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KABYLIE STORY II
4.Tala Melloult, la source du silence Par Arezki Metref
Publié dans Le Soir d'Algérie le 18 - 10 - 2005

Comme � un balcon de maison, des jeunes sont agripp�s � la rambarde de la place Gueydon. La terrasse du Richelieu est bond�e. Au bord de la place, des kiosques vendent des cigarettes, des journaux et des gadgets de toutes sortes. J�ach�te des piles Alcaline � 150 DA les quatre. Elles tiennent les 2 secondes n�cessaires � la mise en marche de l�enregistreur. L�arnaque est grosse, mais je ne la connaissais pas. Il s�agit de piles p�rim�es, revivifi�es par le contact du chaud. Coup d��il circulaire : Li�s n�est pas l�. Nous avions rendez-vous � 14 heures. Je d�cide de partir. Le cellulaire vibre dans ma poche. C�est lui. Il a un contretemps. On le r�cup�re � Tichy, � la Grande Terrasse, l�un des plus anciens �tablissements du coin. Li�s est militant associatif. Il a sillonn� la r�gion. Quand, l�autre soir au Cheval Blanc j�avais parl� de Tala Melloult sans avoir la moindre id�e de la route pour s�y rendre, il avait dit : �Je vois o� c�est. Je t�accompagne.�
Avant Aokas, on demande notre chemin � un marchand de meubles. Couvrant un mur, des meubles en teck font la r�clame. Le commer�ant n�en sait pas davantage que nous, mais il nous conseille d�essayer la premi�re � droite. Un pont m�tallique enjambe l�oued Amizour, dont le tablier vert fr�mit dans son habit de brume. La route s�entortille en virages raides comme des ronds � b�ton. Un jeune cafetier de Tizi-Ouaklane (Le col des esclaves) nous trace un plan sur le dos d�un paquet de cigarettes : �Tu traverses Tagouba, puis tu prends � gauche. C�est � 20 km � peu pr�s. Tala Melloult est en dessous de la route.� De Tagouba, on voit d�abord le minaret. Le lieu de culte poss�de la sobre �l�gance des mosqu�es africaines. On se croirait � Gao ou Tombouctou. Sur l�autre versant du virage en �pingle � cheveux, on est d�j� � une autre altitude. De temps � autre, je capte les graffitis sur les murs. Ils sont � la gloire des archs. La brume couvre la vall�e. On roule sur un ruban d�asphalte qui sinue � travers les collines. Le lit de l�Amizour, qui va se jeter dans la mer entre Tichy et Aokas, para�t plus large d�ici. On remarque m�me un filet d�eau qui scintille. L��chancrure qui livre la mer apr�s un moutonnement de collines bois�es de ch�nes aux frondaisons sombres s��loigne. On s��l�ve par rapport au niveau de la mer. On entre dans les terres. A vingt minutes du rivage, on est d�j� dans la montagne. D�sormais, il n�y a plus rien de marin. Dans la voiture, on parle distance. Notion de distance. Quelqu�un fait remarquer qu�en disant que �c�est loin� pour une distance d�une vingtaine de kilom�tres, le cafetier comptait comme un pi�ton. Mustapha, le chauffeur, est plut�t avare de ses paroles. Il semble aux aguets. Une route en lacets, qui grimpe, cela ne tente-t-il pas Hassan Terro ? Mais non, dit Li�s, il n�y a pas de terroristes ici. Leur fief, c�est plus loin dans les Babors, vers Jijel. La brume est plus �paisse et la pr�sence humaine bient�t rare. On ne voit pas � un m�tre devant. Le cafetier nous a dit qu�� un moment, il fallait bifurquer � gauche. On s�arr�te pour �valuer la situation. Nous roulons depuis belle lurette. A-t-on parcouru 20 km ? Le d�bat est engag�. Soudain, � la faveur d�un �ni�me virage, la brume s��tant momentan�ment dissip�e, on aper�oit un sentier qui descend vers la gauche � partir de la route. C�est exactement la description du sentier telle que faite par le cafetier. Descendre ? On opte pour une nouvelle pr�cision, � demander � quelqu�un. Et comme il n�y a personne, on attend le passage d�une voiture. On entend le bruit d�un moteur. Mais, sans doute pris de peur, le conducteur acc�l�re. A la deuxi�me tentative, un jeune d�cide de nous accompagner un bout de chemin. L�ennui quand on vous dit �c�est apr�s le virage�, c�est qu�il y a toujours un autre virage apr�s le virage. Cette fois, c�est la bonne. Nous sommes � huit cents m�tres d�altitude et nous baignons dans un nuage. La vall�e, les collines, la v�g�tation sauvage, la mer au loin, tout l�-bas, ce sont des formes cotonneuses suspendues au gr� du vent. Nous commen�ons par une visite au cimeti�re d�Izuman. C�est un terrain nu et pentu, domin� par le mont Imssoukath qui forme comme une sentinelle pr�te � bondir. Une silhouette effil�e, pareille � un athl�te sur le starting