Mai 1974. 7h30 du matin. Alger s'éveille. Une jeune femme active, Anissa, marchait à grandes enjambées pour ouvrir à 8h tapantes le salon de coiffure et de soins de beauté pour dames qu'elle gère. Avec un visage poupin, qui piquait un fard à la moindre émotion, Anissa est svelte et élancée. Elle est blanche de peau et fraîche comme une fleur de printemps. Ses yeux d'un noir intense et ses cheveux ailes de corbeau lui donnaient une noble prestance. C'était aussi une jeune femme lucide. Une personne qui affronte stoïquement et avec intelligence le malheur et autres surprises de la vie. Athlète de performance pour être dotée d'une morphologie idéale, elle a le souci d'entretenir en permanence sa force physique. Nécessité absolue pour endurer la fatigue, générée par un travail jugé astreignant et pénible. Anissa pratiquait le basket-ball dans le sympathique club corporatif de l'ex-grande mairie d'Alger. Pour se réaliser dans ce métier qu'elle affectionne depuis son plus jeune âge et parvenir à l'exercer un jour, pour arpenter les chemins escarpés d'une liberté d'entreprendre, vue d'un mauvais œil par ses parents, il lui a fallu du courage et de la persévérance. C'est vrai que tout n'était pas facile pour elle. Aînée d'une fratrie dont le père au revenu mensuel modeste n'arrivait pas à joindre les deux bouts. Dès lors, Anissa se retrouve face au dilemme de continuer ses études ou de les interrompre et chercher du travail pour venir en aide un tant soit peu à son père qui trimait pour assurer la subsistance de la famille. Anissa décide d'arrêter ses études au cycle secondaire, à l'orée des quatre ans d'indépendance du pays. C'était à la fin de son adolescence, elle venait d'avoir 17 ans. Pendant les grandes vacances, alors que les filles de son âge profitaient du beau temps et des plaisirs de la mer, elle, en revanche, faisait le tour des salons de coiffure pour dames de la place d'Alger à la recherche d'un emploi comme agent d'entretien : balayage, nettoyage du parquet, lessive et en même temps apprendre le métier sur le tas. C'est au bout d'un véritable parcours du combattant qui dura une année que la chance lui sourit enfin. Elle venait de boucler ses 18 printemps. Elle sera embauchée dans un salon populaire de la commune d'El-Madania. Un tout petit salon mais bien équipé, tenu par une vieille dame pétrie de qualités humaines qui accepte de l'embaucher et de lui apprendre le métier et ses rouages. Au bout de six années de présence effective dans ce salon qui lui servira par la suite de tremplin pour ses activités futures, Anissa finit par s'aguerrir aux techniques du métier et aux tendances de l'époque. La vieille dame, dont le prénom Rosa évoque la fragrance de la rose, habituée aux défis de la profession et convaincue de la valeur de son élève, notamment de son profil combatif et son enclin à se surpasser et aller loin dans ce métier, l'entraîne à une abnégation totale pour lui venir en aide une fois de plus. Elle la recommandera à une ancienne collègue et non moins amie de longue date, propriétaire d'un grand salon admirablement situé au coin d'une rue très animée du centre-ville. Certaine que sa protégée réussira dans sa vie professionnelle, Rosa encourage Anissa à redoubler d'efforts pour atteindre son plein potentiel de performance. Au bout d'une année de présence dans ce salon huppé, elle sera mise sur le devant de la scène quand son charisme et son professionnalisme ne faisaient plus aucun doute. Elle atterrit dans ce salon huppé à la fin du mois de février 1970. Prise à l'essai, elle met en exergue ses talents de coiffeuse professionnelle, notamment prodiguer des conseils de coiffure en fonction de la morphologie du visage, la coloration des cheveux, soins capillaires, etc. Ainsi, le savoir-faire, le dynamisme, la bonne humeur, le bagout d'Anissa et le bouche à oreille ont amplement suffi pour drainer de nouvelles clientes, au point de tétaniser Khedidja, la propriétaire du salon, une dame particulièrement remarquable par son allure. Ebahie par tant de talent, elle qui cherchait une personne qui la remplacerait pour la gestion de l'institut, trouve en Anissa la personne qui aura sous sa coupe l'ensemble