Youcef Merahi [email protected] C'est la lettre la plus pénible que j'aurais à t'écrire, cher Hamid Nacer-Khodja. Il n'y a pas plus simple à rédiger qu'une lettre, par laquelle on transmet des nouvelles de soi. Mais là, c'est différent ! C'est différent, car la mort a encore fait des siennes. Elle est venue traînant ses volontés incorruptibles, pour faire son sale boulot. Elle est venue, impassible, montrer du doigt un être de lumière. Elle est venue, intransigeante, toquer à la porte d'un être vrai dans toute la plénitude du terme. Elle est venue, vêtue de son manteau de ténèbres, soutirer le dernier souffle de vie d'un être dont l'itinéraire est exemplaire, à plus d'un titre. C'est une lettre pénible, te dis-je Hamid. Je pensais pouvoir l'expédier en un seul coup de clavier. O comme j'étais naïf ! Maintenant que je me trouve face à la froideur de la machine, mes idées se brouillent dans un cerveau en marmelade. Et curieusement, des souvenirs remontent à la surface en un éclair. Des souvenirs qui couvrent presque une vie d'amitié que tu m'as prodiguée depuis ce jour où, à l'ENA, tu m'as presque enlevé de force l'ouvrage de Jean Sénac, Avant-corps/Suivi du Diwan du Noun. A ce jour, du reste, je n'arrive pas à me rappeler comment de ton regard de gerboise, tu as pu reconnaître ce recueil de poésie, un des plus pathétiques de notre poète. Tu me disais que tu l'as senti. Ressenti. Attiré. Je ne savais pas encore les liens qui t'unissaient à ce poète, dont la fulgurance a ébranlé toute une génération d'Algériens. Je l'ai, bien sûr, su plus tard. J'ai su que tu as mis de côté ta propre création pour t'occuper quasi exclusivement de la mémoire de Yahia El Wahrani. Je ne savais pas, non plus, que tu figurais dans son testament littéraire. Et tu as su honorer la confiance qui t'a été accordée, comme tu l'as fait avec tous ceux qui t'ont sollicité. Moi, en premier ! Tu as cassé l'oubli autour de son nom. Tu as mis en ordre sa documentation. Tu l'as présenté partout, ici et ailleurs. En attendant, ton unique recueil de poésie, Après la main (titre initial), traînait dans tes tiroirs, d'abord à l'ENA, au service militaire, à la Wilaya... Parce que la poésie ne s'édite plus. Tu disposais de la hauteur d'esprit pour ne pas t'offusquer de la chose. La poésie ne s'édite pas. Et alors ? La poésie est en nous, disais-tu ; en nous, et nulle part ailleurs. J'ai toujours aimé cette franchise intellectuelle. Mais tu n'arrêtais pas d'écrire. D'abord ton recueil, édité par la suite par les éditions Lazhari Labter, sous le titre La profonde terre du verbe aimer. Puis ton roman, Le jumeau visionnaire. Non, plutôt Le jumeau. Un roman ? Non, une confession. Un épanchement du cœur. Un journal intime. Une lettre pénible à écrire, te dis-je, cher Hamid Nacer-Khodja ! Te sachant très malade, je souhaitais te rendre visite, en compagnie d'Amin Zaoui. Tu m'avais donné ton accord, même si tu me rappelais gentiment que Djelfa était loin de Tizi. J'ai insisté. Qu'à cela ne tienne, ramène ta bobine. Sauf qu'en fin de soirée, je reçois un sms. Le tien. Tu me disais de ne pas venir. Que tu étais fatigué. Qu'une fois requinqué, tu allais m'appeler pour une chekhchoukha. Je ne voulais pas te contrarier, même si auparavant je l'ai fait involontairement. Comme la fois où j'ai tardé à te restituer la thèse sur El-Halladj. El-Halladj en Kabylie, me disais-tu. Un événement. Nous avions, ce jour-là, imaginé El-Halladj rencontrant Si Mohand. Un événement. Ai-je mal fait de n'être pas venu, tout de même, malgré ta demande ? Je ne sais pas. Mais je me sens néanmoins coupable. J'aurais voulu te dire... Quoi, cher Hamid Nacer-Khodja ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Avec le recul, je suis certain que j'aurais été intimidé. Pour la première fois de notre longue amitié, une amitié de l'ENA dans les années soixante-dix, j'aurais pu bégayer face au jumeau. J'ai pris sur moi. J'ai acquiescé. Quand tu iras mieux, je viendrai. Puis Djelfa ne m'est pas inconnue, grâce à toi. J'ai eu l'honneur de connaître ta tribu, ton épouse et tes enfants. Tes potes de la ville, aussi. Mais je n'ai jamais réussi à fouiller ta bibliothèque ; tu y tenais comme à la prunelle de tes yeux. Pénible cette lettre, cher Hamid Nacer-Khodja ! Ai-je le droit de dire que tu étais pour moi l'ami à la fidélité indéfectible. Vrai. Humain. Généreux. Attentionné. Désintéressé. Oui, j'ai eu l'honneur de compter parmi tes amis, malgré les vicissitudes de la vie, la distanciation (comme tu le formulais, toi-même), les impératifs professionnels et les aléas domestiques. Malgré cela, nos routes se sont toujours croisées. Et la poésie a fait le reste ! Pénible cette lettre, cher Hamid Nacer-Khodja ! Je t'ai appelé le lendemain de l'Aïd. On s'est souhaité «bonne fête». Et pour la première fois depuis ta maladie, tu as émis une plainte. Une toute petite. Inaudible. Le cœur. La circulation sanguine... O Seigneur ! Tu as repris ton équilibre, très vite. Puis, les livres. La littérature. Encore les livres. Et la poésie. Elle ne s'édite pas, m'avais-tu dit. Et alors ! Il ne faut pas cesser d'écrire. La poésie est la lumière du cœur, disais-tu. Qui d'autre que toi pourrait avouer cette vérité ? Il n'y a que toi ! Toi, l'Etre de Lumière ! Pénible cette lettre, cher Hamid Nacer-Khodja ! Tu m'avais, ce jour-là, promis de me rappeler. Tu ne l'as pas fait. Tu ne le feras plus jamais. Car la gueuse est passée par là. Cette catin, incorruptible jusqu'à l'os, a choisi le plus vrai d'entre nous, pour lui imposer l'impossible retour. J'ai pleuré. Je pleure, encore. Je n'ai aucune honte à l'avouer. Car je suis orphelin de toi, cher Hamid Nacer-Khodja. Un ressort s'est définitivement cassé en moi. Faut-il m'habiller du manteau de cynisme de certains ? Non, tu ne me le conseilles pas. Le manteau de dérision, alors. Oui, de temps en temps, pour oublier la dureté qui nous entoure. Désormais (Dieu, que l'inexorable me fait peur !), dans le coin du Ciel où tu te trouves, parmi les Purs, je t'imagine te frottant le menton et fixant l'immensité de l'autre rive, en souriant. A la revoyure, Hamid !