Au bord de la route, se dresse la statue monumentale d�un guerrier, le front ceint d�une couronne de v�g�taux. Il tient une lance d�une main et un bouclier grossi�rement octogonal de l�autre. Il para�t enduit de terre rouge sang. Sur le bouclier, on peut lire : �Massensen r�gne 55 ans 203-148 avant J.-C. Ugu Ntmazta�. Posture simiesque du Cro-magnon, Massinissa tourne le dos � une b�tisse en parpaings nus. Des ceintures d�passent du plafond, signe qu�on ne va pas s�en arr�ter l�, et que la construction va encore s��lever. Par-del� la vall�e de la Soummam, le vieil aguellid semble fixer la cime la plus haute de la montagne. Derri�re, une enfilade de vulcanisateurs trahit cet axiome : la route n�est pas tr�s s�re pour les pneus ! Plus loin, il ne faut pas passer le pont qui enjambe l�oued sec. Il faut continuer tout droit, puis passer devant un mara�cher dont l��tal d�borde de poivrons verts, la Badr, le CPA et, enfin, le commissariat de police. Devant le carrefour, plut�t que de prendre vers Addekkar � droite, il faut s�arr�ter. Le caf� Lyazid est dans cette intersection. Assis � la terrasse, les journaux �parpill�s sur la table, la cigarette ins�cable entre les doigts, Mohamed Kersani m�attend. Chef du bureau du Soir d�Alg�rie� Akbou, c�est un journaliste bouillonnant et loquace. Quand il est question de sa r�gion, de l�actualit� du Printemps noir et de la formidable �closion d�un d�bat dans la r�gion, son visage de roi inca s�empourpre, et il devient intarissable. L�abribus, sous lequel des jeunes filles se prot�gent du soleil, d�cline ce nom : Tinebrar. Une plaque � la pointe tourn�e vers le haut des collines nous informe que Addekar est � 23 kilom�tres. Une route en lacets grimpe. Elle passe par les villages de la tribu d�A�t Ouaghliss, alv�oles dans la ruche que fait l��tagement ravin� qui se d�cline du col de l�Akfadou jusqu�au lit o� s�entortille ce serpent d�argent qu�est la Soummam quand l�oued est plein. Azri Nouh, ce sont des carcasses de maisons qui tiennent aux flancs de la colline comme des touffes d��pineux. Autrefois, c��tait un terrain vague sur la rive gauche de la Soummam. Isol� de la ville coloniale, le quartier �tait r�serv� aux marginaux qui venaient y jouer de la guitare, ou entendre jouer. Ce quartier d�sert, et quelque peu fant�me, peut-�tre m�me inqui�tant � certains �gards, �tait n�anmoins un espace de libert�. Moussa Haddar, ce musicien mort en 1991 � 70 ans, apr�s avoir r�ussi un p�lerinage � La Mecque et une fugue de sept ans pendant lesquels personne jamais n�a su o� il �tait pass�, ne pr�disait-il pas la fin d�un cycle, celui de l�ancien temps, avec l�investissement immobilier d�Azri Nouh ? �Sidi-A�ch/On a dit qu�il s�est encanaill�/ Il vole/ C�est devenu un perdreau/ O filles, portez le deuil/ Maintenant que Azri Nouh est tapi de palais�, anticipait-il. La proph�tie s�est r�alis�e. Azri Nouh est tapie de palais des temps de la d�r�liction. Avant de commencer l�ascension vers Tala Taghou, la fontaine du brouillard, le village natal d�Abderarahmane El Ouaghlissi, Mohamed Kersani me cite au pied lev� les noms des personnes de la tribu des Ait Oaghliss, � du moins, originaires de la r�gion �, qui ont acquis une visibilit� dans leur domaine. A tout seigneur tout honneur, le premier nom cit� est celui du musicien et chanteur Sadek Abdjaoui, fondateur de l��cole de musique andalouse de B�ja�a, �lev� par la propre grand-m�re de Mohamed Kersani. Il �tait d�A�t Mansour. Le chanteur Boudjema� Agraw est de Sidi-A�ch. Le chanteur Madjid Soula est, lui, de Chemini. L�historien Mohamed-Cherif Sahli est, lui aussi, de Chemini. Akli A�t Ouaghliss, dont l�appartenance est d�clin�e dans le patronyme, est de la tribu. Le com�dien, chanteur et auteur Mouloudji �tait originaire d�El- Flaye, un peu plus haut