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C'est ma vie
La librairie de mon enfance
Publié dans Le Soir d'Algérie le 04 - 11 - 2017

Chlef possédait un monument qui faisait la fierté de tous ses habitants, un temple qui recevait beaucoup de visiteurs. Ce n'était pas la tour Eiffel ni la statue de la Liberté. Rien à voir avec la tour de Pise ou les Pyramides d'Egypte. Il n'était pas inscrit au patrimoine universel de l'Unesco. Aucun dictionnaire ne parle de lui. Rassurez-vous, il ne fait pas partie des merveilles de ce monde. C'était juste un magasin sobre. On y vendait des livres et des journaux, une librairie.
Elle a gardé le nom de son ancien copropriétaire : M. Jayet ­— le deuxième co-propriétaire, M. Zaragoza, était moins connu. Il y en avait deux autres dans la même rue, mais c'était seulement chez Jayet qu'on sentait cette chaleur humaine.
Cette librairie était la plus connue et la plus fréquentée de la ville. Dès les premières lueurs de l'aube, les gens affluaient de partout pour acheter El Moudjahed ou la République et s'offrir Algérie-Actualité le temps d'un week-end. Comme la presse était mal distribuée, on y venait même des villages avoisinants. C'était un lieu de convergence de tous les habitants de la région avides d'informations et de culture.
C'était la caverne d'Ali baba dont l'unique trésor était le livre. Le lecteur avait le choix : BD, romans policiers, magazines, quotidiens, hebdomadaires, revues. La presse étrangère était présente sur toutes les étagères de cette librairie hors du commun. France-Football était l'hebdomadaire sportif le plus convoité par les amoureux du ballon rond. En bas, la cave ressemblait à un grenier où s'entassaient des cahiers, des articles scolaires et d'anciens manuscrits qui sentaient l'encre et le verbe d'antan. On prenait également des photos souvenirs à l'intérieur de la cabine qui occupait une petite place dans ce beau décor.
Comme la télévision ne faisait pas encore partie de nos habitudes, les rares évasions qui s'offraient à nous se limitaient surtout aux interminables parties de football, au cinéma, à la piscine (durant la période estivale) et les bandes dessinées qu'on allait acheter chez El hadj Houari (que Dieu ait son âme). Blek le roc, Miki le ranger et Le chevalier Lancelot n'avaient pas de secrets pour nous. On les suivait pas à pas. On connaissait toutes leurs histoires. On s'échangeait les livres. On lisait partout. Au lit, dans les cages d'escalier, dans les jardins, dans le train ou le bus et même dans la salle de cinéma (durant l'entracte). Il nous arrivait même, parfois, de lire en marchant dans la rue. Je n'arrive toujours pas à expliquer ce formidable engouement pour la lecture.
C'était toujours la même ambiance qui régnait à l'intérieur de cette grotte merveilleuse. Ammi El hadj, avec son calme et son extrême gentillesse, M'hamed, et son légendaire sourire, Djillali et son humeur versatile avec les yeux toujours pointés vers cette maudite photocopieuse qui prenait un malin plaisir à tomber en panne à longueur de journée, et bien sûr Nabil toujours courtois et aimable avec tous les clients. De temps à autre, ammi el hadj perdait un peu son calme pour nous rappeler, avec un tendre regard, que la librairie n'était pas une bibliothèque et que la lecture n'était pas gratuite.
En fréquentant le collège, nos goûts de lecture changèrent de cap et les personnages de la BD sont devenus moins recommandables pour notre âge. On délaissa donc Roddy et le professeur Occultis (livrés aux soldats de Sa Gracieuse Majesté) au profit du livre de poche. On commençait à découvrir Chase, Guy Des Cars, Frederic Dard et plusieurs auteurs des polars. Le roman policier devenait au fil du temps un élément incontournable de notre culture.
