Par Belaïd Mokhtar, un lecteur Mohamed est une véritable encyclopédie concernant l'histoire du cinéma à Béjaïa. Il a baigné dans ce milieu la presque totalité de sa vie. D'ailleurs, il est actuellement le seul et unique parmi tous les anciens à hanter encore la mythique salle obscure de la place Gueydon. Tout le monde le connaît et respecte son choix de vouloir rester à son poste malgré la fermeture définitive des autres salles, les chamboulements dans les circuits de distribution de films et le rachitique salaire qu'il a dû accepter lors de la transformation en cinémathèque de la salle la plus prestigieuse de la ville. Mais aujourd'hui, il ne peut que remercier les responsables qui ont pris la sage décision de sauvegarder le dernier espace cinématographique de la wilaya et de ne pas l'avoir mis entre les mains d'affairistes plus intéressés par le gain facile que par la chose culturelle. Ils en auraient vite fait office de gargote ou fast-food, comme partout ailleurs. Ecoutons-le nous raconter son cinéma et faisons un petit tour dans son passé. Modeste, il nous dira qu'il a commencé comme simple placeur, qu'il a appris auprès de ses aînés les rudiments du métier et surtout de son mentor Da'Smaïl, le directeur qui l'a toujours guidé par ses bons conseils. Il est passé par tous les postes : barman, projectionniste et aujourd'hui, enfin, à la caisse où il s'occupe de la vente des billets. Il nous rappellera l'âge d'or du septième art en Algérie et particulièrement à Béjaïa, il nous narre l'histoire des trois salles laissées par le colonialisme après l'indépendance du pays : «La Révolution» (ex-l'Alhambra), «Shanghai» (qui a gardé son nom) et enfin «Le peuple» (ex-Mon Ciné) Il nous décrira les belles affiches des films algériens, français, indiens, égyptiens, péplums, westerns, blockbuster et autres, placardés sur les murs à travers toute la ville qui incitent jeunes et moins jeunes à se rendre au cinéma. Il évoquera aussi la merveilleuse ambiance qui régnait dans ces salles avant la projection : la vente de limonade, jus, cacahuètes, esquimaux et autres sucreries. Il nous dira que pendant la dégustation, les chanteurs les plus populaires de l'époque accompagnaient les cinéphiles en attendant la projection du film. A l'entracte, rebelote, nous replongeons dans la même béatitude. Ceux qui aiment la lecture peuvent se procurer des bandes dessinées comme Blek le Roc, Kiwi, Rodeo, Nevada, Swing, etc. Qu'ils pourront lire durant les interludes. Elles étaient vendues à bas prix sur les trottoirs à proximité de la salle. A la fin de la séance, on n'avait qu'une envie, revenir la semaine suivante ou, même avant, voir le film présenté par la bande-annonce. Nostalgique, il raconte que dans le but de satisfaire la majorité des habitués des salles obscures, il lui arrivait à lui et à ses collègues de réussir la prouesse de projeter le même film dans deux salles différentes, et ce, grâce à un coursier ultra-rapide qui transportait une bobine libérée d'une salle à une autre et ainsi de suite jusqu'à la fin du film sans aucun accroc, comme ce fut le cas pour le film algérien L'Opium et le Bâton. D'un air triste, il nous confiera que lorsqu'il passe devant le petit cinéma «Shanghai», il a un pincement au cœur. Après plusieurs actions en justice initiées par les propriétaires contre la nationalisation de leur salle après l'indépendance, ils obtiendront gain de cause et récupéreront leur bien. Malheureusement, la salle est, depuis, abandonnée sans que personne ne comprenne pourquoi. Il nous rappellera les beaux jours de cet espace populaire des années où il était encore en activité. Dès 9h du matin, on pouvait voir des péplums, Hercule, Maciste, Ulysse à 13h, des films indiens, Mangala, Shammi Kapoor, Dilip Kumar. A 17h, des films westerns et à 21h, des films d'horreur, d'action et même des films considérés comme «osés» à cette période comme «la série des films d'Angélique». Trois heures et même plus avant l'ouverture des guichets, une longue file d'attente est déjà constituée et dès l'ouverture de la caisse, c'est la ruée, les gens se bousculaient au portillon, et 15 minutes plus tard, on affichait complet. Les moins chanceux qui n'ont pas pu se procurer le fameux sésame devaient acheter leur billet deux fois son prix au marché noir. Et c'est le même scénario dans les autres salles lorsque le film est suivi d'une bonne pub. Le bouche à oreille qui consistait à raconter le nombre de bagarres, de chansons ou de scènes érotiques. Toute la ville vivait au rythme de ces salles obscures, le propriétaire de la sandwicherie et celui de la salle de babyfoot, située en face du «Shanghai», avaient fait fortune grâce à la notoriété et l'extraordinaire foule qui venait dans ce petit cinéma. Toujours aussi mélancolique, il continuera son récit sur le