L'éditeur Ahmida Mimouni a eu la bonne et heureuse idée d'exhumer un vieux titre écrit par Paul Eudel à Alger, publié en 1902 dans la même ville. Richement «orfévré», l'ouvrage garde tout son intérêt tant il invite au voyage et à la découverte. Il peut même être rangé dans la catégorie des beaux-livres, l'ouvrage étant illustré de très nombreux dessins, gravures, chromolithographies, cartes, tableaux, listes... «Nous avons ici l'ouvrage le plus complet jamais écrit sur l'orfèvrerie algérienne, considérée autant comme industrie, ou, plus précisément, comme artisanat», souligne, d'emblée, Ahmida Mimouni dans son texte de présentation. Car «Paul Eudel (1837-1911) ne se contente pas de nous parler de bijoux et de bijoutiers. Il évoque devant nous des usages, fait témoigner des personnages et nous livre des dessins réalisés d'après des spécimens qu'il a eus en mains. Il nous parle des techniques utilisées et des secrets de tel ou tel artisan. Il nous parle aussi des fraudes, des truquages et des contrefaçons, domaine dans l'étude duquel il s'est spécialisé». Autre particularité de l'auteur, susceptible de susciter l'intérêt du lecteur : «Il nous fait voyager à travers le pays en nous fournissant des données recueillies à la source et que nous aurions beaucoup de peine à rassembler, voire à retrouver dans des ouvrages. Nous pouvons ainsi nous faire une idée plus précise sur cette Algérie du XIXe siècle, loin des clichés des manuels ou des ouvrages dits autorisés. Nous pouvons même, dans certains cas, nous débarrasser de jugements préfabriqués et rendre justice à certains personnages en prenant connaissance de leur véritable parcours.» Assurément, cette Algérie du XIXe siècle telle que vue, rapportée, racontée, décrite, sentie, touchée, écoutée et saisie à travers la matière vivante qu'est l'orfèvrerie est une Algérie regardée longtemps par Paul Eudel. L'auteur ne s'est pas contenté de recueillir et de donner à lire un maximum d'informations sur cet art, ce métier et ce commence, sur son histoire, son vocabulaire, ses significations symboliques et religieuses, son organisation, sa règlementation et son contrôle, ses techniques, ses centres de fabrication, les matières employées... En «flâneur» méthodique, il veille aussi à raconter la vie des objets d'orfèvrerie et la vie des gens au quotidien. Il se tient en contact permanent avec la réalité, attentif au moindre détail, n'oubliant jamais de remarquer l'insolite ou l'original. Ahmida Mimouni l'a bien compris, lui qui écrit dans son texte d'ouverture : «Paul Eudel n'est ni un ethnologue, ni un orientaliste qui doit se cantonner dans un langage entendu, lisse, que l'on qualifie d'académique. Ce n'est même pas un fonctionnaire astreint à une discipline de corps, ni même un habitant de l'Algérie, tenu par un esprit de clan. C'est un industriel du nord de la France et un armateur suffisamment riche pour se consacrer à un hobby coûteux ; et c'est un collectionneur si passionné qu'il est devenu un grand spécialiste de son sujet. Cette passion se ressent dans l'écriture même, qui est plutôt celle du reportage.» Et c'est pourquoi il ne faut pas bouder son plaisir, juge-t-il en connaisseur, tant «cet ouvrage est très riche et très instructif ; il est d'une lecture facile et agréable et, reconnaissons-le, il est plus honnête et plus respectueux que beaucoup d'écrits contemporains». Il est également utile de rappeler que Paul Eudel n'est pas seulement un armateur, négociant et grand collectionneur (notamment d'argenterie ancienne), il est aussi chroniqueur et critique d'art, écrivain, auteur de plusieurs pièces en un acte. Il a, par exemple, publié une série en 9 volumes sur l'Hôtel Drouot, D'Alger à Bou-Saâda (1904), Dictionnaire des bijoux de l'Algérie du Nord. Maroc, Algérie, Tunisie, Tripolitaine, etc. Rien d'étonnant donc à ce que ses talents de narrateur, de reporter, de commentateur et de chroniqueur d'art marquent de leur estampille cet important ouvrage, fruit d'un travail minutieux et de longue haleine. Dans l'avant-propos, Paul Eudel souligne d'ailleurs toute la difficulté de l'entreprise : «La bijouterie algérienne n'avait encore fait l'objet d'aucune investigation approfondie. Cette branche des arts industriels algériens était demeurée jusqu'ici la moins connue de toutes. L'entreprise était nouvelle : je devais me heurter à de grandes difficultés d'exécution. à part quelques observations éparses dans les récits des voyageurs célèbres, rien n'avait été publié sur la matière et il n'existait aucun document postérieur à la conquête. Il m'a fallu lire, analyser, voir et