La montée au créneau des cercles hostiles à la modernisation de l'école algérienne a de quoi soulever bien des questions et des craintes. Ils ont bien du souffle, malgré leurs nombreuses campagnes médiatiques autour de revendications restées vaines jusque-là, car irréalisables dans un Etat civil — et non théocratique. Les voilà de retour en demandant un statut particulier pour les «écoles dites coraniques». L'un des animateurs de cette polémique n'est autre qu'un ancien cadre supérieur de l'éducation nationale (décennie 1980) à la retraite et qui, par la suite, a officié pendant longtemps au ministère des Affaires religieuses. Ce sympathique monsieur affirme : «les écoles coraniques doivent être gérées par une structure indépendante de toute tutelle, y compris du ministère des Affaires religieuses.» Une idée dangereuse déjà expérimentée au lendemain de l'indépendance par la création d'un enseignement dit «originel» avec sa propre tutelle rattachée au ministère des Affaires religieuses, avec à sa tête feu Belkacem Naït Belkacem. Idée dangereuse par le fait qu'elle dessine deux systèmes d'enseignement parallèles, ce qui est contraire aux dispositions de la Constitution. Cette dualité a existé jusqu'en 1975, quand feu Houari Boumediène supprimait cet enseignement «originel». La situation d'avant 1975 était des plus ubuesques. A la longue, elle risquait de mettre à mal la cohésion d'une société algérienne meurtrie par 130 années de colonisation ! Mais chassez le naturel, il revient au galop... Au grand galop. Disposant d'une force de frappe considérable, tant financière que médiatique et politique, les partisans de cette idée dangereuse remettent cette formule sur le tapis... en 2017. Ce genre de revendication — et d'autres du même acabit — est la caractéristique d'une pollution des mentalités : une régression par rapport aux années 1960-1970. Ce recul est plus qu'inquiétant. Il empêche notre pays d'entrer dans ce IIIe millénaire. De plus en plus nombreuses, ces mentalités sclérosées nous refusent l'accès – avec notre algérianité retrouvée — au TGV d'un monde développé qui roule, propulsé par les progrès fulgurants des sciences et de la technologie. N'est-il pas bizarre qu'en 2017, des voix veulent nous ramener à un passé douloureux ? En effet, pendant la longue nuit coloniale, les enfants «indigènes», notamment ceux des dechras et des villages de montagnes, étaient privés de scolarisation. Leurs parents n'avaient d'autre choix que de les envoyer dans les mosquées et les zaouïas pour apprendre/mémoriser le Saint Coran et les rudiments de la langue arabe. C'était aussi le seul moyen de résister culturellement au rouleau compresseur de l'assimilation/acculturation que voulait imposer le pouvoir colonial. A l'époque, les zaouïas et les mosquées offraient cette opportunité de vivre notre identité religieuse et la préserver. Ne bénéficiaient de la scolarité universelle que les enfants algériens qui avaient la chance d'avoir des parents citadins. Ils étaient une minorité et souffraient l'exclusion des études supérieures — rarement au-delà du certificat d'études primaires. Il est aisé de connaître la frustration des parents et des enfants privés de cette scolarisation. Une frustration qui se manifesta au lendemain de l'indépendance où les administrations des écoles avaient toutes les peines du monde à satisfaire cette masse impressionnante de parents descendus des villages et des dechras pour assiéger les portails des établissements scolaires. Ils voulaient inscrire leurs enfants dans le temple du savoir. Pour ceux qui se rappellent, la première rentrée d'école de l'Algérie indépendante, en octobre 1962, a offert une image emblématique d'un peuple longtemps privé des lumières de la connaissance. Pour ces hommes et ces femmes, l'indépendance devait signifier, d'abord et avant tout, une place pédagogique pour leurs enfants. Et ils avaient raison. Pour eux, les études dans les mosquées et les zaouias ne pouvaient pas mener loin dans la vie moderne, synonyme de poste de travail, de diplômes, de compétences intellectuelles et professionnelles. Le mérite de l'Etat algérien a été de placer l'éducation obligatoire et gratuite comme priorité de sa politique, et ce, dès le recouvrement du drapeau. Aussi, nous ne pouvons que saluer cette décision de feu Houari Boumediène (la suppression de l'enseignement originel), et qui débouchait sur l'intégration dans les établissements scolaires classiques des élèves de cet enseignement «originel», en réalité enseignement religieux. On les appelait «ettolba», en provenance des zaouïas, des instituts religieux et des écoles coraniques du pays. Tous pauvres, pour leur écrasante majorité. Ce n'était que justice ! Ces enfants et adolescents allaient enfin goûter aux bénéfices de la scolarisation. Une majorité d'entre eux fit de brillantes études dans le domaine des mathématiques, de la technologie et des sciences. Ils accédèrent à des emplois enviés et contribuèrent à sortir leurs familles de la précarité sociale. Auraient-ils eu cette possibilité si l'Etat algérien avait maintenu cet enseignement originel (religieux) en parallèle d'une école universelle qui serait réservée à une seule catégorie d'élèves, les citadins ? Personne ne critiqua cette volonté de l'Etat algérien de placer tous les enfants sur un pied d'égalité et d'offrir à tous, sans exception, cette instruction moderne tant rêvée par les aînés, martyrs et moudjahidine. Cette décision ne signifiait pas pour autant une rupture avec les enseignements moraux du Saint Coran. Dès le début, une discipline scolaire verra le jour dans l'emploi du temps des élèves algériens, l'ECMR (éducation civique, morale et religieuse). Malheureusement, depuis une trentaine d'années (au milieu des années 1980), l'ECMR a laissé place à une discipline totalement différente : l'éducation islamique. A la longue, on s'apercevra qu'elle n'avait d'islamique que le nom. En réalité, de par son contenu et sa méthodologie, elle dériva vers une «éducation au wahhabisme». Le wahhabisme étant une idéologie dénoncée par la Conférence islamique internationale de Grozny, en Tchétchénie, en 2015. Le grand muphti d'El Azhar n'a-t-il pas déclaré que «le wahhabisme est une secte contraire aux préceptes de l'Islam» ? Chez nous, le wahhabisme fait fantasmer bien des politiques, relayés, depuis peu, par des médias zélés, lourds et légers, au point où la société algérienne en est contaminée jusqu'à l'overdose. Notre pays croule sous le poids de son diktat. La liste détaillée est longue à dresser. De quoi remplir une page de journal : tenue vestimentaire ostentatoire copiée sur celle des pays du Golfe ; comportement quotidien entre bigoterie et fanatisme ; émissions du petit écran dignes des TVRoquia satellisées sur Nilesat ; rejet de la vaccination obligatoire, mais engouement pour la roqia, la hijama, l'interprétation des rêves et le charlatanisme médical ; l'importation, par containers entiers, de livres «made in wahhabistan» et qui inondent les librairies et les bibliothèques scolaires et universitaires... D'ailleurs, un de ces libraires/importateurs est en prison pour collusion idéologique. Afin de prendre le pouvoir par les urnes, les partisans de cette idéologie ont tout misé sur l'endoctrinement du corps social, sur le long terme. Et ils sont sur le point de gagner. Dorénavant, avec une société travaillée au corps et soumise, la situation devient propice. Le champ est libre pour un lobby wahhabiste ayant pignon sur des rues dubaïsées et triomphant. Après la suppression de l'ECMR (mi-1980), ses promoteurs, rejoints par les forces de l'argent, veulent revenir aux fondamentaux de l'enseignement originel (contenus et méthode d'enseignement), supprimé par feu H. Boumediène. Soutenus par la force de frappe d'un lobby médiatique et politico-financier, ils passent à la vitesse supérieure. Ils veulent contraindre l'Etat algérien à donner un statut particulier à ces centaines de milliers de tolba/élèves, issus de familles pauvres alors que leur place est logiquement sur les bancs du système éducatif (scolaire, professionnel et universitaire) – et non ailleurs. Eclairage A titre de rappel, le retour aux fondamentaux de l'enseignement religieux (version années 1962-1975) est déjà acté au sein du ministère des Affaires religieuses dès le début des années 1990 (coïncidence bizarre !). Ce fut la création d'un système d'enseignement religieux parallèle à celui officiel prévu par la Constitution du pays. Il regroupe des milliers de classes, soit des centaines de milliers d'enfants. C'est quasi un MEN-bis, avec un organigramme et un fonctionnement, un organe qui édite