block. Notre arriv�e dans le village, qui couve quelque chose de solennel, ne manque pas de piquer la curiosit�. Un groupe d�enfants se forme rapidement. Ils sont quatre ou cinq. Ils nous suivent des yeux comme si nous sortions d�une soucoupe volante. Ensuite, Kamel arrive. Il est gardien au coll�ge. Il porte un surv�tement et un tee-shirt. D�autres personnes sont alert�es, qui nous rejoignent au cimeti�re. Au bout d�un moment, il y a tant de monde qu�on croirait un p�lerinage. Quelque part, c�en est un. Mais qui le sait ? L�homme du troisi�me �ge qui nous aide � chercher les tombes est une m�moire du village. Il se souvient des ann�es 1950, quand l�endroit a �t� transform� en cimeti�re. Il se rappelle des premi�res tombes. Introverti ou sur la d�fensive, Kamel est peu disert. �Y�a-til encore des villages nich�s plus haut ?�. Il opine du chef pour r�pondre. En combien de temps peut-on atteindre l�autre versant ? Il ne sait. �a fait bien longtemps qu�on ne fait plus cette route. Kamel accepte de nous accompagner jusqu�� Tala Melloult. C�est � moins d�un kilom�tre en contrebas. Nous laissons la voiture sur la route, la piste n��tant pas carrossable. Kamel n�est pas en mesure de r�pondre � cette question : pourquoi les habitants de Talla Melloult sont-ils enterr�s dans ce cimeti�re a�rien d�Izuman et pourquoi n�y a-t-il pas de cimeti�re ici ? �Moi, j�ai trouv� les choses comme �a et je n�ai jamais demand� pourquoi c�est comme �a�, r�pond-il, faisant ainsi la plus longue phrase qu�il me sera donn� d�entendre de sa bouche. C�est un patriarche Mekboul, install� � Tala Melloult, la source blanche, qui a conc�d� le terrain qui servira de cimeti�re commun aux habitants d�Izuman et de Tala Melloult. Vivant ensemble, partageant le pain et le sel, les alliances, la touiza, et jusqu�� tadjma�t, il �tait normal que les habitants des deux villages qui n�en font qu�un d�cident de poursuivre le voisinage m�me dans la mort. Cependant, au cimeti�re, chaque village a son carr�. Les Mekboul seraient les premiers habitants de Tala Melloult. Subissant les attaques tribales des A�t Tizi, une autre tribu sur le versant des Babors, ils firent appel aux Melloult (anciennement la tribu des A�t Terten, pasteurs) contre l'asile � Tala Melloult. Cette tribu s'est scind�e par la suite en deux branches, les Guendouz et les Melloult. Une l�gende veut qu�avant de venir l�, les futurs fondateurs de Talla Melloult soient descendus � Taguemount, au bord de la rivi�re, l� o� la terre est fertile. Ils y cultivaient des lopins de terre � c�t� des maisons qu�ils ont construites. Un jour de Ramadhan, l��clipse couvra le ciel d�une soudaine et �paisse obscurit�. On a cru que la nuit �tait tomb�e et on a rompu le je�ne. Quelques minutes plus tard, le soleil r�apparut. Les habitants de Taguemount d�cid�rent de quitter le lieu pensant qu�il �tait maudit. Ils grimp�rent vers les sommets en traversant l��paisse for�t de Bou-Hassan. Ils prirent les sentiers qui sinuent entre les ch�nes et qui ouvrent le seul acc�s alors vers les hauteurs. Depuis que la route a �t� construite, avrid, l�ancien chemin, est abandonn�. Le village est � peine visible. C�est � croire que ceux qui l�ont imagin� tenaient � se dissimuler � quelque adversit�. Un virage tord le chemin et on tombe nez � nez avec la premi�re b�tisse de Tala Melloult. C�est un garage en parpaing. Un oiseau survole le village. �Tassiouant�, dit Li�s. C�est un �pervier. Le paysage fantastique de collines qui se multiplient � l�infini avant de se jeter abruptement � la mer se pr�cise au fur et � mesure que la brume se l�ve. Les villages qui chevauchent les lignes de cr�tes paraissent irr�els � flotter dans le restant de brouillard. Kamel dit que les derniers habitants sont descendus � Tagouba, Baccaro et m�me � Aokas. D�apr�s lui, ils ne reviennent plus. Une vache � la robe brune broute au-dessus de l�abreuvoir prot�g� par l�ombre d�un olivier luxuriant. On descend le chemin de pierre. Il est somptueux, ce chemin ! Aussi somptueux que le d�cor pour une trag�die. Il traverse le village en entier, tra�ant un axe depuis la fontaine jusqu�� la derni�re maison qui marque l�extr�mit� de Talla Melloult, celle de Mohand-Akli Mekboul. Kamel nous cite les noms des familles, selon les quartiers. L�, ce sont les Mekboul ; l�, les Melloult ; l� encore les Azrou ; plus loin, les Iklafen. Il y a aussi les Guendouz, les Mendil. Les maisons sont �loign�es les unes des