Mes souvenirs du lycée Billal de Tissemsilt sont nombreux. J'y ai passé trois ans. J'en garde de très bons et de moins bons, mais celui qui reste gravé dans ma mémoire, c'est la rumeur de la mort de notre professeur d'histoire-géographie, M. Ameur. Un professeur pas très grand de taille, des yeux noisette, un visage rond, des cheveux noirs et un sourire qui ne quittait jamais ses lèvres. Généreux et très aimable, il riait tout le temps. Il avait toujours une nouvelle blague à raconter. Je ne l'avais jamais vu en colère, mais il était d'une sévérité et d'un sérieux inébranlables. J'aimais beaucoup ses cours car il avait une façon bien particulière d'expliquer les événements historiques. On avait l'impression de suivre un film en direct et les minutes passaient rapidement durant son cours. On ne s'en lassait point avec lui. Je n'ai jamais obtenu la moyenne, mais je ne me plaignais jamais car, au fond de moi, je sentais que j'apprenais beaucoup, et que la méthode pédagogique qu'il adoptait avec nous allait nous mener inévitablement vers la réussite. En effet, la majorité des élèves avait obtenu une très bonne note en histoire-géo au bac ! Je me souviens du jour où, voulant le taquiner, un élève turbulent caricatura, avant qu'il n'entre en classe, son portrait sur le tableau et en rabattit les deux volets. Nous étions impatients de voir sa réaction. Il ouvrit le tableau et un silence sidéral s'installa. On s'attendait à une violente colère de sa part, mais à notre étonnement et avec un sang-froid digne des grands professionnels, il observa longuement le dessin, puis l'effaça sans dire un mot ! Il mentionna au tableau la date et l'intitulé de la séance. Et à notre étonnement, on s'est aperçu que ce qu'il avait écrit n'avait aucun rapport ni avec l'histoire ni avec la géographie ! C'était un cours de philosophie qu'il allait nous transmettre. En effet, il avait écrit comme titre de la leçon, la transgression, et commença à la définir et à l'expliquer d'une manière très philosophique. Il nous brossa un tableau exhaustif de cette notion chez différents philosophes. Et là, on avait compris qu'il répondait intelligemment à la provocation en nous donnant une véritable leçon de morale : ne jamais empiéter sur l'intimité d'autrui ! Même «le coupable» suivait avec intérêt ce qu'il disait. C'était là l'une de ses formidables prouesses pédagogiques que j'appréciais tant. Et notre admiration pour lui ne cessait d'augmenter. En dehors de la classe, il appréciait la compagnie de notre professeur de français, un gentleman de grande taille et d'une une très forte personnalité. Instruit, sage et lucide, il a réussi à gagner notre estime. Mais contrairement à M. Ameur, personne n'osait communiquer, non pas parce qu'il était sévère ou orgueilleux, mais parce qu'il ne parlait que la langue de Voltaire et comme nous ne magnions pas le verbe aussi facilement que lui, nous nous arrangions pour éviter de lui parler au risque de commettre des bêtises linguistiques ! On aurait payé cher pour le voir parler en arabe et on se demandait si chez lui, il s'exprimait aussi en français. Quand on lui demandait pourquoi, il ne nous a jamais expliqué quoi que ce soit en arabe, il répondait par une autre question : «Est-ce que je vous enseigne le français ou l'arabe ? Faites un effort et prenez la parole dans cette langue. N'ayez crainte, je suis là pour vous corriger, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs, non ?» nous répétait-il souvent ! Eh oui, il avait entièrement raison. Nos deux professeurs avaient plusieurs points en commun : la compétence, le sérieux et surtout une flexibilité dans leur manière d'enseigner très singulière et qu'on ne retrouvait pas chez les autres qui, à la moindre bêtise ou devoir oublié, nous ordonnaient : «La surveillance, je veux voir vos parents !» Un jour de Ramadhan, je me rappelle comme si cela datait d'hier, l'annonce de sa mort se répandit dans le lycée comme une traînée de poudre. Personne n'osait y croire. «Oh! mon Dieu, ce n'est pas vrai», criaient les élèves. Des évanouissements, des larmes et des hurlements fusaient de toutes parts. Comme si le ciel nous était tombé sur la tête. On est sorti en courant de la classe à la recherche de notre professeur de français pour qu'il nous confirme ou nous infirme la mauvaise nouvelle. «C'est vrai, il a été hospitalisé hier soir car sa tension artérielle était un peu élevée mais sans gravité.» Il paniqua lui aussi et prit tout de suite son téléphone et le contacta. En l'entendant parler avec lui et en voyant le signe d'apaisement qu'il nous faisait, un grand soulagement se lisait sur tous les visages. C'était une rumeur ! En effet, le jour de son hospitalisation, un autre patient qui portrait le même prénom que lui a été admis aux urgences avec les mêmes symptômes et succomba suite à un pic de tension. On avait remercié Dieu, et on a su combien on aimait notre cher professeur. Ce jour-là, même les couloirs de l'hôpital ne pouvaient contenir le flux des élèves qui venaient s'enquérir de sa santé ! Comble de l'ironie, celui qui nous a tous devancés à l'hôpital, pour lui rendre visite, n'était autre que Hamza ! L'auteur de la fameuse caricature. Il était devant son maître les larmes aux yeux. Des larmes pleines de regrets ! Et moi, en portant un regard admirateur sur mon professeur favori, je me suis dit : «ce n'est pas lui qui est mort, mais c'est son mal !» (Charo mat ! Un adage bien de chez-nous). Actuellement, il est chef d'un établissement scolaire, promotion qu'il mérite bien. Je le croise souvent, et il n'a pas changé d'un iota si ce n'est les quelques cheveux blancs qui ont envahi sa tête. Ce qu'il y a de plus doux au monde, c'est la tristesse qu'on partage : les larmes qui se mêlent à d'autres larmes sont un baume pour la douleur, pour reprendre George Sand.