des ouvrages didactiques de contenu religieux sans rapport avec le réfèrent pédagogique national, celui du MEN (qui n'est pas net — loin s'en faut). Une armada d'inspecteurs qui veillent au grain quant à la conformité du programme tracé, souvent en déphasage avec celui du MEN. Bref, depuis plus de vingt ans, cet enseignement originel refait surface en catimini. Il ne reste à ses parrains qu'à l'officialiser en l'éloignant des velléités de modernisation voulue par le ministre de tutelle, M. Mohamed Aïssa. Pour les incrédules que nous sommes, il y a une question qui n'a jamais été posée : qui sont ces élèves inscrits dans les écoles coraniques et les zaouias ? Une enquête statistique nous donnerait sûrement le profil exact. Et il n'y en a qu'un seul : des enfants issus de familles pauvres. Ces dernières acceptent d'y envoyer leurs enfants pour qu'ils soient pris en charge matériellement, les «bienfaiteurs» sont nombreux qui aident financièrement. A-t-on vu les enfants issus de familles aisées fréquenter cet enseignement religieux ? Jamais ! Ces mêmes personnes à l'origine de cette polémique accepteront-ils d'y envoyer leurs enfants ou leurs petits-enfants ? Jamais ! Cette anecdote vécue dans une petite ville de Kabylie nous renseigne sur l'état d'esprit des promoteurs de cet enseignement originel. Il y a de cela une vingtaine d'années — déjà la pub s'affichait ! —, l'imam de la mosquée avait consacré la moitié de son sermon à exhorter les parents à inscrire, au moins, un de leurs garçons dans les zaouias de la région. Notre brave imam s'inquiétait de la situation de celles-ci. Elles se vidaient inexorablement — les parents leur préférant les études classiques. A la fin de la prière, un fidèle l'interpella en ces termes : «Vous, vos enfants, l'un est médecin, l'autre ingénieur. Pourquoi ne les avez-vous pas envoyés à la zaouia ? Il n'est pas trop tard, vous pouvez toujours y envoyer un de vos petits-enfants.» Point de réponse ! C'est dire ! Pour ceux qui se souviennent. A travers cette revendication de l'octroi d'un statut particulier pour l'enseignement religieux, nous assistons au remake de la grande tartufferie des années 1980(*). A l'époque, devant les ouvriers des chantiers et des domaines agricoles, face aux caméras de l'Unique TV, les apparatchiks du parti unique chantaient les louanges de l'arabisation (en fait point d'arabisation, mais une wahhabisation). Toutefois, en bons tartuffes, ils prenaient la précaution d'inscrire leurs enfants dans les classes francisées ou, pour les plus influents, au lycée Descartes (actuel Bouamama). Les classes arabisées étaient réservées aux enfants des bidonvilles, des quartiers populaires et des dechras enclavées – aux héritiers des damnés de la terre. Le résultat ne tardera pas être connu. Amer ! Le remake de ce douloureux scénario serait-il à l'ordre du jour ? Certes, de nos jours, les jeunes couples travaillant tous les deux, il reste que beaucoup de parents envoient leurs enfants en bas âge (3-5 ans) dans la mosquée du quartier faute de place dans les crèches ou dans les écoles maternelles. Et là se pose une question cruciale autour du préscolaire dans les mosquées, sachant que ce type d'éducation (pour les 3-5 ans) est exigeant. Leur prise en charge est-elle conforme aux normes requises par la pédagogie du préscolaire ? Des salles aux normes (superficie, cour, aires de jeux, sanitaires, aération, ensoleillement, agencement des coins, jeux, équipement et matériel), un effectif réduit, un contenu et une méthodologie pédagogique appropriés et en phase avec la psychologie de l'enfant, un encadrement qualifié dans la pédagogie du préscolaire, laquelle pédagogie est codifiée scientifiquement. La réponse est non ! D'où l'urgence d'appliquer les dispositions de la loi d'orientation sur l'éducation nationale (janvier 2008) qui stipule que «le secteur de l'éducation est une priorité nationale». Ainsi, l'Etat doit tout entreprendre pour généraliser le préscolaire à partir de 4 ans et encourager la création de crèches et de jardins d'enfants. En attendant l'avènement d'une telle politique salvatrice, il y a lieu de souligner la décision prise par les ministres des Affaires religieuses et de l'Education nationale en 2015. Il s'agit d'une coordination pédagogique pour assurer un minimum de cohésion à la prise en charge