Par le Commandant Azzedine «Lorsqu'on commence à tomber bas, il n'existe pas de plancher.» C'est la seconde fois, en moins d'une semaine, que la place des Invalides à Paris est traversée d'une sinistre bafane empestant les miasmes d'une sale guerre coloniale, à contre-courant de l'histoire, qui trouve encore des nostalgiques qui, dans leur volonté d'en justifier les horreurs dont ils sont les auteurs, ouvrent les bondes de la haine. Lundi dernier, le directeur général de l'Association française des victimes du terrorisme (AfTV), Guillaume Denoix-de-Saint-Marc, assimilait dangereusement l'attentat islamiste de la Promenade-des-Anglais à Nice, le 14 juillet dernier, à la bombe du Milk Bar le 30 septembre 1956 à Alger. Il n'est pas le premier à établir cette grotesque analogie, puisqu'il reprenait les termes de l'écrivain algérien Boualem Sansal qui, dans un article publié dans le journal français Le Monde, élucubrait de la sorte. Dommage pour lui. Il est sans doute utile de rappeler que le responsable de l'association en question n'est autre que le petit neveu du général Hélie Denoix de Saint Marc, chef du premier régiment de parachutistes, lequel avait pris une part active au putsch des généraux d'avril 1961 à Alger. Il avait été condamné à 10 ans de réclusion et gracié en 1966, ainsi que toute une kyrielle de sectateurs comme lui, estampillés «Algérie française». Pour revenir à cet amalgame aussi scabreux qu'aventureux, il tend, en fait, par-delà la similitude de l'effet des bombes qui explosent, à confondre volontairement un acte de libération et un autre de terrorisme. «Donnez-nous vos avions et vos canons nous vous céderons volontiers nos couffins», disait Larbi Ben M'Hidi. Djamila Bouhired et Zohra Drif, n'en déplaise à tous les nostalgériques, sont des héroïnes algériennes que leur bravoure et leur vaillance ont gravé en lettres d'or sur le marbre du grand livre de l'Algérie. Ces combattantes demeureront à jamais des symboles pour ce peuple et tous ceux qui croient que la liberté est une des rares choses pour laquelle ont peut donner sa vie. C'est parce que je crois en ces valeurs que je crois en tous ceux qui les défendent où qu'ils soient. Nous puisons nos certitudes dans l'action que nous avons menée contre le colonialisme. La différence entre les colonisateurs et nous, c'est que nous ne nous sommes pas battus pour les mêmes préceptes. Par ailleurs, hier la France fêtait ses harkis. Le président Hollande, des trémolos en veux-tu en voila dans la voix, a parlé de leur «massacre» au lendemain de l'indépendance. «Je reconnais, a-t-il martelé, les responsabilités des gouvernements français dans (...) les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d'accueil inhumaines de ceux transférés en France.» Campagne électorale pour la présidentielle de 2017 oblige, glissement généralisé de la politique française vers la droite aidant, le chef de l'Etat français a usé d'un mot dont lui et ses prédécesseurs sont avares, dès lors qu'il s'agit de reconnaître les multiples «massacres» qui ont émaillé régulièrement leur trop longue présence chez nous. Dieu et les mêmes gouvernants français en question savent pourtant ce qu'il est advenu des milliers de collabos du nazisme durant l'occupation allemande. J'espère qu'il se trouvera parmi nos gouvernants pour s'insurger contre les propos du président français qui reprend les termes d'une propagande d'arrière-garde pour accuser l'Algérie et les Algériens d'actes dont les dimensions qu'il suppose n'ont jamais été avérées. Parce qu'il ne s'en est pas trouvé au sein de la direction actuelle du parti du FLN, qui s'est autoproclamé légataire universel du Front de libération nationale historique, pour prendre la défense des sœurs combattantes Djamila Bouhired et Zohra Drif. Ni elles ni moi-même, pas plus que tous les militants sincères d'hier ou d'aujourd'hui, ne se font d'illusions sur les responsables actuels du FLN ou de ce qu'il en reste. Les intérêts de certains sont si importants de l'autre côté de la mer qu'il serait pour le moins déplacé de se prélasser à Neuilly et de protester à Alger. Serait-il à ce point si risqué de s'insurger contre des propos même menteurs de ceux qui travestissent la