cinéma «Le Peuple» (ex-Mon Ciné). Il nous précisera que lui aussi n'a pas connu meilleur sort que celui que l'on vient de citer. Fermé et délaissé, il tombe en ruine. Ses gérants, des ex-employés qui ont cru faire une bonne affaire en acceptant sa gestion, ont vite déchanté et fini par baisser les bras. Ils ont tenu bon durant des années, mais les embûches devenaient de plus en plus insurmontables. Livrés à eux-mêmes, sans aucun réseau de distribution de films, le matériel de la salle de projection étant trop vétuste, ils ont fini par acheter un vidéoprojecteur puis louer des CD à la vidéothèque du coin. Mais le public n'a pas suivi cette médiocre métamorphose. Amateurs d'écran géant et de films en cinémascope, le changement et la vision de films sur des surfaces à peine plus grandes que les écrans de télévision les a vite lassés. Ils ont donc fini par déserter les lieux, et s'en suivra la fermeture définitive. «Et pourtant, répètera-t-il, ce ciné lui aussi a connu ses heures de gloire, il y régnait une ambiance de fête quotidienne, cette salle a même eu la particularité de réserver une séance tous les mardis à 14h pour les femmes.» Le souvenir impérissable qu'il garde de ce cinéma est le jour de la projection du film la Bataille d'Alger. Toute la ville était au rendez-vous, il fallait se déplacer plusieurs fois avant de pouvoir enfin trouver une place. Heureusement que pour le moment, ce cinéma n'est pas encore transformé en autre chose, mais Mohamed est sceptique, il ne pense pas que les élus de l'APC vont le restaurer et lui rendre sa splendeur d'antan. «Pourtant rien de plus facile, le terrain appartient à la commune, le bâtiment qui abrite ce ciné est à toiture sans étages, il peut donc être facilement rasé et un immeuble à plusieurs niveaux pourrait être érigé sur le site et recevoir un cinéma multiplexe de 7 à 12 écrans et pouvoir ainsi proposer plusieurs films à l'affiche comme cela se fait partout en Europe et ailleurs. Les cinéphiles de Béjaïa auraient alors le choix de voir le film qu'ils souhaiteraient. Béjaïa mérite bien un tel édifice dédié au 7e art. Bien sûr, tout le monde l'aurait compris, cela n'est qu'un rêve», avouera-t-il, dépité. Un rêve qui ne risque pas de se réaliser. On aura plus de chance de voir à la place un supermarché dédié à la malbouffe. La troisième et dernière salle obscure de la ville étant son fief et son lieu de travail : «La révolution.» C'est avec force détails qu'il nous retrace l'histoire de ce cinéma. Il nous précisera qu'avant l'indépendance, il s'appelait l'Alhambra et que le propriétaire était M. Caravano, qu'il se trouve sous les arcades de la Banque extérieure d'Algérie, que les touristes qui foulaient le sol de la place Gueydon ne savaient pas que sous leurs pieds, des spectateurs sont peut-être en train de visionner un film. Il nous parlera de l'escalier en pente qui descend vers le guichet, le balcon intérieur très haut qui vous permet de voir les images sans aucune gêne. La grande salle avec son balcon extérieur qui nous offre une vue imprenable sur le port avec ses bateaux et les montagnes qui entourent la ville. Il nous confiera que du temps de la grande affluence, il y avait deux placeurs, un pour le balcon et un autre pour la grande salle. Il nous révélera le nombre de fois où il a surpris grâce à sa lampe de poche des spectateurs indélicats qui fumaient en cachette durant la projection et qu'il a sommé d'éteindre leur cigarette ou de sortir. Il n'oubliera pas de parler de la sonnerie qui retentit du haut du panneau d'affichage placé à l'entrée afin d'avertir les retardataires qui traînaient encore dans les cafés ou qui profitaient de la magnifique vue sur les «babords» que leur offre la place Gueydon que le film est sur le point de commencer. Mohamed, tel un livre audio, nous embarque dans ses souvenirs. Nous l'écoutons et comprenons que ce qu'il veut nous expliquer, c'est que la vie n'a pas été toujours aussi triste et monotone à Béjaïa. «Ceux qui pensent le contraire et traitent les férus de salles sombres de ringards ou de hasbeen se trompent lourdement, on n'éprouve pas le même plaisir à visionner un film sur une tablette ou un smartphone dernière génération qu'au cinéma. Les blockbusters, films à gros budgets, sont exclusivement destinés aux salles obscures, et c'est seulement après avoir été vus et revus aux cinémas qu'ils atterrissent à la télé ou sur les autres petits gadgets. Le plaisir est incomparable. En plus, les salles de cinéma rapprochent les familles. On s'y rend en couple ou avec les enfants. C'est une sortie où l'on peut rire, où l'on partage des émotions, du bonheur. On est tout simplement heureux de se retrouver et de rompre avec la routine. Et ce n'est pas fortuit qu'ailleurs et à travers le monde, les cinémas poussent comme des champignons.»