interroger.» Son livre est le résultat d'un travail assidu de plusieurs années et, aujourd'hui, il est toujours considéré comme un ouvrage de référence et en symbiose avec l'entreprise de valorisation du patrimoine matériel et immatériel. La quatrième de couverture en relève l'intérêt et la pertinence : «Dans cette monographie attrayante, l'auteur fait un inventaire exhaustif, un historique complet et une description détaillée des bijoux de l'Algérie, en donnant le nom de chaque bijou, tant en arabe qu'en tamazight, le mode de fabrication et les circonstances de l'usage des parures. (...) L'étude par région rend cette œuvre particulièrement utile pour les chercheurs et les spécialistes, mais également pour les amateurs éclairés.» Dernière remarque avant le voyage à travers l'orfèvrerie algérienne : une certaine rhétorique colonialiste se manifeste parfois dans les mots utilisés, dans les clichés et les mythes, dans l'adoption d'un ton paternaliste... Il suffit d'avoir l'œil critique. N'oublions pas qu'en cette période (fin du XIXe - début du XXe siècle) le discours colonialiste a déjà construit un ensemble de mythes ethnocentriques. Or, Paul Eudel prend ce discours à contre-pied : l'étude sur l'orfèvrerie algérienne prouve que les populations autochtones ont une culture et une civilisation ! L'art et l'artisanat «indigènes» s'inscrivent même dans un rapport de contemporanéité avec l'industrie, le croisement des savoir-faire et la circulation des objets. Le voyage avec Paul Eudel commence avec une intéressante rétrospective qui montre combien «le bijou est vieux comme le monde». L'histoire de «l'orfèvrerie à travers les âges» (chapitre premier) s'arrête en 1889, année de la dernière exposition à Paris et où «sur trente-trois exposants algériens (...), aucun ne remporta de grande récompense. Quelques simples mentions honorables furent accordées aux joailliers indigènes de notre grande colonie africaine». Suit un passionnant chapitre consacré à l'histoire et au rôle du bijou en Algérie, depuis l'Antiquité jusqu'aux premières années de la conquête française. Dans cet «aperçu historique de l'orfèvrerie algérienne», l'auteur tente de retrouver quelques traces laissées par les Carthaginois, les Romains, les Vandales... Avec les Byzantins, note-t-il, «un souffle artistique, puissant et fécond, se répandit bientôt sur les côtes de la Méditerranée. De tous côtés, on vit renaître et revivre les arts. Le luxe reparut, affectant des formes charmantes et variées. L'originalité de l'Orient s'allia, pendant de longues années, à la finesse toute grecque de l'Occident. Ce fut l'apogée de la richesse et de la splendeur du pays africain». Ce fut ensuite au tour des Arabes de s'établir en Afrique du Nord. «Les Arabes, nous dit l'auteur, n'avaient point les appétits destructeurs des Vandales ; au lieu d'anéantir les œuvres des Romains, perfectionnées par l'influence byzantine, ils s'en inspirèrent ; ils y mirent l'empreinte de leur goût personnel et créèrent un style d'une rare élégance (...). Les Byzantins avaient transformé l'art grec : ils transformèrent, à leur tour, l'art byzantin. Leur esprit inventif, leur activité extraordinaire s'exercèrent dans toutes les branches de la vie intellectuelle.» La splendeur de l'art musulman s'achève en point d'orgue en Andalousie : «Les Arabes cultivèrent passionnément en Espagne toutes les connaissances humaines (...), et, comme ils étaient admirablement doués, ils parvinrent rapidement à une civilisation très avancée. L'orfèvrerie, la bijouterie, sont deux des industries qu'ils portèrent à un haut degré de perfectionnement.» Par exemple «Cordoue possédait des collèges, des établissements scientifiques de premier ordre. Ses savants, ses artistes jetèrent sur le VIIIe siècle un éclat extraordinaire». Dès cette époque, rappelle l'auteur, «les Arabes pratiquaient l'art de nieller sur l'argent, qu'ils ont porté à la perfection (...). Ils étaient aussi très habiles dans l'art de travailler le filigrane». Paul Eudel fait, bien sûr, remarquer que le terme «Arabes» est utilisé, ici, dans son sens général, étant entendu que ce sont les musulmans qui ont fait œuvre civilisatrice. En Espagne, par exemple, «les ouvriers et les artistes, les créateurs de l'art arabe étaient des Berbères». Paul Eudel revisite l'histoire (toujours en lien avec l'orfèvrerie) depuis la péninsule Ibérique, la Reconquista, les Maures (Andalous) venus s'établir en Afrique du Nord (et, avec eux, le développement de l'activité commerciale et maritime), jusqu'à la Régence d'Alger. Du temps de la Régence, la piraterie «procurait les ressources