Par Larbi Sarrab(*) Au lendemain de l'indépendance de l'Algérie, le secteur public économique s'installait dans une position dominante au sein de l'économie nationale. Cette situation a été renforcée par la Constitution de 1976 en écartant le secteur privé de quasiment l'ensemble des secteurs d'activités économiques. Cette exclusion a été remise en cause par la Constitution de 1989 en consacrant la liberté de commerce et d'industrie, pour permettre plus de création d'entreprises privées et pour les impliquer dans le redressement économique du pays. Vingt-huit ans après, des voix s'élèvent quant à la distinction entre entreprises publiques et entreprises privées. Mais les pouvoirs publics se défendent d'un traitement de faveur des entreprises publiques au détriment des entreprises privées. Selon les discours officiels, le secteur privé ne restera pas en marge de leurs projets. Ces divergences sur la question d'égalité entre le secteur public et le secteur privé ne peuvent être tranchées qu'après examen des textes législatifs et règlementaires en la matière, sans omettre d'exposer les idées propagées dans l'opinion publique sur «le privé». Dès l'année 1988, les sociétés par actions à capitaux publics se sont vues attribuer le statut d'entreprise publique économique – EPE — avec la permission de porter, sur tous leurs actes et documents commerciaux, la mention distinctive EPE aux côtés des mentions obligatoires prévues par le code de commerce que sont la dénomination, la forme juridique et le montant du capital social. En 2001, les EPE sont mises hors champ d'application du code de commerce en vertu de l'ordonnance n°01-04 du 20 août 2001 qui est venue régir l'organisation, la gestion et la privatisation des EPE. Aux termes de l'article 6, les entreprises publiques dont l'activité revêt un caractère stratégique au regard du programme du gouvernement sont régies par un statut spécial fixé par voie réglementaire. Et comme le plan d'action du gouvernement pour le quinquennat 2015-2019 concerne le secteur bancaire, des travaux publics, de l'habitat, de l'hydraulique, du tourisme, de la pêche, de l'artisanat, etc., toutes les EPE deviennent stratégiques et se retrouvent mises hors champ d'application du code de commerce. Cette exclusion du champ d'application du code de commerce est renforcée par les textes relatifs à la concurrence, car les entreprises publiques économiques bénéficient, également, d'une dérogation relative à la concurrence. En vertu de l'article 9 de l'ordonnance n°03-03 du 19 juillet 2003 modifiée et complétée, relative à la concurrence, toutes les entreprises publiques qui accomplissent des missions de service public ou celles qui contribuent à améliorer l'emploi sont exclues de son champ d'application. C'est le cas de toutes les EPE du fait que le gouvernement les considère comme outil privilégié pour réduire le taux de chômage à une très faible proportion d'ici 2020, tel que le prévoit son plan d'action 2015-2019 ainsi que le schéma de restructuration du secteur public marchand élaboré en 2014 par le ministère de l'Industrie et des Mines et qui a inclus dans ses objectifs la préservation de l'emploi, la mise à niveau des ressources humaines et la création de postes d'emplois. La distinction entre le secteur public et le secteur privé s'illustre, également, par des mesures discriminatoires ayant été prises par les pouvoirs publics et qui demeurent à ce jour en vigueur, comme par exemple : les actes des EPE sont à établir gratuitement par la direction des Domaines tandis que les actes des entreprises privées sont à établir auprès des notaires moyennant des honoraires exorbitants ; les banques privées ne peuvent avoir dans leur portefeuille clients des entreprises publiques. Ou encore, les mesures discriminatoires prises par des institutions comme par exemple : les contrôles fiscaux ne s'appliquent jamais aux entreprises publiques. Les structures et les procédures y afférentes ne sont instituées que pour les entreprises privées considérées toutes comme fraudeuses ; les administrateurs des EPE sont affiliés à la Cnas et bénéficient des mêmes prestations sociales que les salariés, alors que les administrateurs et les gérants associés des entreprises privées sont affiliés à la Casnos. Ce qui ne leur donne pas droit au remboursement de congés de maladie, ni à celui de congé de maternité, ni aux allocations familiales, ni à la prime de scolarité ni au départ à la retraite à l'âge de 60 ans...; les salaires des travailleurs des entreprises privées ne sont jamais pris en charge par l'Etat lorsque leur entreprise est en difficulté, contrairement à ceux des entreprises publiques, lesquelles bénéficient régulièrement de dotations budgétaires à la moindre difficulté financière, en vue de garantir la rémunération de leurs employés. Plus grave, l'Etat, non seulement ne vient jamais au secours d'une entreprise privée en difficulté en vue d'assurer la rémunération de ses travailleurs comme il le fait pour les EPE, mais il ne règle même pas ses dettes envers les entreprises du bâtiment et des travaux publics, les entraînant ainsi à la disparition et la perte de nombreux emplois. Plus grave encore, eu égard aux interventions directes de l'Etat dans la gestion des entreprises privées, celles-ci deviennent publiques si