des enfants du préscolaire des mosquées, leur garantir les prérequis de la 1re année du primaire. Une coordination qu'il faut élargir aux autres secteurs promoteurs du préscolaire. Il y va de la cohésion de la société algérienne et de l'équité en matière de prestations éducatives. Quant à ceux et celles qui ont peur que leurs enfants n'apprennent pas le Saint Coran dans les écoles de la République, il faut leur préciser que l'emploi du temps des élèves algériens prévoit un horaire largement suffisant. De la classe préscolaire à la fin de terminale, ce sont des centaines d'heures cumulées qui sont affectées à cet enseignement religieux, y compris une filière de charia islamique dans toutes les universités du pays. Et ce, depuis 1962 ! Alors, comment expliquer que des enfants et des adolescents se retrouvent dans des zaouias alors que leur place doit être, soit à l'école, soit dans une école professionnelle ou en apprentissage, voire à l'université ? On nous dit que c'est pour former des imams. Mais un imam est un fonctionnaire formé pour cette fonction et il est, en principe, titulaire d'un diplôme académique. Quelque chose ne tourne pas rond dans ce «pays des miracles (bilad elmo3djizate)». Avec cette idée dangereuse, la société risque l'implosion en plusieurs sectes pseudo-religieuses sous la houlette du parrain idéologique du monde arabe : le wahhabisme dollarisé. A méditer Dans un rapport en date de 2016, la CIA nous apprend que les pays exportateurs du wahhabisme ont consacré un budget de 900 milliards de dollars pour répandre cette idéologie à travers le monde — à commencer par les pays arabes et musulmans(*). Cela sous la forme de bourses généreuses pour leurs étudiants, l'ouverture dans ces pays d'établissements scolaires, le financement occulte de journaux, de radios et de chaînes télévisées privées, l'exportation via des maisons d'édition locales de containers entiers de livres de propagande (sous couvert du label «livre religieux»). Dans chaque pays touché par la grâce de ces pétrodollars, se sont constitués des empires colossaux qui peuvent à tout moment ébranler la sécurité des régimes en place. La Turquie en est l'exemple le plus parfait. L'empire de Gülen, ce wahhabiste-soft, a infiltré d'abord les partis politiques, les médias et le système éducatif (écoles et universités) pour toucher aux forces de sécurité, à l'armée et à toutes les autres institutions de la République, la justice notamment. Quid de l'Algérie ? Quant aux écoles dites coraniques, nous avons vu avec l'exemple pakistano-afghan. Financées depuis les années 1980 par de généreux donateurs en pétrodollars, ces écoles ont rempli leur objectif à long terme : former les fameux talibans au service d'un modèle de société bien précis. Et que l'Algérie a expérimenté — malgré elle, le temps d'une décennie sanglante. Alors se pose à nos plus hautes autorités la seule question qui vaille : école de la République pour tous les enfants du pays, sans exclusion sociale, ou système éducatif bicéphal tel que voulu par certains cercles ? Un système éducatif porteur de tous les dangers pour la République et le pays. Demain, quelle sera l'étape suivante après l'officialisation d'un statut particulier pour ces écoles — ils les appellent «écoles coraniques» pour leur donner un caractère sacré et culpabiliser tout éventuel contradicteur ? Nos wahhabistes bon teint exigeront une formation et un enseignement professionnels, ainsi qu'une université aux couleurs vertes de leur idéologie. Et ce, en attendant de s‘attaquer à d'autres secteurs sensibles (si ce n'est déjà fait). Par ailleurs, la responsabilité des médias algériens est engagée. Ils doivent faire preuve de patriotisme pour sensibiliser et informer des dérives sectaires, au nom de la religion, constatées au quotidien. Et là aussi se pose une autre question «à la Gülen turc» : pourquoi ces zélés journalistes et patrons de presse obsédés par l'audimat n'ont jamais critiqué les méfaits et les scandales de leurs parrains idéologiques ? Le syndrome turc n'est pas loin de nos rives. Il avance... à pas de loup ! A. T. In L'enseignement du français en Algérie ou l'impossible éradication — éditions Barzakh — Préface de Amin Zaoui. Voir pour cela le récent article de notre ami Amar Belhimeur sur l'Indonésie (wahhabisée) — in le Soir d'Algérie.