Youcef Merahi [email protected] L'été joue les prolongations ; il renâcle à siffler la fin de sa saison ; il lance ses flammèches sur des trottoirs défoncés par un va-et-vient désespérant d'une foule en mal d'être. Ce n'est plus l'été, ce n'est pas tout à fait l'automne ; les labours peuvent attendre une pluie providentielle qui, têtue, tarde à montrer ses premières gouttes. Le temps est toujours au beau fixe ; je ne dirai pas autant du moral du citoyen, en perpétuelle fuite. La mer reçoit encore des baigneurs, ô miracle d'un pays qui ne trouve pas d'issue à ses rhumatismes. Qui osera dire que notre pays n'est pas beau ? Mais est-ce qu'on le mérite ? Néanmoins, l'Algérien tente par tous les moyens de le fuir. Quand les cerveaux fuient leur pays, cela exprime un refus du système tel qu'il est mis en place ; et quand le citoyen lambda confie sa vie à une felouque, il est indéniable que le pays est en train de couler. Car à quoi faut-il s'attendre là-bas ? Là-bas, c'est l'inconnu. Même si la légende veut que là-bas, la vie facile se ramasse à pleines mains. Un Algérien de là-bas m'avoue qu'il a passé quinze ans de sa vie au «noir». Mais comment a-t-il fait ? J'ai pris le maquis à Paris, me dit-il. Je rasais les murs. Je courbais les épaules. Je baissais les yeux. J'évitais les coins de grande foule. Je travaillais au «noir». Puis j'ai guetté la petite aube parisienne pour pouvoir quémander, la rage au cœur, le fameux sésame. Mais la harga ne s'arrête pas de «harguer». Qui d'entre nous n'a pas envie de brûler la mer ? Il y a ceux qui en rêvent, sans tenter les remous de la Méditerranée. Et ceux qui, fatigués de patiner au seuil de leurs rêves, bricolent une harga aussi dangereuse qu'indécise. «Un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres», dit le dicton. Sauf que pour l'Algérien, ce proverbe est à inverser. «Un petit là-bas vaut mieux qu'un grand chez soi.» Aucune étude sociologique n'a été faite sur ce phénomène. Mais quand un peuple cesse de respirer dans son pays, il est fatalement tenté d'aller voir ailleurs. Et on vient nous dire : «Gardez espoir ! A votre bon cœur, l'année à venir sera meilleure que l'actuelle. Le financement non conventionnel a été voté ; c'est fini ; on va reprendre la construction du pays ; des hôpitaux (sauf les CHU) par-ci, des logements par-là ; des écoles, des cantines, des routes, des téléphériques...» Et on rajoute une couche sur la réconciliation nationale. Et on met au pilori l'opposition. Et on esquisse le cinquième mandat. On efface tout, on recommence. Voilà notre miracle national : l'éternel recommencement ! Et on fait un tintamarre, insupportable, comme si l'élection du maire allait apporter le changement. Aussi pour passer le fil dans le chas de l'aiguille, made in bladi, l'Algérien se shoote aux psychotropes. Le shit ne suffit plus. Il faut passer à la vitesse supérieure. Les psychotropes aident à passer le temps, à autoriser l'insupportable, à affronter le rire narquois du miroir, à supporter la viduité du cœur, à tresser les jours entre eux pour avoir l'impression de vivre, à indiquer au cerveau d'arrêter de cogiter, à utiliser l'incivisme pour se venger du beylick, à faire de la violence un acte de virilité face à un quotidien insidieux, à défier le voisin, le camarade d'école, l'inconnu du coin de la rue. A refuser tout simplement d'être algérien ! Mais il n'y a pas que cela. La sorcellerie refait surface. Ce qui dénote de notre inculture et de notre débilité. Talismans par-là, incantations par-ci ! Le peuple plonge la tête en avant. Comme un fou. L'ignorance s'est implantée pour un bon bout de temps. Le médecin n'a plus raison ; le rebouteux, lui, prescrit pour toutes les maladies : de l'impuissance sexuelle jusqu'à la migraine. Eh oui, on «coupe» la migraine à l'aide d'un morceau de bois. On coupe la migraine à coups de dents. On coupe la migraine en tailladant le front. En attendant nos hôpitaux se clochardisent et nos malades font la quête pour se soigner à l'étranger. En attendant les CHU, en projet, restent gelés. Et dire qu'un ministre de la Santé fanfaronnait en déclarant, toute honte bue, que l'Algérie dispose des hôpitaux que l'Europe et les Etats-Unis n'ont pas. Rien que ça, ya kho ! Qu'il m'explique donc ce que font ces bénévoles qui, stoïquement, battent les rues pour ramasser des sous et envoyer leurs malades à l'étranger. A croire que l'Algérien s'ennuie ! Et pour casser cet ennui, tel fonctionnaire d'une banque publique détourne deux milliards de centimes en deux ans. Il est fort en calcul, le gus. Un milliard par an ! Sauf qu'il est permis de voler, mais pas de se faire attraper. Hop, les menottes et les barreaux ! Mais la prison ne fait plus peur, elle n'est qu'une simple limite. J'ai entendu un quidam pérorer que la prison est faite pour les hommes, parce que son frère a tailladé le visage d'une jeune fille. D'où nous vient cet état d'esprit ? Oui, l'Algérien s'ennuie ferme. Et pour casser cet ennui, il kidnappe une adolescente pour assouvir ses bas instincts. Ce phénomène prend de l'ampleur ; la presse en fait régulièrement état. La misère aussi est sexuelle ; mais «prenez ce mouchoir et cachez ce sein que je ne saurais voir». On en est là, malheureusement. Et les répudiations. Et la polygamie. Et le harcèlement. Et la violence familiale. Et l'échec scolaire. Et la harga. Comment donc rendre espoir à ce peuple qui ne chante plus son pays ? Je veux bien qu'on me donne la recette. Qu'on m'explique la méthode. Et ça n'en finit pas ! Décidément, je ne vois comment mettre le fil dans l'œil de l'aiguille. J'ai la tremblote. Puis je suis presbyte. Je ne vois que dalle. A moins que cet été qui, jusqu'à la nausée, redouble de férocité, me brouille la vue. C'est du domaine du possible. Qui viendra me tirer d'affaire ? L'ami de toujours est cloué sur un lit d'hôpital, la tuyauterie bouchée comme l'est mon humeur d'aujourd'hui.