l'on se réfère à la directive de la Commission européenne du 25-6-1980 qui stipule : «Est publique toute entreprise sur laquelle les pouvoirs publics peuvent exercer directement ou indirectement une influence dominante du fait de la propriété, de la participation financière ou des règles qui la régissent.» Conformément à cette directive, les entreprises soumises aux dispositifs Andi, ansej, anem, calpiref, Andpme... ne sont plus des entreprises privées du fait que l'Etat et ses démembrements les renferment dans un état de dépendance économique. Dans le cadre de ces dispositifs, l'Etat leur impose des activités de son choix et leur affecte son fonctionnaire rémunéré par les contribuables, pour aussi bien se charger de leur accompagnement que de contrôler le respect de leurs engagements. Même dans l'organisation des opérations des partenariats public/ privé, il ne sera concédé aux entreprises privées qu'une place à la périphérie du secteur public comme l'a prévu en 2013 le ministère de l'Industrie et de la Promotion des investissements. Dans ce cadre, elles sont à soumettre à un cahier des charges élaboré par la SGP sectorielle concernée. Et c'est à la SGP de décider du choix de l'entreprise privée à engager dans le partenariat. Cet esprit a été conservé lors des modifications introduites par loi portant promotion des PME. Comme si toutes ces discriminations ne suffisent pas, toutes les entreprises privées sont mises dans le même sac pour les diaboliser et les considérer comme fraudeuses et exploiteurs de pauvres travailleurs. Certes, des malhonnêtes et des hors-la-loi se sont retrouvés créateurs d'entreprises. Mais n'est-il pas plus juste d'accabler plutôt les institutions en charge de séparer le bon grain de l'ivraie et celles qui sont en charge de veiller au respect des lois ainsi que celles qui sont dotées de pouvoirs de coercition en cas de nécessité. Pour le recouvrement des impôts et taxes par exemple, faut-il accabler le ministère des Finances qui laisse 10 000 milliards de dinars impayés ou accabler «le privé» qui ne paie pas ses impôts ? La Cour des comptes a fait son choix. A l'opposé de certains partis politiques et syndicats, dans son rapport de 2014, elle a accablé le ministère des Finances eu égard aux prérogatives dont il dispose pour le recouvrement des impôts. En conclusion, des textes législatifs et des mesures règlementaires instaurent clairement un traitement de faveur au profit de l'entreprise publique par rapport à l'entreprise privée et la présence d'EPE sur le marché empêche le libre jeu de la concurrence d'autant plus que chaque ministre est devenu gestionnaire de fait des EPE se trouvant sous sa tutelle. Par conséquent, l'accès à l'investissement et à la création d'entreprises demeurera contraignant et les millions de demandeurs d'emploi qui arriveront sur le marché du travail au cours des prochaines années ne pourront pas être employés à cause du fonctionnement de l'économie algérienne dominée par un secteur public pourtant défaillant et qui empêche le développement du secteur privé. En outre, par ses interventions d'une telle ampleur dans l'économie, en dirigeant les entreprises de tous les secteurs, l'Etat algérien n'aura plus la capacité d'accomplir les missions de régulation de l'économie, indispensable pour sécuriser les opérateurs économiques, sachant que dans le droit économique français, réguler le marché consiste à y encadrer les comportements par l'édiction, en amont, de règles protectrices des intérêts légitimes en présence et le cas échéant l'application, en aval, d'une sanction quelconque de la règle. Dispositions que l'Etat algérien ne peut observer tant qu'il est à la fois opérateur économique et régulateur. En d'autres termes, il ne peut être juge et partie. La suppression de la distinction entre entreprise publique et entreprise privée ne peut être effective que lorsque l'économie nationale sera organisée, d'une part, en économie publique assurant des activités de service public et d'intérêt général à financer par des ressources budgétaires et à réaliser, non pas par des entreprises mais par des établissements publics à caractère administratif ou à caractère industriel et commercial, et d'autre part, en économie privée assurée par des entreprises et des sociétés assurant la satisfaction des besoins privés. Celles-ci sont à assujettir aux mêmes textes sans aucun régime spécifique ou dérogatoire pour une quelconque catégorie d'entre elles. Le code de commerce, le droit du travail et de la sécurité sociale, le droit de la concurrence, le droit fiscal, la loi sur l'environnement et la loi sur les pratiques commerciales sont à appliquer dans toutes leurs dispositions par toutes les personnes physiques et morales commerçantes pour supprimer la distinction entre les entreprises publiques et les entreprises privées. Espérons que le ministère du Commerce agira dans ce sens lors de la révision, qu'il vient d'annoncer, de la loi sur la concurrence. Celle-ci resterait inopérante si on maintient les EPE dans une position dominante avec tous les privilèges exposés ci-dessus et que les nouvelles règles ne doivent concerner que les grossistes, les commerces de détail et les marchands de fruits et légumes. L. S. * Economiste/financier. Partisan de l'amélioration du climat des affaires