de l'effectif au nombre de sept. Khedidja, après quarante années de labeur, méritait bien de prendre une retraite dorée. Investie de la confiance de Khedidja, au bout de quelques années de présence dans cet institut de beauté huppé, les clientes anciennes et nouvelles l'adulaient pour son talent de respecter la bienséance. Anissa discutait avec elles toujours avec douceur. Elle passera plusieurs années de sa vie dans ce palais de la beauté. Elle fera de lui un lieu incontournable de la gent féminine algéroise et même de plusieurs villes du pays. Au mois d'août 1981, un jour de repos par le plus heureux des hasards, Anissa rencontre une ancienne camarade de classe, Fatiha, qui était de passage à Alger pour affaire. Durant leur scolarité, elles avaient noué une amitié tutélaire. Elles ne s'étaient plus revues depuis l'année 1969, date à laquelle Fatiha et sa famille s'étaient rendues en France pour s'y installer définitivement. Vite fait, elles se dirigent vers la cafétéria pour prendre une consommation et bavarder joyeusement pendant une heure. Au cours de la conversation, Anissa porte à la connaissance de Fatiha qu'elle est au zénith d'une fabuleuse carrière de responsable d'un salon de beauté tendance. Fatiha était émerveillée par sa carrière prodigieuse. Cependant, elle semblait visiblement intéressée par la profession. Elle lui fait une proposition alléchante. Elle l'invite à la rejoindre en France pour suppléer sa mère au seuil de la retraite dans la gestion de son salon de coiffure de la rue Manin dans le 19e arrondissement à Paris. Anissa, qui est lion et croit à l'astrologie, se compare un instant à ces héros du dramaturge français Pierre Corneille qui ne peuvent entreprendre que s'ils s'estiment convaincus de leur travail. Elle émet un avis favorable mais ne sera disponible qu'après la fin de sa période de préavis fixée à trois mois. Fatiha, toute souriante de retrouver son amie après tant d'années de séparation, plonge la main dans son sac en cuir et se saisit de son calepin. Elle détache soigneusement un feuillet sur lequel elle note son numéro de téléphone de Paris. Elle lui recommande de l'appeler une fois qu'elle serait libre de tout engagement et la date à laquelle elle comptait se rendre en France pour l'accueillir. Si ma mémoire ne me trahit pas, c'est en 1983, alors âgée de 34 ans, qu'Anissa foule pour la première fois le sol français. Fatiha l'attendait dans le hall de l'aéroport. Elles se donnent l'accolade et se dirigent vers la sortie. Anissa passera la nuit dans l'appartement de son amie. Le lendemain après avoir pris ensemble leur petit-déjeuner, elles se rendent au salon. Fatiha présente Anissa à sa mère qui l'accueille chaleureusement. En femme organisée, Anissa n'a pas omis de ranger dans ses bagages son CV qu'elle soumet pour étude et approbation à la dame. Ebahie par son parcours professionnel et surtout par son talent dans la parfaite maîtrise des soins du visage, manucure, coiffure, coloration des cheveux. Libre de tout engagement, elle prendra son service le lendemain matin. Après quelques années de bons et loyaux services, grâce sa volonté et sa détermination immuable, elle réussira à hisser ce salon, déjà connu par la gent féminine parisienne, à la plus haute marche du podium de la performance dans l'art de la coiffure. Anissa apprendra par courrier adressé par sa sœur Nawal que madame Rosa, son mentor, celle qui a fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui, adulée par ses patronnes et clientes des deux contrées pour avoir fait leur fortune, est décédée. Enterrée dans le carré des siens, elle repose au cimetière d'El-Madania. Elle pleurera longtemps la mort de sa bienfaitrice. Tous les deux ans quand elle se rend à Alger, elle n'omet jamais de se recueillir sur la tombe de ses parents et celle de Rosa. Elle prendra sa retraite après 23 ans de services pleins dans ce salon parisien, cumulant au total plus de 30 ans d'ancienneté dans le métier entre l'Algérie et la France. Âgée aujourd'hui de 68 ans, en femme comblée, elle vit dans un magnifique chalet de la banlieue parisienne, entourée des soins et cajoleries de ses deux filles, issues de son unique mariage.