Par Badr'Eddine Mili. Il est malheureux, en Algérie, qu'on ne commence à s'inquiéter d'écrire l'Histoire que lorsque l'un de ses acteurs vient à disparaître et, encore, on ne consent à s'y plier, sous le coup de semonce de l'urgence, qu'en adoptant, soit le style expéditif de la notice nécrologique, soit le format dithyrambique de l'oraison funèbre. Tout en ayant pris le soin de me démarquer de la contrainte de l'une et de l'autre, c'est, en tous les cas, l'impression que m'inspire le devoir de témoigner, par ces quelques lignes, des moments professionnels que j'ai partagés avec un homme aussi représentatif de son époque – tout au moins dans le monde de la communication – que Noureddine Naït-Mazi. Un tel témoignage pour aussi périphérique et, forcément, incomplet qu'il puisse paraître, de prime abord, a l'avantage de la distanciation qu'il permet de prendre vis-à-vis du sujet. Bien qu'ayant appartenu, tous les deux, à la génération du journalisme postindépendance hérité du journalisme de la résistance, lui rédacteur en chef d'El-Moudjahid, moi rédacteur en chef de la Chaîne III de la radiodiffusion, nous ne mesurions pas notre métier à la même aune et nous ne puisions pas, pour autant, dans cette différence d'approche et de positionnement, de l'irrespect ou de l'aversion sectaire, l'un pour l'autre. Noureddine Naït-Mazi était un journaliste bourré de talents, maniant la langue française, à la perfection, et doté du flair politique qui lui faisait décoder les situations les plus absconses. Mais il avait choisi, dès le début de sa carrière, de baliser sa liberté par une astreinte qui avait pour nom la discipline. A partir de là, il ne pouvait, en aucune façon, s'imaginer revêtir un autre costume que celui d'un soldat de la communication, une plume organique qui ne reconnaissait d'autorité que celle du gouvernement, la seule chapelle à laquelle il devait obéissance, à l'exclusion de tout autre, en l'occurrence, celle du FLN que le Président Houari Boumediène avait mis en berne pour les raisons que l'on sait. Et lorsque, précisément, le gouvernement, par l'intermédiaire du ministère de l'Information lui demandait – comme à d'autres – de préparer pour le numéro du lendemain, l'éditorial sur l'événement du jour, il l'avait, déjà, prêt dans sa tête, rédigé, avant même de quitter le briefing auquel il assistait, quotidiennement, en compagnie des autres responsables de l'information dont le nombre se comptait sur les doigts d'une seule main. Je prenais part, régulièrement, à ces messes auxquelles Mohamed Seddik Benyahia – puisqu'il s'agit de lui – conviait les rédacteurs en chef les plus en vue que lui déléguaient les organes de la machine de guerre gouvernementale qu'étaient, dans l'ordre hiérarchique, la RTA, l'APS, El-Moudjahid, Echaâb, la République et An-Nasr. Marquées par une pédagogie dispensatrice de ce qu'on appelle, aujourd'hui, les éléments de langage, ainsi que par une répartition des rôles bien orchestrée – le politique, maître de la musique, restant le politique et le journaliste, traducteur de la bulle du jour, tâchant de ne pas dépasser les limites de son statut – ces conférences de rédaction se transformèrent, progressivement, en un véritable laboratoire producteur de textes d'orientation et d'explication, tous sourcés à la même ligne éditoriale, mais chacun labellisé en fonction du support concerné et des cibles visées. Dans la stratégie de communication conçue par Houari Boumediène, la voix de l'Algérie devait être portée là où cela était nécessaire, à l'intérieur pour éclairer l'opinion sur les choix du pouvoir révolutionnaire, et à l'extérieur pour justifier les ambitions internationales de l'Algérie. Dans cette optique, il était dévolu à chaque organe une mission arrêtée selon une modulation qui devait donner l'impression qu'on avait affaire à une presse plurielle : le gouvernement attendait de la RTA qu'elle fût le parti que le FLN ne sut pas être, l'APS une agence de communication institutionnelle et El-Moudjahid le véhicule de la doctrine du régime destinée, surtout, aux élites francophones et aux opinions étrangères, la Chaîne III ayant conquis, à force de volontarisme, une liberté de ton que les officiels avaient fini par tolérer pensant que cela pouvait leur valoir des dividendes dans les milieux de la gauche. Le régime avait, à ce moment-là, déjà rompu avec le journalisme politique incarné par des figures comme Rédha Malek, Frantz Fanon, Pierre Chaulet, Aïssa Messaoudi, Mohamed Boureghda, Abdelaziz Belazoug, Mohamed Morsli, Salah Louanchi, Mohamed Harbi, Serge Michel, Amar Ouzegane, et bien d'autres signatures connues. L'Algérie était entrée dans un nouvel ordre national et mondial où les enjeux, pensait-on au niveau de la direction de l'Etat, exigeaient, en même temps, une unicité de ligne, quasi militaire, et un professionnalisme de haut niveau capable de rendre la politique du pouvoir d'Etat, parfaitement, lisible et visible. Noureddine Naït-Mazi excellait à traduire ces attentes dans une langue ni ampoulée ni dépouillée, et dans un style inimitable, d'une haute tenue, juste ce qu'il fallait pour argumenter, une idée, une position, une décision, en faisant l'économie du cabotinage qui était, souvent, le lot de ce genre de libellés de commande. Ceci dit, il serait faux de penser qu'il était corvéable et taillable, à merci ; il lui arrivait d'exercer son libre arbitre et