Nadim, le héros de cette histoire, est un jeune à qui il ne manque rien pour avoir sa place au soleil. Ingénieur en électronique, il travaille bien, possède une maison... Seulement voilà, il se sent de plus en plus mal dans sa peau. Non, Nadim ne fait pas de la neurasthénie. Certes, il traîne sa mélancolie comme un boulet, mais sa philosophie existentielle laisse une part au rêve. Il veut vivre, sortir de son malêtre, trouver son équilibre psychologique et nourrir sa vitalité. Nadim expérimente toutes sortes de solutions de substitution. Sans résultat. Il finit par se convaincre de l'unique remède à son spleen : la harga. Partir, aller voir ailleurs. On dit que l'herbe y est plus verte, l'air plus respirable. Une fois de l'autre côté, le maléfice jeté sur lui n'aura sûrement plus d'effet. Désormais ragaillardi par l'attrait de l'aventure, l'ancien stakhanoviste reprend du galon. A la différence que le goût du risque va supplanter le travail acharné, le seul moyen qu'il avait d'échapper à ses angoisses et à ses frustrations. Une harga placée sous la perspective d'une aventure humaine avec ce qu'elle comporte d'expériences et d'activités nouvelles. Ce ne sera donc pas le plongeon de la mort, mais un peu comme les profondeurs marines où les poissons cherchent leur vie. Nadim se considère un homme libre, un citoyen du monde qui réfléchit en intellectuel et qui calcule les risques. Lui et son ami Bassit «empruntent» un chalutier dans un port de l'Ouest. La tentative échoue. Peu importe, le passage à l'acte est déjà une délivrance. Malgré les tracasseries qui s'ensuivent, Nadim pressent le retour de la pulsion de vie, cette ivresse que donne l'éros générateur d'énergie et d'élan vital. Exit thanatos et les pulsions de mort, une nouvelle vie commence. Du moins ses prémices... Avec La harga, déraison et raisons, Hamouda Mansour signe un roman un peu à contre-courant des poncifs et des lieux communs sur le thème de la harga. Le lecteur découvre une histoire, un cadre et des personnages nouveaux, le tout loin des caricatures et des stéréotypes qu'en donnent les médias et la plupart des auteurs. A l'image des personnages, décrits de manière vivante, comme si Hamouda Mansour se trouvait à l'intérieur de leur esprit. Des personnages complexes, intéressants surtout, dans la mesure où le lecteur trouve une bonne source d'information concernant leurs raisons d'agir de telle ou telle manière. Mais si l'auteur a pu créer des personnages crédibles, c'est d'abord parce que lui-même a éprouvé toutes les émotions humaines des vertes années ; ensuite parce qu'il a toujours travaillé dans le secteur de l'éducation et de la formation. Aujourd'hui à la retraite, il ose promener un regard à la fois tendre et juste sur la jeunesse algérienne, notamment à travers un héros (Nadim) qui n'est la copie de personne. Exemple de réflexion, choisi au hasard : «Contrairement à ce que l'on pense, ce mécontement, commun à de nombreux jeunes, n'est rien d'autre qu'un simple courant de pensée tout à fait transitoire sans aucune ambition politique et encore moins idéologique. Il faudrait, à notre sens, non pas chercher à le domestiquer au sens le plus étroit du terme ni l'étouffer par la pénalisation mais le comprendre, le canaliser intelligemment et l'orienter. Il faut bien que jeunesse se passe aussi !» Et si Nadim, la mort dans l'âme, s'est résolu à la harga, c'est bien parce que contraint et forcé par son drame existentiel. «La raison essentielle, explique-t-il à la présidente du tribunal qui allait le juger, est la déprime qui me gagne chaque soir en quittant mon travail. Si ce n'est pas à regagner ma couche pour observer sans arrêt les quatre murs de ma chambre dont j'ai fini par connaître la moindre fissure, c'est recroquevillé sur des parpaings rugueux que je me retrouve avec des camarades à battre et à taquiner sans arrêt les dominos. A mon âge j'ai besoin d'un équilibre psychologique que seule une diversification des activités récréatives peut procurer. Mais