nécessaires au luxe» et il y avait un mélange de l'art arabe avec l'art turc. «Il ne reste cependant aucune trace de ce que pouvait être l'orfèvrerie, à cette époque. La fonte et la mode ont, depuis, tout fait disparaître. Pas de document écrit qui puisse nous fixer sur la forme des bijoux et des pièces d'orfèvrerie en usage à Alger, à la fin du XVIe siècle», regrette l'auteur. En raison des guerres perpétuelles entre les corsaires et les marines européennes, l'industrie de l'orfèvrerie ne pouvait se développer. Résultat, «au XVIIIe siècle, l'orfèvrerie n'était plus exploitée que par les juifs. Très nombreux, dès lors, en Algérie, venus des diverses contrées de l'Europe, de l'Italie par Livourne, de l'Espagne par Cordoue et Grenade, de France même et d'Allemagne, les juifs étaient seuls à travailler les bijoux». Ou presque... «Quelques Maures cependant, faisant concurrence aux orfèvres et bijoutiers juifs, vendaient aussi des étoffes, des parfums, des harnachements, des babouches et des vêtements. Ils tissaient la soie et fabriquaient des armes.» Retour également sur la tradition des cadeaux et présents au temps des deys et des beys, sur les ornements des femmes (tels que décrits par des voyageurs européens) et sur les richesses du dernier dey. L'auteur donne ensuite certains détails, parfois troublants, sur «le coup d'éventail» donné au consul français, Deval, et sur les premiers mois qui suivirent la conquête de l'Algérie par l'armée française. «Pendant les premières années de l'occupation, l'industrie de l'Algérie est peu importante. Les arts chôment», écrit Paul Eudel. Un peu plus tard, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, «les goûts se sont modifiés, et la bijouterie française a pris bien souvent la place de la bijouterie indigène. Il reste encore quelques orfèvres qui travaillent à Alger, suivant les anciens modèles». Devant la rareté des bijoux autochtones, le collectionneur passionné s'alarme : «Avant peu, si on n'encourage pas ces ouvriers d'art, si on ne leur suscite pas d'émules ou d'imitateurs, tout disparaîtra devant les importations étrangères.» Après cette double rétrospective sur l'histoire du bijou, notre guide marque une pause. Il fait découvrir au lecteur le «côté si pittoresque des mœurs arabes, dont le bijou reflète le caractère et qu'il éclaire surtout d'une lueur si vive» (le chapitre 3 «Mœurs»). Avec les usages esthétiques, sociaux et symboliques des bijoux et autres objets d'ornement, il explore le territoire des atours féminins. La monographie proprement dite, c'est-à-dire une étude complète et détaillée sur l'orfèvrerie algérienne, commence à partir du chapitre suivant («Le Souk»). Paul Eudel dresse la topographie touffue de «Souk-es-Seyyaghin» (marché des bijoutiers), évoque les mœurs et coutumes des artisans dont «la plupart étaient juifs, quelques-uns chrétiens renégats». C'était avant que l'armée coloniale ne procède à la démolition et à la destruction de nombreuses bâtisses, échoppes... Le lecteur suit pas à pas la reconfiguration de la ville d'Alger, la migration des artisans, l'installation de nouveaux magasins tenus par des boutiquiers venus de France. Après des migrations incessantes, les artisans autochtones les plus fortunés finirent par s'installer dans la rue de la Lyre... L'amine es-seka sous la Régence (investi de la confiance du dey, ce fonctionnaire des finances avait pour mission de s'occuper de la frappe de la monnaie et de lutter contre la contrefaçon) ayant été suspendu de ses fonctions en 1830, une batterie de lois réglementant le commerce de la bijouterie et la garantie des métaux précieux est progressivement mise en place. Les établissements de contrôle suivent (dont les services de la Garantie d'Alger, d'Oran et de Constantine, le Mont-de-Piété d'Alger créé en 1852...). Paul Eudel donne moult détails sur l'évolution de l'orfèvrerie, sa réglementation, les techniques et matières employées, les truquages et contrefaçons, les centres de fabrication des bijoux, les ventes publiques, le Mont-de-Piété, les bijoux de Kabylie, de l'Oranie, du Constantinois et du Sud, etc. Son ouvrage comporte également un intéressant répertoire (un annuaire détaillé) des orfèvres d'Alger et des autres villes («morts et vivants»), sans compter d'autres passionnants chapitres consacrés aux perles et pierres précieuses, aux petits métiers, aux talismans et amulettes, aux grandes familles et grands chefs autochtones... L'étude est exhaustive, complète et présente un réel intérêt documentaire. Hocine Tamou Paul Eudel, L'orfèvrerie algérienne, éditions Mimouni 2017, 482 pages.