prenait, parfois, l'initiative d'indiquer la voie susceptible de faire éviter les erreurs de jugement que les politiques, aveuglés par l'entêtement et le nombrilisme, étaient sur le point de commettre, dans la précipitation. On se demande d'ailleurs pourquoi, avec des compétences aussi avérées, il n'avait pas été appelé à des fonctions de commandement plus gratifiantes. Peut-être que trop modeste, malgré ses apparences seigneuriales – le trait de caractère qu'il partageait avec Malek Haddad – il répugnait à s'expatrier de là où il respirait le bonheur : un journal devenu la bible du pouvoir et un passage obligé pour qui voulait prendre le pouls d'Alger. Lui-même s'interdisait, par principe, de fouler un terrain qu'il savait vaseux. Il faut, cependant, avouer qu'il avait eu la chance d'être entouré par une pléiade de journalistes qui lui facilitèrent, amplement, la tâche, je pense aux prolifiques Halim Mokdad et Maâmar Farah, l'entreprenant Ahmed Fettani, l'impeccable Khaled Djender, et, bien sûr, au tout dernier, le truculent et flamboyant Kheireddine Ameyar que j'avais recruté à la radio en qualité de reporter et qui me fut ravi par Noureddine. Revenu me voir pour me demander mon avis sur ses articles parus dans le nouveau média qui l'employait, je lui dis qu'il écrivait comme il parlait ce à quoi, Kheireddine me répondit, le calembour fusant comme un geiser : «Tu parles bien comme tu écris, non ?», allusion aux commentaires politiques que je diffusais, quotidiennement, sur les ondes de la Chaîne III. Quelques années plus tard et alors que l'étoile de Noureddine pâlissait, prenant ombrage de la concurrence d'un Paul Balta confident de Boumediène et des premiers remous qui secouèrent le journal, il comprit que l'heure était venue de s'en aller, dans la dignité qui convenait à un hiérarque. Il comprit très vite que la chute du mur de Berlin et l'émergence d'une presse indépendante, dans le pays, sonnaient le glas d'une époque. Il sut tirer sa révérence, de lui-même, sans se laisser pousser à la porte par les ingrats. Depuis, je ne revis que trois fois celui qui me disait, dans le temps, : «Où est-ce que tu vas chercher ce culot pour oser dire ce que tu dis à l'antenne ?», notamment, à l'occasion d'un commentaire que j'avais diffusé à la radio à propos du coup d'Etat de Maâmar El-Kadhafi, repris par la presse internationale qui croyait qu'il s'agissait du point de vue officiel du gouvernement présenté comme l'instigateur du changement de régime intervenu à Tripoli ; un commentaire qui suscita la colère de Boumediène, lequel, dans un revirement dont, seul, il avait le secret, après avoir participé à un sommet arabe au Caire, fit escale à Benghazi et signa avec le sulfureux colonel un communiqué qui reprenait, presque point par point, les extrapolations contenues dans le commentaire incriminé. Ma route a recroisé celle de Noureddine, la première fois, lorsque je fus reçu, en 1998, en tant que directeur général de l'APS, par le président du Conseil de la Nation, Bachir Boumaza, auprès duquel il exerçait comme conseiller de presse alors qu'il méritait, nettement, mieux ; la seconde, lors de la commémoration de l'anniversaire de la création d'un média lourd, en présence de Abdelkayoum Boukaâbache, lui aussi disparu, il y a deux ans, et de l'ancien présentateur du journal télévisé de la RTA et futur ministre de la Communication, Belaïd Mohand Oussaïd ; et enfin la troisième, alors qu'invité, comme lui, à l'hommage rendu à l'écrivain Kaddour M'Hamsadji, dans l'enceinte de la Bibliothèque nationale, en janvier dernier, je lui avais dit combien j'étais content de le voir en aussi bonne forme, le visage toujours aussi bien coloré, le regard vert bienveillant et ce sourire, éternellement discret. Il me rétorqua, de sa voix grave, qu'il était tout aussi heureux de me revoir. Nous avions, longuement, devisé des choses et d'autres, avant qu'il ne s'éclipse, souhaitant, comme à son habitude, passer inaperçu dans la foule, en raison de sa grande taille qui dominait l'horizon. Resté fidèle à son passé, il ne reniait aucun de ses actes : il était convaincu qu'il avait accompli ce qu'il y avait lieu d'accomplir. Sans regrets ni remords. Noureddine Naït-Mazi, un géant de la presse ? Le connaissant, il aurait récusé ce qualificatif par trop ronflant. Il aurait préféré celui de journaliste engagé pour le triomphe d'une cause nationale, entré dans l'Histoire de la presse écrite, de son vivant, sans l'avoir cherché. Avec le désintéressement qui caractérisait, aussi, le regretté Tahar Benaïcha, l'autre versant de l'engagement journalistique, décédé, il y a trois mois, qui offrit, durant de longues années, à la Télévision algérienne, l'éclat vif argent de sa pensée iconoclaste et l'expression bourrue mais infinie de son amour pour l'Algérie. En jetant un coup d'œil en arrière, en ces moments où tout va à l'encan, on est bien obligé – qu'on ait été d'accord ou pas avec leurs convictions et leurs méthodes – d'admettre que ces épigones de la presse nous manquent aujourd'hui, énormément, et davantage, encore, à un paysage qui s'étiole chaque jour, un peu plus, sous les coups de l'affairisme, du reniement et du mensonge. Le seul espoir qui nous reste est qu'ils soient, à l'avenir, abondamment consultés par la relève, afin que le levain de leur legs puisse servir à faire lever une presse digne des rêves de l'Algérie et des Algériens.