Du haut de leur perchoir, Diderot, Maupassant, Zola et Montesquieu nous lançaient un regard plein de dédain. On a beau cherché à les taquiner, malheureusement sans succès. Ce n'était pas le grand amour. Leurs personnages se disaient «vous» pour se parler, trop d'accents circonflexes et de temps composés ne nous inspiraient pas. Après quelques vaines tentatives, on abandonna la partie pour retrouver le monde obscur des romans policiers avec les meurtres non élucidés, les enquêtes policières, les empreintes digitales — l'ADN n'existait pas encore). Cependant, le livre rencontra un redoutable ennemi : la télévision qui commençait à pointer du nez. Telle une intruse, elle pénétra dans nos foyers, s'y installa et prit une large place. Elle devint un membre de la famille. On n'avait d'yeux que pour elle. Comme une maîtresse d'école, elle exigeait le silence et la concentration. Ahmed Bedjaoui nous transportait dans l'univers fascinant du cinéma alors que Abdelrezak Zouaoui nous faisait goûter, en direct, aux joies des exploits sportifs.
La vie faisait son petit bonhomme de chemin et à Radio-Monte Carlo on écoutait Peyrac, Les Rolling Stones, Les Beach Boys, Moustaki et Dylan qui fredonnaient des airs qui nous ont collé un bon moment au cœur et au corps. Avec le temps, tout s'en va et on connaîtra Ferré, Brassens et Aznavour qui était déjà en haut de l'affiche. On fera par la suite plus ample connaissance avec Brel qui deviendra notre chanteur fétiche. On ne le quittera plus, même s'il a pris le soin de s'en aller vivre aux îles lointaines du Pacifique et mourir discrètement à Paris. On avait toujours l'oreille collée au transistor pour suivre Zappy Max et son «Quitte ou double» et Pierre Bellemare qui savait si bien nous bercer avec ses histoires extraordinaires.
Après le séisme, Jayet quitta la ville et s'installa à Hay Zebboudj. Fidélité oblige, on le suivit. Le lieu et le décor changèrent énormément mais on retrouvait toujours la même ambiance et les mêmes personnages. Une modeste baraque contenant un inestimable trésor.
Notre équipe nationale est allée à Gijón pour battre l'Allemagne fédérale. L'Equipe et France Football se relayaient pour parler de l'exploit de notre onze national.
Les journaux sautaient de main en main. Madjer, Dahleb et l'enfant de Mascara firent la une de tous les journaux. C'était la fête dans la ville et surtout dans la librairie où des clients apportaient des sodas et des gâteaux. Fête gâchée quelques jours plus tard par le match de la honte. La TV prit de belles couleurs devant des télespectateurs ébahis par cette nouvelle technologie. Quelque temps plus tard ce fut l'avènement de la presse indépendante et de nouveaux titres sont venus enrichir l'espace médiatique algérien.
On se rassemblait à l'intérieur de la librairie et on discutait. On voyait déjà l'Algérie dans le gotha des grandes nations. On parlait de projets économiques, sociaux, éducatifs. On nourrissait beaucoup d'espoir et on pensait à des lendemains meilleurs en laissant Meskoud pleurer à chaudes larmes sa ville natale. On aimait bien El-Anka, Fadhila Dziria et El-Gharnatia, mais nos yeux étaient braqués sur un jeune chanteur de Cherchell qui déclarait sans pudeur et à la face du monde entier son amour pour l'Algérie. A la manière d'un enfant disant à sa mère en toute innocence : «Maman, je t'aime tu sais.»
Comme un arbre en automne, les étagères commencèrent à se dégarnir. Jayet était devenu une librairie sans livres. Seulement quelques journaux et cette satanée photocopieuse toujours en panne et qui agaçait sérieusement notre cher Djilali. Nabil qui a entre-temps pris quelques rides et beaucoup de poids s'amusait de le voir dans cet état.
Ce qui devrait arriver arriva et la librairie changea de propriétaire et malheureusement de vocation. La bouffe a finalement remplacé le livre. La librairie ne dégageait plus cette odeur de livres mais celle des oignons, des tomates et des poivrons ; de la tchoutchouka, quoi. On ne parle plus de nourriture de l'esprit, mais de celle du ventre. Hamburgers, pizzas et kebabs ont eu raison de Zola, Science et vie et France Soir.
Jusqu'à présent les Chélifiens ressentent toujours un certain malaise quand ils passent devant ce magasin qui a énormément contribué à l'enrichissement de leur culture.
Quand l'argent venait à manquer pour acheter la BD tant désirée, la tentation était tellement forte qu'il nous arrivait souvent de la glisser sous la chemise. Que ammi El Hadj nous pardonne. Quant à Nabil, je suis sûr qu'il n'avait que compréhension et indulgence à notre égard !


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