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C'est ma vie
Le retour de celui qu'on n'attendait plus
Publié dans Le Soir d'Algérie le 15 - 07 - 2017


Par Djillali Hadjebi, un lecteur
C'était par un matin d'août, un dimanche, quelques jours après l'indépendance, Omar rendit visite à ses parents sans crier gare. L'aube claire, flamboyante, laissait place, subrepticement, au lever du jour, à une journée qui s'annonçait torride.
En tenue léopard et mitraillette en bandoulière, il était arrivé en jeep en compagnie d'un frère d'armes, M'hamed le Djoundi, un moudjahid de la région. Dès que le véhicule tout-terrain stoppa à l'entrée du haouch, celui-ci sauta à terre ; une silhouette furtive dans le clair-obscur de cette chaude matinée. Suivi par Omar, l'homme pénétra dans la cour, leva lentement son arme en abaissant le cran de sécurité puis tira en l'air quelques courtes rafales pour annoncer leur venue.
Les coups de feu, comme des fracas subits de tonnerre, crépitèrent avec force dans le calme plat de la campagne, déchirant soudainement le silence et la solitude du hameau. Effrayées, des cigognes qui nichaient su sommet d'un vieil eucalyptus tout proche, à moitié desséché, prirent brusquement leur envol en fouettant l'air dans de grands battements d'ailes scintillants sous la réverbération éclatante des premiers rayons du soleil.
Les hommes, suivis des enfants réveillés en sursaut dès les premières détonations, sortirent. Très vite, malgré la tenue de combat bariolée et la casquette qui lui tombait sur le front, tout le monde reconnut Omar, l'enfant du haouch. Du seuil des portes, les femmes, qui avaient, elles aussi, jeté un œil dehors, aperçurent l'enfant prodige et lancèrent aussitôt de stridents youyous de bienvenue qui n'en finissaient pas. Comme pour les remercier, les saluer à sa manière, Omar leva à son tour son arme et vida son chargeur en tirant au coup par coup, à la grande joie des enfants qui se bousculaient pour ramasser les douilles encore chaudes. Les youyous redoublèrent alors d'intensité. Du hameau où la nouvelle était déjà arrivée, d'autres youyous se faisaient entendre alors que des gens accouraient pour voir les deux valeureux moudjahidine. Entourée de ses filles qui la soutenaient, la mère de Omar se tenait devant le pas de sa porte et pleurait d‘émotion en voyant son fils, celui qu'elle désespérait de revoir un jour, accueilli en héros.
Entre deux sanglots, tantôt elle lançait un long et plaintif youyou d'une voix faible, éraillée, tantôt elle levait les mains au ciel dans de ferventes louanges. Le visage illuminé par la fierté, rayonnant d'une joie difficile à contenir, le père se tenait à côté de son fils.
Il fut le premier à l'avoir pris dans ses bras dans une longue étreinte, les yeux brillants à travers les larmes. C'était un grand jour pour lui, le jour qu'il attendait ; celui dont pouvait rêver chaque père. M'hamed, le djoundi, tira encore une courte rafale en l'air, ce qui déclencha aussitôt de nouveaux youyous et des cris : «Vive l'Algérie !...», «Gloire à nos martyrs !...» ne cessaient de répéter les hommes et les femmes.
La cour du haouch grouillait maintenant d‘une foule de gens enthousiasmés, bruyants, où se mêlaient cris d'allégresse et élans patriotiques. Ramenés on ne savait d'où, des drapeaux tout neufs étaient brandis, d'autres accrochés sur les toits des maisons en chaume. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, tout le monde voulait approcher les deux braves moudjahidine, leur donner l'accolade. Entourés de ses frères et de ses anciens amis, Omar et son compagnon saluaient les uns, souriaient aux autres. Quand il était en présence de personnes âgées, parmi celles et ceux qui l'ont vu naître et grandir, Omar s'attardait. Il répondait aux poignées de mains qui le saisissaient, des bras qui l'entouraient. Par moments, il prenait rapidement quelques nouvelles, s'enquérait de certains.