autres, et � bonne distance. Nous ne sommes pas dans cette configuration des villages de montagne o�, sur un piton, les habitations s��paulent. Les oliviers qui bordent les chemins ont les branches lourdes de fruits verts. Tala Melloult, comme son nom l�indique, est la source de Melloult, qui est aussi le nom du arch qui peuple le pays. Un personnage, ce Melloult qui a l�gu� son nom � une tribu dispers�e aux quatre vents ? Un de ces anc�tres condamn�s � la vigilance ? O� est-ce la source blanche, Tala Melloult, qui a fini par octroyer sa couleur en guise de nom � la tribu ? Dans les maisons vides, � l�ombre des arbres, p�n�tre l�air de la montagne : c�est celui de l�absence ! Sans doute parce que le village est trop haut perch� pour que la prosp�rit� veuille y venir, les hommes d�ici sont partis d�s les ann�es 1930. Ils suivaient le pain, comme on dit. Surtout en immigration. A Marseille, les noms des familles de Tala Melloult font foison. Quand les immigrants de la premi�re vague meurent, le cordon ombilical se distend. Puis, parfois, il se coupe. Et parfois, irr�m�diablement ! Cette histoire de d�parts, lot commun des montagnards kabyles toujours pers�cut�s, par la faim quand ce n�est plus par un envahisseur, est tragiquement r�sum�e dans le destin de Mohand-Akli Mekboul. Emigr� dans la r�gion de Marseille � l��ge de 19 ans, il trouve un travail � la Raffinerie Shell fran�aise, du c�t� de Berre-l�Etang. Mari� et p�re d�enfants, il revient � Tala Melloult chercher sa femme et ses enfants, devenant ainsi l�un des premiers immigr�s kabyles � faire venir sa famille en France. Il fait venir d�abord Ch�rif, son fils a�n�, qui partage, � 3 ans, la chambr�e avec son p�re et ses pays. Pendant quelques ann�es, le p�re conduit le fils � l��cole avant de se rendre lui-m�me � l�usine. Ensuite, le reste de la famille arrive. Mais la m�re, Tassa�dit, s�ennuie de sa fille a�n�e, mari�e � Tala Melloult Mohand-Akli retourne la chercher. Il entra�ne aussi le gendre. Il installe sa famille aux Barjaquets, un petit bled en surplomb de Berre-l�Etang. La plupart de ses enfants naissent l�. Mohand-Akli tenait � ce que ses enfants gardent leurs attaches kabyles. Lui-m�me ne parlait que le fran�ais utilitaire du travailleur immigr�. La m�re,
Tassa�dit, �tait, elle aussi, elle surtout, un concentr� de kabylit� transplant�e en Provence. La famille Mekboul ne se posait aucune question quant � son identit�. Il suffit d�entendre parler le p�re et la m�re pour que les effets de l�int�gration des enfants par l��cole soient relativis�s. On continue � vivre � la �kabyle�. M�me les enfants n�s en France parlent kabyle. C�est la condition pour parler � la m�re, qui ne souffle mot de fran�ais. Le cordon ombilical est tranch� ce jour de 1976. Mohand-Akli d�c�de. Selon la tradition, et selon surtout son v�u personnel, il est enterr� au cimeti�re d�Izuman. Dix ans plus tard, c�est au tour de Tassa�dit de le rejoindre au cimeti�re escarp� de ce village c�leste. Depuis, les enfants substituent les Barjaquets, ce douar proven�al o� ils sont n�s et ont grandi, � Tala Melloult. La maison est ouverte aux quatre vents. Les portes sont cass�es. Une partie du toit est enfonc�. Afrag, la cour autour de laquelle est organis�e la maison, est envahi d�amagramane, la lavande sauvage. A l�int�rieur des pi�ces, dans axxam, ikouffane, les r�serves � provisions sont intactes. Il semble m�me que cela ne fait pas longtemps qu�elles ont �t� repeintes en couleur terre. Des ustensiles traditionnels, en bois et en argile, tra�nent autour du qanoun. On se surprend � attendre que la ma�tresse de maison surgisse et nous invite au caf�. On se surprend m�me � esp�rer que l�illusion va s��vanouir et que le village, retir� dans le silence sous la canicule, va s�animer d�s que le soleil d�clinera. Non, ce n�est pas la tr�ve de la sieste. Il n�y a personne. Il y a juste le chant des cigales qui veille, depuis des mill�naires, sur les r�ves de partance des montagnards, puis sur l�absence qui �treint Tala Melloult comme un chagrin. On redescend. La brume s�est compl�tement dissip�e � pr�sent. Le paysage est comme lav�. Il est neuf. Apr�s un des virages les plus hauts, on voit le soleil s�embraser au contact de la mer. Quelques nuages �tincelants d�or flottent encore au-dessus d�Aokas. Diapr�es de couleurs dignes, les Babors se r�fl�chissent dans le miroir que leur tend la mer.


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