Voilà dix-sept ans et quelques mois environ qu'elle est morte. Elle avait quarante-quatre ans. la nouvelle de sa mort est tombée comme un couperet. Une banale intervention chirurgicale, et voilà que tout mon quotidien a basculé. Mon père, à cette époque, était gravement malade et son décès ne m'aurait peut-être pas trop surpris. C'était d'ailleurs elle qui le consolait, lui parlait et l'encourageait à supporter ses douleurs. A avoir surtout foi en Dieu. Elle était très croyante. Je me rappelle de tous ces mois de Ramadhan où elle veillait tard. Elle fermait la porte de sa chambre et priait jusqu'à l'aube. Inoudh rachi wi etih el machi (se lève le malade alité et tombe le sain bien portant qui marche), me disait un vieux le jour de son enterrement. Il faisait allusion à mon père, qui était presque mourant, et elle qui était bien portante. Comme si le destin me disait : «non, je ne vais pas prendre ton père pour l'instant, il attendra encore quatre ans ! Mais je vais quand même t'arracher un autre être cher, ta sœur Meriem.» Meriem, l'institutrice d'arabe, quelques jours seulement après sa convalescence, a pris son cartable et a rejoint sa classe pour retrouver ses élèves à l'école Hassiba-Ben-Bouali à Tissemsilt. «Cette femme était tellement pudique, tellement bien élevée qu'elle me disait bonjour chaque matin sans lever sa tête en passant devant moi, au point où elle en avait le dos courbé», nous disait ammi Abdelkader, notre voisin de quartier. Elle a passé plus de 27 ans au service de l'enseignement. Chaque matin elle prenait le même chemin, tête baissée, son sac à la main pour retrouver sa classe. Elle s'inquiétait beaucoup plus pour ses élèves que pour sa santé. Pour moi, elle est morte la craie à la main. L'arbre qu'elle avait planté juste à côté de sa classe et qu'elle entretenait chaque jour n'a pas survécu à sa disparition et a dépéri quelques jours seulement après sa mort. Le jour de son enterrement, nous avons été surpris par le nombre impressionnant d'élèves venus nous présenter leurs condoléances. Ils sont venus de partout jeter un dernier regard sur son visage angélique. Le visage de celle qui leur a appris à lire leurs premières lettres d'arabe. Celle qui les a aidés à faire leurs premiers pas dans le monde du savoir. Le lendemain de ses obsèques, alors que nous nous recueillions sur sa tombe, nous avons été ému en voyant les innombrables fleurs déposées sur sa sépulture. Ses élèves étaient passés avant nous au cimetière. Il arrive qu'un souvenir se réveille soudain à partir d'un objet fétiche. Un objet ? Non, s'agissant de Meriem, c'est un cahier. Son cahier journal qu'elle entretenait comme elle entretenait ses élèves, son arbre et tous les membres de sa famille. Je le garde encore jalousement dans mes affaires personnelles car il contient entre ses pages son odeur ! Souvent, je le regarde, le palpe, le hume, l'ouvre et le serre contre ma poitrine. Elle a passé sa vie à se sacrifier. Elle s'est sacrifiée pour nous, ses frères et sœurs, pour ses élèves, ses collègues. Elle s'est sacrifiée pour le premier malheureux qu'elle croisait, pour les ménages qui s'ébranlaient, pour les isolés, j'allais dire pour tous les miséreux qui passaient dans la rue. Pour tous, elle avait dans son cœur des tonnes d'amour, de tendresse et de patience. J'ai vécu mon enfance et mon adolescence à côté d'elle, dans la même maison qu'elle... et j'ai compris après sa mort que toute sa vie, elle était bonne ! Bonne pour elle, pour les autres, bonne au fond d'elle-même ! Grâce à elle, j'ai pu terminer mes études supérieures. Et je me souviens qu'à la veille de chacun de mes voyages à l'université d'Oran, elle m'appelait et me remettait une somme d'argent en me répétant : «tant que tu poursuis tes études, je vais t'aider car il n'y a pas mieux que l'instruction dans la vie.» J'aurais aimé lui rendre un tout petit peu de ce qu'elle m'a donné durant toute sa vie. J'aurais aimé l'embrasser et la tenir fort dans mes bras avant qu'elle ne quitte ce monde. J'aurais aimé lui dire tout simplement : «je t'aime Meriem !» Les souvenirs de ma chère sœur sont en moi, toujours présents et je n'ai qu'à fermer les yeux pour qu'ils m'assaillent brutalement et fassent renaître des images, des visages, des sensations, des odeurs... Hélas, le plus grand malheur dans le monde c'est d'aimer de tout cœur un être cher et le perdre brusquement. La mort nous rappelle à chaque instant qu'elle est toujours là et qu'elle peut frapper à tout moment. «Tu n'es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis», pour reprendre Victor Hugo.