Youcef Merahi [email protected] Sur le chemin de ma route, j'ai rencontré des êtres d'un instant intense, avec lesquels j'ai partagé une colonie de vacances, un voyage à l'étranger, une instruction militaire ou une relation épistolaire. Puis après, les choses s'effilochent en toute simplicité. L'intensité du moment n'étant plus, chacun repart chez soi, portant au coin de la mémoire un lot de souvenirs. Par contre, il est des êtres qui, dès le premier abord, marquent le regard à jamais. Il est des êtres qui ont, en leur for intérieur, un je ne sais quoi qui irradie et pousse à la rencontre au long cours. Il est des êtres qui, comme ça, sans posture aucune, sans arrangement prémédité, laissent l'amitié prendre le pas sur le moment premier. C'est bête, me semble-t-il. Mais c'est ça la vie ! Je vois cette dernière comme un train qui chemine sur sa route en fer et qui, à chaque gare, prend le temps de la pause, pour laisser descendre quelques voyageurs arrivés au terme de leur souffle ; et d'autres qui montent pour affronter ce que nous appelons «vie». Trois lettres minuscules, c'est tout, pour un marathon que Sisyphe ne renierait pas. Il y a quelques mois, Hamid Nacer-Khodja est parti rejoindre l'immensité de l'azur. L'ami s'en est allé reposer son cœur immense dans un coin de Djelfa où il a fait son nid. Je m'étais dit qu'il était trop tôt pour lui de partir, de quitter ce train de la vie. Il avait encore des choses à faire, lui qui avait la passion de la dissection du Verbe. Aujourd'hui, un mois de mai, un mois où la nature ouvre l'ampleur de ses pétales à un soleil printanier, un pote, un ami, un frère, un mec de Bab-el-Oued, lui aussi, encore lui, a pris le pari de descendre à cette gare du non-retour. Abdelkrim Djilali, pote irremplaçable, s'en est allé sur la pointe des pieds, sans déranger quiconque ; je retrouve là son sens profond de la pudeur. Moi qui devais te voir cette semaine à Alger, cette ville qui porte aujourd'hui le deuil, moi qui ne sais plus désormais comment affronter le vide de toi dans cette ville où mes pas n'ont pas cessé de battre le pavé de l'accomplissement. Souviens-toi Krimo, ou Djilio, de l'ENA ! Nous étions au milieu des années soixante-dix ; toi et moi étions dans le même groupe de l'oral. Nous avions la conviction de nos vingt ans, l'insouciance de nos épaules, l'insensé de nos rêves et ce désir de bouffer la vie. Tu venais de Bab-el-Oued, un quartier que j'ai appris à aimer, un quartier où tu te sentais comme un poisson dans l'eau, un quartier qui a fait l'Histoire, un quartier où le peuple est vraiment chez lui. Tu devais débattre de la censure, je m'en rappelle précisément, parce que plus tard, tu as eu à y faire face. Personnellement, je devais questionner un texte de Dib ; ça m'allait bien, j'aimais faire le siège d'un écrivain. Et, on s'est retrouvé élève de l'ENA ; c'est comme ça qu'il faut dire ! Alors ? Alors, on a entamé l'apprentissage dans une ambiance quasi monacale ; même si le décor était agréable. Rappelle-toi Krimo, le groupe s'est immédiatement agrandi ; il y avait Mohamed B., de Bab-el-Oued, weld el houma ; puis Houria B. n'a pas tardé à embellir l'ambiance avec son regard pétillant et son franc-parler ; ah, comment oublier M'hamed Rachedi, le plus politique du groupe (à mon sens) ? N'a-t-il pas été parmi les 24 détenus du Printemps berbère ? Mourad B., venu tout droit de Tlemcen, avec son accent précieux, n'a pas tardé à être le noyau ; quand à Karima B., quetzal étincelant, elle était celle qui avait à tout moment un poème à réciter ; pas loin, Hamid Nacer-Khodja, notre aîné de deux ans, avait achevé l'écriture de son unique recueil de poèmes, Après la main. C'était ça, aussi, l'ENA ! Pas seulement le Dalloz, le tahtab, le col blanc et le formalisme administratif. Pour le journalisme, tu m'as mis le pied à l'étrier ; même si je bricolais déjà de la poésie. A l'Unité, ensuite ailleurs, l'ambiance était tout simplement merveilleuse ; Abdelmadjid Kaouah, Arezki Metref, Fouad Boughanem, Salah Chkirou, Améziane Ferhani et le sympathique Mohamed Dorbhan, victime de l'attentat terroriste contre Le Soir. Je ne sais pas comment domestiquer ces souvenirs. On devait se voir. On s'est parlé au téléphone, il y a quatre, cinq jours. Tu me parlais encore du documentaire sur la bleuite. Ta voix était enrouée. Tu m'as demandé de ne pas avoir peur ; j'ai pris froid, m'avais-tu dit. Toujours amical et aussi délicat. Je n'ai rien vu venir, pris par les choses de la vie. Tu avais encore le temps. Oui, j'aurais aimé venir te voir. Te voir, c'est tout ! Rien que ça ! Parce que tu es mon pote. Mon ami. Voir un ami, un pote, quoi de plus naturel ! On s'était donné rendez-vous ; je pourrai sortir, ce jour-là, me disais-tu. Maintenant, je sais que tu voulais me rassurer. Je ne sais plus quoi écrire. Je n'arrive même plus à pleurer. Un de nous s'en va ! C'est la rançon de la vie. Le train redémarre sans ta bouille, vieux routier. Alger ne sera plus la même sans toi, Djilio. A chaque halte du train, ma propre gare se rapproche ; je descendrai à la prochaine escale. Je suis serein, je te rassure. Mon ticket a été oblitéré, il faut bien. J'ai payé ma place, Krimo. J'ai une pensée, vraiment, vraiment, pour ta maman, cet ange de bonté, qui m'a toujours reçu comme un membre de la famille. Et toute la tribu, bien sûr ! Alors, cher ami, je te dis amicalement, à la revoyure !