dans la montagne. Mohamed Sa�l, personnage peu connu, est un A�t Ouaghliss. N� en 1894, il �migra tr�s jeune en France o� il a �t� un militant ind�pendantiste pugnace et un fid�le adh�rent de l�Union anarchiste. Il meurt en 1953. Comme Amizour, Sidi A�ch ne peut s��tendre, faute de terrains. �M�me pour le cimeti�re municipal, il a fallu que des particuliers c�dent leurs terrains�, me dit Mohamed Kersani. C�est en 1847 que le mar�chal Bugeaud soumettait, gr�ce au marabout de Chellata, Ben Ali Ch�rif, les tribus de la vall�e. Elles prennent part cependant au soul�vement de 1871 au cours duquel elles se joignent aux Fena�as et aux Mza�as, command�s par Aziz, fils cadet de cheikh Aheddad. Des fermes appartenant � des colons sont br�l�es. L�huilerie Philips, usine moderne de raffinage, est incendi�e. Le 2 juillet 1871, le colonel Thibaudin, re�oit les soumissions des A�t Ouaghliss. Le vice-amiral de Gueydon s�questre leurs meilleures terres et leur fait payer une lourde contribution de guerre. Trois cents hectares sont ainsi �distraits des biens indig�nes�, comme l��crit si po�tiquement Auguste Veller, un instituteur public, auteur en 1888 d�une Monographie de la commune mixte de Sidi A�ch. Les biens �distraits�, un cinqui�me des terres de chaque propri�t� d�insurg�, forment le territoire de colonisation. Un arr�t� du gouverneur g�n�ral en date du 25 ao�t 1880 cr�ait la commune mixte de Sidi-A�ch, territoire depuis 1872 du centre europ�en de colonisation. Le nom de la commune est celui d�un marabout du XIVe si�cle dont le tombeau se trouvait au milieu du village. Sur un mur de Tinebdar, un graffiti nous re�oit : �Bienvenue en enfer.� A Tala Taghou, on s�abrite de la canicule dans une �picerie qui nous offre du jus Toudja glac�. Entre-temps, un gamin est all� chercher quelqu�un que Mohamed Kersani a fait demander. Mohamed-Salah Cherigane, un sexag�naire corpulent, � la moustache finement taill�e, au visage avenant, nous propose de nous mener sur le tombeau de son anc�tre, le savant Abderahmane El Ouaghlissi. Militaire � la retraite, Mohamed-Salah est un passionn� d�histoire. �Mon p�re, chahid, �tait alim. Il avait �tudi� � Kairouan. Nous avions une biblioth�que de manuscrits. Mon p�re a d� la br�ler de peur d��tre inqui�t� par les Fran�ais.� Il y a toujours eu ce modeste tombeau � l�int�rieur d�un mausol�e dans un champ o� la fontaine qui donne son nom au village surgit de la roche. Mais on ne savait pas grand-chose d�El Ouaghlissi. C�est la d�couverte d�un manuscrit d�El Ouaghlissi dans les archives du cheikh Mouhouv des A�t Ouartilane qui a acc�l�r� les choses. Avec Djamil A�ssani et le Gehimad, avec le soutien de l�Unesco, un colloque sur Abderahmane El Ouaghlissi est organis� � B�ja�a. On �voque ce savant du XIIIe si�cle, p�re d�une �cole de jurisprudence qui formera des oul�mas c�l�bres. L�ouvrage majeur d�El Ouaghlissi est pr�cis�ment d�sign� sous le nom d�El Ouaghlissia. Mais son titre est : �El Muquadimma el Fiqhya�. C�est un ouvrage de base pour les �tudiants qui servira pendant des si�cles. On descend vers le mausol�e. Une b�tisse grise porte les couleurs de Djezzy. Du terre-plein o� se dresse le mausol�e, on voit la montagne se jeter dans la vall�e. Des tombes de descendants d�El Ouaghlissi sont � un endroit du champ. A l�entr�e du mausol�e, les bancs en pierre sont lisses de porter la patine du temps. Une inscription �pousant la courbe de l�arcade informe simplement qu�il s�agit l� du tombeau d�El Ouaghlissi. Dans la p�nombre du mausol�e, le tombeau a �t� reconstruit. On y a pos� une plaque de marbre portant une br�ve biographie du savant. On va visiter le tombeau de Sidi Yahia Oucherif, l�autre saint de Taga Taghou, village aux deux saints. �Nos vieux �taient instruits�, dit Mohamed-Salah Cherigane en m�apprenant