Par Ahmed Halli [email protected] Je ne sais plus qui a dit «en Algérie, lorsqu'on veut enterrer un problème, on lui crée une commission», ou on lui organise des colloques, des séminaires d'où sortiront des résolutions ou des recommandations sans lendemain. Qui se souvient du Colloque international d'Alger sur le terrorisme et de ses brillantes conférences qui traitaient du «terrorisme islamiste», et non pas du «terrorisme» ? C'était en octobre 2002, il y a plus de quinze ans, avant que les problèmes posés et les solutions préconisées n'aillent rejoindre d'autres résolutions et engagements au cimetière des velléités. Depuis, le «terrorisme» tout court a supplanté le «terrorisme islamiste», le vrai, qui n'en finit pas de parler de lui, mais dont les responsables sont quasiment blanchis. Ces derniers ont commencé par proclamer et ont fini par imposer l'idée que «l'Islam n'a rien à voir avec le terrorisme», en dépit des organisations terroristes qui nous prouvent le contraire. Quoi de plus simple, ensuite, que de faire avaler la couleuvre en recourant à l'excommunication et en décrétant que les terroristes «ne sont pas des musulmans». C'est facile, trop facile, mais d'une efficacité redoutable sur les peuples musulmans, aussi envoûtés par l'islamisme qu'ils ont été subjugués par l'occupation ottomane ou par le colonialisme européen. Et tellement plus rassurant et plus réconfortant de se dire après chaque carnage, que les bouchers «ne sont pas comme moi, puisqu'ils ne sont pas de la même religion que moi», et vogue la galère ! Le procédé a fait école et s'est répandu non seulement dans le monde musulman, mais encore en Occident, où la crainte de vexer «l'islamisme modéré» fait conjuguer la même antienne. Et puis ne l'oublions jamais : l'islam est la religion du «juste milieu», et ceux qui sont tentés de se décaler, même légèrement, s'excluent d'eux-mêmes et sont «les perdants». C'est au nom de ce juste milieu, la «wassatia», dont elle se réclame jusqu'à l'essoufflement, que l'Université Al-Azhar du Caire s'évertue à tenir la canne par le milieu. Ce qui n'est pas nécessairement un signe d'inefficacité, puisque la poignée de la canne est souvent utilisée pour agripper des intellectuels qui ne sont pas d'accord avec le conservatisme des «Grands Ulémas». Les savantissimes et tout-puissants cheikhs d'Al-Azhar osent même défier l'omnipotent Président Sissi, en refusant de se réformer ou de changer quoi que ce soit à leur statut. Ils l'ont fait savoir, la semaine dernière, en affirmant après le discours d'usage sur le «juste milieu», que toute attaque contre Al-Azhar doit être considérée comme une attaque contre l'Islam ! Cela signifie que l'institution percluse se réserve désormais le droit de faire jouer la fameuse loi liberticide sur l'outrage aux religions, dont elle a usé jusqu'ici avec une certaine modération. Se sentant à nouveau visé, le penseur réformiste Islam Buhaïri a réagi en s'insurgeant contre le statut d'infaillibilité et d'impeccabilité que veulent s'octroyer les cheikhs : «Ce qui est choquant et affligeant, c'est qu'ils disent clairement que les ennemis d'Al-Azhar sont les ennemis de l'Islam. Cette seule ligne résume tout le mal que font à l'Egypte, à l'Islam et à l'humanité les dirigeants actuels d'Al-Azhar.» Le penseur controversé, qui projette de lancer une nouvelle émission télévisée intitulée «Islam libre», observe que ces dirigeants agissent de façon sournoise. «Après avoir accrédité l'idée que la critique de leurs personnes et de leurs idées est une critique de l'institution, ils passent à une étape supérieure en considérant que la critique de l'institution est une guerre contre l'Islam. Laisser Al-Azhar dans cet état avec ses dirigeants et ses méthodes équivaut à créer les causes directes et réelles de la destruction de l'Egypte», a conclu Islam Buhaïri. Dans le même ordre d'idées, le penseur Khaled Mountassar a affirmé que «cette déclaration serait le dernier clou au cercueil de l'Etat civil» si les Egyptiens l'acceptaient et s'y soumettaient. «Nous répétons tout le temps qu'il n'y a pas de clergé ni d'intermédiaires entre Dieu et ses créatures, mais cette déclaration entérine malheureusement l'existence d'un clergé et d'une inquisition», a-t-il souligné sur sa page Facebook. Quant au député Mohamed Abou Hamed, initiateur d'un projet de loi visant à réformer les statuts d'Al-Azhar, il s'est dit troublé par la réaction des cheikhs. «Cette déclaration mérite qu'on s'y arrête et qu'on y réponde avec fermeté, car les attaques contre ceux qui appellent à réformer l'institution sont hors de propos et inacceptables. Ceux qui appellent à réformer les méthodes d'Al-Azhar sont justement les cheikhs d'Al-Azhar, ainsi que d'autres institutions de l'Etat et les accusations des Grands Ulémas sont dangereuses», a-t-il dit. Le député note également que la déclaration se réfère indûment à des célébrités égyptiennes formées à Al-Azhar et attaquées par la même institution, à un moment ou à un autre. Il cite en particulier l'imam réformiste Mohamed Abdou, très critique en son temps envers les méthodes d'enseignement de l'institution religieuse. Alors qu'on lui demandait comment il pouvait attaquer des méthodes d'après lesquelles il avait été formé, Mohamed Abdou a répondu que «depuis, il avait nettoyé son esprit des déchets qui lui avaient été inculqués». En fait, cet acharnement d'Al-Azhar à se disculper des accusations de conservatisme et d'immobilisme semble être une réaction intempestive et disproportionnée aux critiques dont elle fait l'objet. Les critiques les plus sévères sont venues après les attentats contre deux églises coptes, il y a deux semaines, et elles ont eu pour auteur notre confrère Ibrahim Aïssa. Ce dernier avait affirmé sur une radio du Caire que les auteurs des attentats avaient agi en application de hadiths, attribués au Prophète de l'Islam et validés par l'imam Al-Boukhari. Ils croyaient donc agir en conformité avec les préceptes de l'Islam, même si l'Islam n'a rien à voir dans leur cheminement. Le journaliste a encore enfoncé le clou en ciblant directement Al-Azhar et en dénonçant les méthodes de Daesh qui étaient enseignées au sein de l'université millénaire. Ce n'est pas par hasard que la moitié de la déclaration d'Al-Azhar est consacrée à la défense du contenu de ses enseignements et que l'autre moitié contient des attaques contre l'ennemi juré, Ibrahim Aïssa. De quoi s'en faire un ami !