Tout comme Hassiba Ben Bouali ou Djamila Bouhired, Zohra Drif est une grande figure féminine de la guerre de Libération nationale. C'est dire combien son témoignage en tant qu'acteur de l'histoire était attendu. Elle publie, enfin, un ouvrage mémoriel qui mérite sa place dans l'écriture de l'histoire de l'Algérie contemporaine. Paru aux éditions Chihab, Mémoires d'une combattante de l'ALN. Zone autonome d'Alger est un livre volumineux (610 pages) et cependant à mettre entre toutes les mains. Il est destiné à un large lectorat, parce que, d'abord, il est d'une grande lisibilité. Zohra Drif a, ici, cette capacité à être lue vite et sans effort, à être comprise et retenue. L'autre qualité de l'auteure, c'est de produire un ouvrage émouvant, c'est d'être parvenue à communiquer son émotion au lecteur. Il y a, ensuite, la richesse informative de ce témoignage, sa valeur documentaire sur une période précise de l'histoire. Sans compter, enfin, le fait de revivifier la mémoire féminine sur la guerre de libération. Le rôle des femmes durant la révolution armée se trouve ainsi — et ce n'est que justice — remis en avant et réaffirmé de la plus belle des manières. Pour Zohra Drif, les femmes constituaient «la base arrière» des moudjahidine (à qui elle rend évidemment hommage) et, pour nombre d'entre elles, des sœurs à la pointe du combat. «J'ai voulu, dans ce livre, parler en chœur avec mes sœurs de lutte et d'espérance, des plus illustres comme Djamila Bouhired et Hassiba Ben Bouali aux moins connues, mais aussi courageuses et combatives, comme Samia Lakhdari et Oukhiti (Fatiha Hattali) et aux plus anonymes comme Mama Z'hor, Yemma, khalti Zaghla, Lalla, Zineb et toutes les autres...», écrit l'auteure dans l'avant-propos. La mémoire, disait le poète anglais Samuel Butler, «c'est comme l'écho qui continue à se répercuter après que le son s'est éteint». Voilà donc un ouvrage qui atteste que rien ne s'est effacé de la mémoire de la moudjahida. Ni les lieux et les événements ni les visages et les voix. Non plus les sensations, les odeurs, les bruits, ou même les plus petites choses vues, senties ou entendues. Tout est fidèlement rapporté. Dans les mémoires de Zohra Drif éclate la vie sous toutes ses facettes. La vie comme personnage principal du livre. Une matière d'autant plus vivante, que l'histoire ici racontée est vraie, avec des personnages authentiques. Le livre est agréable à lire, car servi par une bonne écriture, une écriture qui puise à l'encre de la sensibilité féminine et de la sincérité. Zohra Drif raconte tout sur son parcours : depuis sa naissance, à Tiaret, le 28 décembre 1934 au sein d'une famille aisée, jusqu'à son arrestation, le 25 septembre 1957 à l'aube, puis les années de détention... Tout est rendu dans le moindre détail, au point où le lecteur a l'impression que la propre histoire de la narratrice n'est pas aussi importante que la description de l'environnement dans lequel elle a vécu, lutté, rêvé. Elle raconte la vie au quotidien de tous ceux et celles qu'elle à côtoyés ; les héros et héroïnes, les petites gens... Ce regard à la fois lucide et émouvant sur le passé permet à Zohra Drif de ne point mythifier l'histoire. Elle ne perçoit pas le passé à travers le prisme déformant de ses fantasmes, ni ne cherche à alimenter une quelconque rente mémorielle. La réserve et la pudeur découlant de son éducation, mais surtout l'honnêteté intellectuelle la poussent d'ailleurs à préciser d'emblée : «Ce livre n'est pas une œuvre d'historienne : je ne le suis pas. Il n'est pas non plus une autobiographie, car je ne maîtrise ni l'art ni la technique des biographes...» Et c'est tant mieux pour le lecteur si la démarche a permis de produire un ouvrage qui se lit comme un roman biographique, où l'action est le moteur de l'histoire, où la vie est en mouvement. Le personnage central (Zohra Drif) ne fait, lui, que cimenter l'histoire et donner consistance et épaisseur aux différentes parties du récit. Ces parties (les huit chapitres plus les documents iconographiques et écrits en annexe) acquièrent, de la sorte, une incontestable valeur socio-historique. Le simple lecteur, le chercheur ou l'historien matière à approfondir leurs connaissances et en tireront beaucoup d'enseignements. Ils en apprendront un peu plus sur la guerre d'Algérie, notamment sur la résistance et le combat des militants, l'action armée, les exactions de l'armée française, la vie à La Casbah d'Alger (ce «cœur de la résistance» à qui Zohra Drif rend le plus beau des hommages), l'internationalisation de la question algérienne, la grève des 8 Jours, la torture et les assassinats de combattants de la zone autonome d'Alger, etc. En plus des personnages anonymes qui peuplent le livre, le lecteur apprendra aussi à mieux connaître celles et ceux dont le nom est resté à la postérité : Larbi Ben M'hidi, Hassiba Ben Bouali, Amar Ali (Ali La Pointe), Djamila Bouhired, Yacef Saâdi, Debbih Cherif et tant d'autres. Un «roman» d'action avec des personnages vrais, vivants, faits de chair et de sang. «Nous aimions tellement la vie», écrit Zohra Drif. Ces jeunes femmes et ces jeunes hommes voulaient vivre libres, c'est pourquoi ils s'étaient sacrifiés. Cet idéal les transcendait. Alors qu'elle se dirigeait vers le Milk Bar pour y déposer une bombe, Zohra Drif se faisait cette réflexion : «Aujourd'hui, j'ai du mal à reconstituer le trajet entre Bab El Oued et le Square Bugeaud, puis la rue d'Isly, ce concentré de la ville européenne, du pouvoir français et de l'armée française. L'existence de l'être humain me semble traversée par des moments d'une telle intensité et d'une telle violence qu'en vérité on les vit comme s'ils étaient irréels ou alors comme si on était chloroformé. Ces moments, je les ai vécus mais n'ai jamais su les dire. Je sais et je suis sûre d'une chose : ce qui me guidait, c'était l'exigence absolue, le devoir sacré de réussir ma mission pour que mon peuple ne désespère pas.» Tout est dit dans ce passage lumineux. La conscience — juste et résolue — d'épouser et de servir une grande cause qui fût vraiment digne du sacrifice suprême explique le comportement et l'action des personnages illustres aux prises avec un destin exceptionnel. En l'occurrence, l'œuvre de Zohra Drif ne pouvait qu'atteindre à la tragédie. Une immense œuvre dramatique pour immortaliser le combat du peuple algérien contre l'occupation coloniale. A ce titre, un tel livre est particulièrement recommandé aux jeunes, une génération qui a tant besoin d'avoir des repères et de mieux connaître son histoire. Cette précieuse contribution sert également à réaffirmer les mythes fondateurs du 1er Novembre 1954, battant ainsi en brèche les tentatives sournoises de déviationnisme et de révisionnisme autour du mouvement national et la lutte armée. Dans son ouvrage, Zohra Drif juge d'ailleurs bon de rappeler la terrible efficacité des services psychologiques de l'armée française. Elle-même en a été victime... Est-ce pour cela que son livre (magnifique par beaucoup d'autres aspects) dérange ? A lire d'abord avec son cœur. Hocine Tamou Zohra Drif, Mémoires d'une combattante de l'ALN. Zone autonome d'Alger, Chihab Editions, Alger 2013, 610 pages, 1450 DA.