[email protected] Robert Springborg, professeur en affaires de sécurité nationale à la Naval Postgraduate School, dresse le portrait saisissant du nouveau chef de l'Etat égyptien dans la revue américaine Foreign Affairs, sous le titre fort significatif : L'islamisme secret de Sissi : rhétorique et réalité sur le nouveau président égyptien (*). L'article reproche au nouvel homme fort du Caire, anciennement vice-Premier ministre et ministre de la Défense, d'empêcher ses compatriotes de le connaître. Au cours de la récente campagne électorale, les restrictions imposées par les menaces terroristes ont fait que ses interventions ont été minutieusement calculées et réduites à quelques interviews télévisées préenregistrées. Le silence n'étant «jamais une stratégie durable», la campagne électorale aura cependant contribué à sortir de sa réserve la personnalité de Sissi, «son vrai caractère et ses intentions et projets pour l'Egypte». Des intentions qualifiées de «troublantes» par R. Springborg. Il est notamment attendu que Sissi «s'appuie lourdement sur l'Islam pour légitimer son régime autocratique», ce qui rend superfétatoire l'éviction de Morsi et des Frères musulmans des hautes sphères de l'Etat. Sissi est décrit comme un personnage «excessivement réservé» : «Dans l'establishment militaire égyptien, il a longtemps été connu comme un solitaire, quelqu'un qui préfère la compagnie d'un petit groupe d'amis. Cette réputation de discrétion a contribué à faire de lui un favori de Mohamed Husseïn Tantawi, l'ancien ministre de la Défense». Néanmoins, il lui est reconnu de s'être «abstenu de toute attitude obséquieuse à l'égard de Tantawi ou d'exploiter ostensiblement sa relation avec lui». Depuis son accession, il y a un an, à la tête de l'Etat égyptien, il a rigoureusement quadrillé les institutions militaires par des proches : «Le ministre égyptien de la Défense, le chef de la Garde républicaine et d'autres hauts fonctionnaires de la défense sont tous des proches de Sissi, soit parce qu'ils étaient des camarades de classe dans l'académie militaire, soit parce qu'ils ont servi avec lui dans l'infanterie mécanisée au début de sa carrière. Son mentor personnel depuis son passage à l'infanterie mécanisée n'est autre que l'actuel directeur des renseignements généraux, alors que son camarade de classe de l'école militaire – qui est par ailleurs le père de la femme de son fils — est maintenant chef de cabinet ». Cette façon de faire lui vaut d'être qualifié d'«exclusif». La religiosité de Sissi, qui semble intriguer l'auteur de l'article, est datée du renversement du président Mohamed Morsi, suivi par l'annonce de «la feuille de route vers la démocratie» à partir d'une tribune où étaient assis à ses côtés le leader copte, le cheikh d'Al-Azhar et Gala al-Mura, «un éminent salafiste». Sissi donne, toutefois, l'image d'un islamiste éclairé. Depuis son arrivée au pouvoir, il n'a cessé de s'éloigner «des partis conservateurs islamistes qui ont approuvé sa candidature pour s'entourer de personnalités musulmanes modérées, y compris le savant islamique et ancien grand mufti Ali Gomaâ» dont les interprétations de l'islam sont aujourd'hui officiellement adoubées. Sa campagne électorale a par ailleurs reçu «l'appui et le soutien opérationnel» d'éminents laïques égyptiens, y compris Mohamed Hassanein Haykal, un journaliste de renom, Amr Moussa, ancien ministre égyptien des Affaires étrangères, Hisham Kassem, un éditeur et militant de la démocratie». Ce minutieux exercice d'équilibrisme – destiné à vendre à l'Occident une image de musulman modéré — semble trop réducteur pour apprécier les véritables intentions de Sissi. Une précieuse fuite fera le bonheur des observateurs qui scrutent le moindre fait et geste de la scène égyptienne : dans un entretien daté de l'été dernier, Sissi déclarait à un journaliste du quotidien Al-masry al youm qu'il a eu «une vision religieuse dans laquelle il brandissait une épée sur laquelle étaient inscrits par le sang les mots "Il n'y a de Dieu qu'Allah et Mohamed est son prophète" et dans laquelle il a rencontré l'ancien président Anouar Sadate qui lui a promis qu'il sera président». Malgré ses efforts pour dissimuler son mysticisme, nombre d'autres faits sont venus trahir ce trait de caractère. C'est notamment le cas lorsque l'armée a imposé des tests de virginité pour des manifestantes en 2011, Sissi avait soutenu qu'il était «de sa responsabilité, en tant que chef d'une institution nationale honorable de décider si "les manifestantes étaient honorables"». Il avait enjoint aux Egyptiens de «placer leur confiance en Dieu et l'armée». Il avait également attribué la corruption au «détachement du discours religieux de la réalité». Il est également rappelé que dans la première interview télévisée de sa campagne présidentielle sur la politique étrangère sous sa présidence, il s'est longuement étalé en louanges à l'endroit du roi saoudien Abdallah, considéré comme le premier chef d'Etat arabe». Aux yeux de R. Springborg «Sissi est à l'aise avec l'islam conservateur» et n'a jamais rejeté l'approbation des partis salafistes pour lesquels il est prêt à offrir des postes dans l'appareil d'Etat ou, éventuellement, même au sein du gouvernement après son investiture. Autant d'indices qui établissent «sa religiosité et son intense goût du secret». Il n'y a rien d'étonnant à cela : sa personnalité a été forgée au sein d'une famille «pieuse et traditionnelle de Gamaliya», un quartier surpeuplé connu pour être «l'épicentre de la communauté chiite d'Egypte, d'ordres soufis de premier plan et d'Al Azhar». Sissi aurait «mémorisé le Coran à un âge précoce, il jeûne encore deux fois par semaine, prie cinq fois par jour et ponctue régulièrement son discours de références religieuses». Fait jugé inhabituel pour un officier de l'armée égyptienne, «il a veillé à ce que toutes les femmes de sa famille — y compris ses sœurs, son épouse, ses filles et belles-filles — portent le hijab». La confiance «quasi illimitée que Morsi et les Frères musulmans avaient placé en lui», jusqu'à sa promotion comme ministre de la Défense à la place de Tantawi, n'a été démentie que le jour du «coup décisif, le 3 juillet 2013». Aussi, le désaccord de Sissi avec les Frères n'a jamais été doctrinal : «Nulle part il n'est établi que ses croyances diffèrent des leurs. Sa condamnation des Frères partage l'antagonisme de la famille régnante saoudienne envers eux — à savoir, la course au contrôle de l'Etat. Tout comme les Frères, Sissi estime que le rôle existentiel de l'Etat est de favoriser un ordre moral basé sur l'islam.» Cette conviction va jusqu'à la quête d'une «économie islamique moralement saine». Voilà pourquoi «Sissi sera, en somme, l'homme par lequel la religion va renforcer l'autoritarisme militaire et servir à justifier la répression des opposants, notamment ceux dont la politique, paradoxalement, est également inspirée de l'islam. Ce n'était pas l'image donnée lors de la campagne de Sissi, mais c'est une réalité que les Occidentaux et les Egyptiens doivent se préparer à admettre», conclut l'expert américain. Sissi semble être à Nasser ce qu'Eltsine était à Staline. A. B. (*) Robert Springborg, Sisi's Secret Islamism. The Rhetoric and Reality of Egypt's New President, Foreign Affairs, 26 mai 2014.