Des anciens du hameau, malgré leur modeste condition, voulaient les inviter, organiser une petite fête en leur honneur comme d'autres villages l'avaient fait pour leurs héros. Alors que lui et son compagnon suivaient maintenant son père qui leur frayait un passage jusqu'à la maison, ses autres jeunes frères dont l'emballement et l'enthousiasme étaient à leur paroxysme étaient restés dehors pour surveiller le véhicule militaire et tenir compagnie aux nombreuses personnes du hameau et des alentours venues saluer les deux vaillants moudjahidine.
Assis sur une natte d'alpha étalée à même le sol de terre battue, les deux hommes étaient entourés de toute la famille. A côté de sa mère, de son père et de ses sœurs, Omar savourait le bonheur des retrouvailles, ce moment tant attendu, auquel il avait tant pensé. De temps à autre son regard s'assombrissait, submergé d'une certaine tristesse.
Il était dans un sens désespéré de leur avoir causé tant de peine et de chagrin, avec son départ précipité sans avoir averti aucun de ses proches.
Comme si elle devinait ses pensées, sa mère accentuait alors l'étreinte du bras posé sur ses épaules. Elle le couvait d'un regard si doux et si attendrissant, qu'il savait qu'elle comprenait qu'il ne pouvait s'empêcher de répondre à l'appel du devoir, qu'elle lui pardonnait sa longue absence.
«Etre de nouveau ensemble, vivants malgré tous ces évènements, n'était-ce pas là l'essentiel ?...» semblait-elle lui dire souriante en laissant l'immense joie de son cœur rayonner sur son visage.
Omar essuya du revers de la main une larme qu'il n'avait pu empêcher de couler, puis songea que tout cela était futile. M'hamed le djoundi, et son père conversaient maintenant familièrement, comme deux vieilles connaissances.
La vie dans le maquis et la lutte contre l'armée coloniale étaient au centre de leur discussion. Une des filles apporta à boire dans une de ces traditionnelles gargoulettes d'argile poreuse qui gardent l'eau si fraîche. Les deux hommes se désaltérèrent puis se mirent à l'aise en enlevant armes, ceinturons et chargeurs garnis qu'ils posèrent derrière eux contre le mur de la grande pièce.
De l'extérieur, divers bruits confus de voix couvertes par intermittence de bribes de conversations leur parvenaient toujours.
«Il y avait encore du monde et certainement de nouveaux venus qui attendaient la sortie des deux braves hommes...», pensa fièrement le père. Sur un signe de leur mère, les filles apportèrent une grande meïda et la couvrir d'une nappe blanche au pourtour finement brodé. Puis, elles posèrent dessus un charmant service à café en porcelaine de Chine à décors bleu et or et quelques pièces d'argenterie qu'on ne sortait que pour les grandes occasions. De la grande armoire qui constituait tout l'ameublement de la pièce, elles retirèrent d'abord deux grands pots en verre remplis de confiture de poire et de pamplemousse en quartiers entiers puis une petite bonbonne de rob ; cette délicieuse gelée de raisin, ce doux nectar dont Omar raffolait. Et enfin un plateau de m'takba, ces gâteaux traditionnels de semoule en forme de losanges. Elles disposèrent le tout avec attention sur la petite table, ronde et basse.
L'aînée des filles, Fatma-Zohra, ramena à la fin une grande cafetière, prit place en s'agenouillant en face de son frère Omar et de son compagnon et fit le service. Pendant que le café chauffait, la jeune fille avait profité pour se mettre à son avantage. Elle portait un chemisier blanc à large col et un sarouel vert. Des vêtements qu'elle avait elle-même confectionnés dans l'allégresse générale qui avait suivi l'indépendance du pays et qui n'attendaient que l'occasion d'être portés. Ses fins et longs cheveux noirs ramassés en un chignon fait à la va-vite et retenus par un petit foulard rouge lui dégageaient le visage.
Après avoir versé le café fumant, la fille tendit une tasse à Omar et une autre à son compagnon avant de servir ses parents.