vérité historique ? On les pensait peinards chez eux et nous, bien chez nous. Chacun chez soi. Eux, occupés à se débarrasser du lourd passé, peu glorieux, d'exterminateurs colonialistes, et nous à panser encore et toujours les brûlures de la schlague et du knout, absorbés par notre reconstruction, après leur féroce tyrannie. La paix est venue après la guerre. Et quelle guerre ! En 1962, ceux qui devaient partir et qui l'ont voulu ont traversé la mer dans une émouvante bousculade. Les autres, tous les autres, je veux dire en cela, nous tous, la nation algérienne renaissante, indépendamment de notre origine ethnique ou religieuse, qui sommes restés, nous avons entrepris l'apprentissage du vivre-ensemble. Les choses, me semblait-il, étaient bien ainsi. L'oued s'en était retourné dans son lit. Pas tranquille toujours, souvent turbulent. Chacun, de part et d'autre, vivant ses réalités douces ou amères. Mais en dehors des petits coups fourrés, parfois perfides et pendables, que dédommageaient toujours les sourires diplomatiques et les risettes des convenances, l'ancien colonisateur et les nouveaux libres — et non libérés — essayaient tant bien que mal de se protéger les uns des autres, autant que faire se peut, et de maintenir leurs relations sur les rails du protocole et des accordances. Dire que les relations algéro-françaises ont été normales, c'est avouer une grave myopie politique. Personne, même les ambassadeurs les plus accommodants et les plénipotentiaires les plus empressés, n'oserait s'aventurer dans une analyse aussi distante de la vérité. Depuis l'indépendance, si chèrement recouvrée, il y a 54 ans, on parle de phénomène «d'attraction-répulsion» ; de «passion-aversion», etc. Bref, autant d'oxymores que d'articles à profusion et d'auteurs à foison pour qualifier des rapports chaotiques que bouscule encore et toujours une histoire lestée de l'accablant poids du colonialisme. Un peu plus d'un demi-siècle n'a pas suffi pour apaiser les meurtrissures d'un conflit pourtant prévu et inscrit dans l'évolution naturelle du monde. Mon frère et compagnon de lutte Frantz Fanon à écrit dans les Damnés de la Terre : «La décolonisation est un processus historique... C'est la rencontre de deux forces congénitalement antagonistes.... Leur première confrontation s'est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation – plus précisément, l'exploitation du colonisé par le colon — s'est poursuivie à grands renforts de baïonnettes et de canons. Le colon et le colonisé sont de vielles connaissances.» La question que je pose à mes anciens ennemis que j'ai affrontés sur le champ de bataille est : pouvait-il en être autrement ? De notre côté, la réponse est connue, elle a été énoncée le 1er novembre 1954. Pourtant, pour aborder le paragraphe de la violence puisque c'est de cela qu'il s'agit, l'appel des Pères fondateurs qui s'adressait aux militants de la cause nationale et au peuple algérien n'a pas manqué d'apostropher la puissance colonisatrice en lui disant ceci : «(...) Afin d'éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour sauver notre désir de paix, limiter les pertes en vies humaines et les effusions de sang, nous avançons une plate-forme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu'elles subjuguent, le droit de disposer d'eux-mêmes.» L'Etat français a refusé la main tendue en refusant «la reconnaissance de la nationalité algérienne» avec tous ses corolaires. Il a dit non «à l'ouverture de négociations avec les porte-parole du peuple algérien, sur la base de la reconnaissance de la souveraineté algérienne une et indivisible». Tout comme il a maintenu dans les geôles les détenus politiques et refusé d'abroger les mesures d'exception et tout l'arsenal de lois iniques et discriminatoires, patiemment mises en place pendant un siècle et quart de despotisme. Nos blessures et nos drames prouvent notre condition de colonisés, à vous de reconnaître vos responsabilités, toutes vos responsabilités, de colonisateurs. Car je pense en mon âme et conscience que pour que les peuples vivent un voisinage harmonieux, il faut dépassionner l'histoire. Mais pour cela, il est utile de décoloniser les esprits comme on a décolonisé la géographie.