que la r�gion compte 14 zaou�as et 7 �coles fran�aises dans les ann�es 1923-1924. Auguste Veller en comptait 4 en 1888 dont celle dite ��cole mixte�, ouverte en octobre 1879. Elle �tait fr�quent�e par quinze gar�ons et douze filles. Plus haut, pause en face de l��cole Brahiti-Lakhdar. La vue sur la vall�e n�est arr�t�e, en face, que par les Bibans qui ramassent leurs contreforts. L�effervescence d�un march� ordinaire est sensible. L��cole de Tinebdar (Thin Badar, celle qu�on �voque) a �t� ouverte le 11 mars 1887. Elle a form� des g�n�rations et des g�n�rations d��l�ves. On arrive enfin � la fameuse zaou�a de Sid-Moussa. Elle date du XIVe si�cle. A gauche, juste � l�entr�e, la cuisine. Des achouari nazit, des jarres emplies d�huile, � l�argile noircie par son onctuosit�, servent encore. Plus � gauche encore, le minaret de la mosqu�e. Dans une pi�ce au parquet couvert de tapis, le tombeau de Sidi Moussa et des plus illustres de ses descendants. En haut, une pi�ce carr�e sert de salle d��tudes. Des planches sont empil�es sur des tapis natt�s. Des livres sont ouverts sur des pupitres. Les dortoirs des 37 tolbas d�aujourd�hui, futurs enseignants ou imams, sont des couloirs encombr�s de lits m�talliques. Une l�gende fondatrice. Un jour, Sidi Moussa ordonna � ses �tudiants d�enlever les cendres du kanoun. Ils refus�rent. Il demande express�ment � un des tolbas de le faire. Ce dernier trouva une pi�ce d�argent dans les cendres. Lorsque les autres connurent sa d�couverte, ils voulurent tous nettoyer le fourneau. Mais Sidi Moussa leur refusa de faire par cupidit� ce qu�ils ne voulurent pas faire volontairement. Et il leur dit que, d�sormais, il n�y aura plus de cendres. On allume le fourneau � la zaou�a et on trouve les cendres � deux kilom�tres plus bas, au rocher du pl�tre. Nous grimpons d�un cran dans la montagne. A Tilioua Kadi, la fontaine du juge, nous prenons vers Chemini. On bifurque vers Tibane, le village de Hamid Tibouchi. Je fais un arr�t, en haut du village. Vue sur la vall�e, sur Seddouk sur le versant d�en face. Une voiture s�arr�te. Un copain d�Addekar, qui vit � Cannes, nous salue. Il a v�cu le Printemps noir aux premi�res loges. C�est pourquoi il est parti. Il revient �pisodiquement, toujours d�sillusionn�. Mohamed Kersani tient � me montrer le village commer�ant de Tilioua Kadi. Nous arrivons dans une esplanade poussi�reuse. Le village coiffe une butte. En contrebas, d�valant vers l�oued, les villages s�accrochent aux flancs. Une boutique fashion propose des maillots de bains pour femmes dernier cri. Des femmes dans les rues �troites. Un nombre impressionnant de femmes fashion, en robes kabyles, hidjabistes. Elles font leurs emplettes en articles de mode dans une succession de boutiques achaland�es comme un catalogue. On se croirait dans un de ces villages fronti�re o� les produits sont d�tax�s. Seulement, on est au-dessus de Sidi-A�ch, dans un petit village rustique dont la tradition de connexion � ce qu�il y a de plus branch� en mode f�minine ne s�explique que par l��migration. Un morceau de ville o� le l�che-vitrine est loin d��tre d�sagr�able. Nous redescendons par El-Flaye. De la voiture, on aper�oit Ahmed Hassam, ce sculpteur � qui on doit le Massinissa bordant la route, en train de mettre la derni�re main � la statue d�une femme kabyle portant une jarre sur la t�te. Apr�s h�sitation, nous d�cidons de ne pas le d�ranger. Nous parcourons les deux kilom�tres qui nous conduisent jusqu�� Sidi-A�ch en parlant justement de ces artistes des villages de Kabylie qui restent, contre vents et mar�es, attach�s � leur art. Le ciel commence � perdre sa teinte bleue. Nous laissons Mohamed � Sidi-A�ch et nous allons tout droit vers Aokas. Il ne faut pas prendre le pont, � droite. C�est la route d�Alger, celle-l�.