A l'aide d'une cuillère en argent et avec des gestes lents et mesurés, elle emplit généreusement de rob et de confiture, des morceaux aussi fondants que cristallins, des soucoupes à fond creux qu'elle rapprocha d'eux. Les deux hommes se délectaient de ces délices qu'ils prenaient avec la m'takba et accompagnaient de petites gorgées de café. Dès qu'une tasse était à moitié ou aux trois quarts vide, Fatma-Zohra la remplissait de nouveau. Régulièrement, elle leur offrait de la m'takba et rajoutait du rob et de la confiture. Tout en veillant à ce que rien n'ait à manquer à ses hôtes. La mère orientait sa fille par des regards et des signes discrets. Avec finesse et doigté, patiemment, comme il était de coutume dans les familles algériennes, elle lui inculquait l'art de recevoir et de servir, le savoir-faire d'une habile hôtesse, d'une parfaite maîtresse de maison.
De temps à autre, quand Omar adressait la parole à sa sœur pour s'enquérir de quelque chose ou la complimentait sur les douceurs qu'elle leur servait, Fatma-Zohra rougissait et baissait les yeux. Elle répondait toujours d'une voix lente et douce, à peine audible. Lorsqu'un sourire éclairait son frais et beau visage, deux exquises fossettes venaient creuser ses joues roses. Elevée dans la tradition, elle était d'un naturel réservé et avait une certaine grâce dans le geste et le port. Il se dégageait de toute sa personne une certaine élégance, un charme singulier avec sa peau blanche, ses beaux yeux pudibonds et son petit foulard noué autour de la tête pour retenir sa longue chevelure. Malgré son âge, la trentaine bien entamée, M'hamed le djoundi, comme d'ailleurs la plupart des moudjahidine, n'était pas marié. L'idée de prendre épouse ne lui était encore jamais venue à l'esprit.
Quand on mène un combat libérateur on se donne corps et âme à cet idéal, à la révolution. Aussi, occupé à crapaüter dans tous les maquis allant des monts du Zaccar à ceux de Zbarbar, près de l'ex-Palestro, fief de la glorieuse Wilaya IV, il y avait bien longtemps que l'homme ne s'était pas trouvé en présence d'une femme. Par ailleurs, accompagner un «frère» d'armes chez lui et prendre un café avec ses parents était un acte banal en soi, un devoir même, pensait-il. Cependant, plus le temps passait, plus son imagination subitement éveillée, galopante, le mettait dans tel état de trouble, dans une telle situation, qu'il en avait presque honte. Lui le baroudeur, le célibataire endurci, était en train de se comporter comme un petit jeunot. Il n'écoutait plus que d'une oreille distraite le père de Omar et n'avait plus d'yeux que pour la jolie sœur de son ami ; cette perle qui se trouvait en face de lui, cette divine beauté. Il se surprit à l'écouter religieusement, à boire chacune de ses rares paroles quand elle répondait à son frère. Il la détaillait du regard, voulant graver dans sa mémoire chacun de ses gestes, de ses traits si nobles, si délicats, pour pouvoir se remémorer facilement son image lors de ses moments de solitude. Il savourait avec un rare plaisir l'instant présent. Après l'immense joie à l'annonce de l'indépendance du pays qui avait fait vibrer et danser tous les moudjahidine, tous les Algériens et Algériennes, voilà que le cœur de l'homme battait de nouveau la chamade comme jamais il ne l'en aurait cru capable.
Il était aussi amoureux qu'un jeune collégien. «N'étaient les convenances, il aurait avoué sur-le-champ à la jeune fille cet amour naissant, déclaré sa flamme, ce coup de foudre même car il était certain de l'aimer chaque seconde, chaque instant un peu plus, et bien sûr demandé sa main à ses parents...»
En retournant en fin de journée à leur cantonnement situé sur les hauteurs de Hammam Melouane, les deux hommes, tout à leurs pensées, étaient bien silencieux. Si l'un n'arrivait pas à effacer de sa mémoire le visage de l'angélique jeune fille qui venait de conquérir son cœur, l'autre pensait déjà à ce qu'il ferait une fois remis à la vie civile, sans se douter un seul instant que le mektoub avait déjà fixé leur destinée. A peine revenu parmi les siens, M'hamed le djoundi avait pris pour épouse la belle Fatma-Zohra avant de se voir confier, quelque temps après, la direction d'un grand domaine autogéré. Omar, quant à lui, et compte tenu de son jeune âge, avait été appelé par ses supérieurs à poursuivre sa carrière militaire comme instructeur dans la future armée algérienne.


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