cette chance ne nous est pas encore offerte et quand elle l'est de façon parcimonieuse, c'est un leurre et nous restons sur notre faim». L'histoire de Nadim est ici décrite de façon honnête, de sorte que le lecteur de fiction sérieuse trouve à chaque fois des réponses sincères à ses questions et des informations sur le monde réel (la société algérienne, l'histoire, les expatriés...). Par la voix de Nadim, rappel aussi de certaines vérités relatives à la valeur et à la justification de l'existence ou de ce qui fait l'Algérien. «L'Algérien aime le bruit, les coups de feu lors des fêtes campagnardes (...), les explosions de pétards, les explosions de joie, les explosions de colère et même les explosions de générosité. Cette dépense d'énergie est libératrice, à n'en pas douter.» Malheureusement, il n'y a rien de tout ça, ou si peu. A la place, la tristesse, l'indifférence générale, «le marasme partagé et le recul de la foi, de l'amour et de la confiance en tout ce qui se fait». La solution ? «Le remède consisterait à fédérer les raisons des uns et des autres et en dégager une synergie pour renaître à l'espoir, à la vie, et au recul de la méfiance. Alors chacun prendra du plaisir dans un pays à tous égards propice au bonheur qui fait tant défaut. Notre peuple aime danser, aime chanter mais il se trouve réduit à attendre l'apocalypse !» Retour à la série d'événements qui constituent l'intrigue. Nadim a vécu la prison. Il a purgé sa peine, se lance dans une autre activité... Puis il disparaît de la circulation. L'appel des sirènes de l'immigration clandestine en est la cause. Il n'a pu résister. Cette fois-ci, c'est une sirène en chair et en os qui le découvre «inconscient, affalé sur une belle plage au sable fin, les pieds encore dans l'eau». La bonne fée s'appelle Isabelle du Bûcher (une allégorie de la Reconquista ?). «Mon nom est un simple caprice d'état civil et n'a aucune espèce d'affinité avec le feu ou feue la Catholique de Castille», lui explique la charmante demoiselle «d'origine espagnole mais née en France». Aussitôt adopté par cette marraine providentielle, Nadim voit sa vie transformée. Petit poisson deviendra grand... La vie auparavant bête et monotone laisse progressivement place à l'existence dont rêvait Nadim, celle peuplée de beauté, de poésie et d'amour. Ce changement heureux a naturellement des effets bénéfiques sur sa relation au travail. Nadim a retrouvé sa vitalité, il peut enfin s'exprimer, montrer ses talents, penser à l'avenir. «L'être dit libre est celui qui peut réaliser ses projets», disait Sartre. L'aventure en Andalousie (ou la parabole andalouse), racontée dans la deuxième partie du roman avec beaucoup de sensibilité et d'affection pour la jeunesse, ne signifie évidemment pas le but ultime du voyage ou la fin de la harga. Pour Hamouda Mansour, le problème reste entier et continuera de soulever plus de questions qu'il ne trouvera de réponses (ou de solutions). A la fin du récit, Nadim et Isabelle se trouvent à Paris. Notre jeune héros a fait du chemin, il fait désormais partie de la diaspora algérienne à travers le monde. Mais peut-il rentrer dans son pays sans encourir une peine d'emprisonnement (la harga est un délit) ? Il pose la question à la présidente du tribunal qui l'avait jugé à l'époque, et rencontrée là fortuitement. Oui, sans aucun doute. «Nadim a un problème avec la justice humaine», dirait l'auteur. Cette œuvre littéraire de Hamouda Mansour, vraiment agréable à lire, offre, en tout cas, une belle leçon de pédagogie et de psychologie sociale. Voilà bien un écrivain et éducateur qui comprend parfaitement le jeune, sait analyser ses motivations, ses désirs et ses rêves. La lecture de ce livre fera du bien aux parents, aux enseignants... Les jeunes lecteurs y trouveront eux aussi cette dimension ludique propre aux histoires qui vous emmènent dans un voyage onirique sans risque (de harga). Hocine Tamou Hamouda Mansour, La harga, déraison et raisons, ENAG Editions, Alger 2014, 278 page.