route sur plusieurs kilomètres, et le véhicule des agresseurs n'a disparu qu'après la collision fatale. Depuis, la thèse du complot intérieur, avec des ramifications à l'étranger, a pris corps, et l'hebdomadaire cairote en énumère trois : 1) Omar Khorchid qui aimait les femmes, et qui en était aimé, a été assassiné sur ordre de Sadate parce qu'il avait séduit l'une de ses filles. 2) Il a été tué à cause de sa relation amoureuse avec Souad Hosni, à l'instigation d'une haute personnalité égyptienne, membre du gouvernement, qui avait été éconduit par la Cendrillon du cinéma égyptien. 3) Une faction palestinienne l'a fait tuer parce qu'il avait joué une partition à Camp-David, pour saluer les accords de paix égypto-israéliens. Personnellement, je ne crois pas à la thèse de l'accident ni à une vengeance politique tardive, et je retiens les deux premières versions, plus conformes à la personnalité de cet artiste trop beau pour mourir centenaire.