Nous montons en suivant les virages qui sinuent dans la for�t. Apr�s les oliveraies clairsem�es sur des flancs de collines brunes juste au-dessus d�Ighil Ali, nous nous enfon�ons dans les ch�naies de Boni. La route est bien entendu d�serte. Bessa�d Khiari, qui garde la gentillesse de me guider jusqu�au fief des A�t Abbas, me dit qu�il est � Ighil Ali ce proverbe: �Quel que soit celui que l�on prend pour aller � la Kala�, le chemin monte.� Il me brosse aussi un bref historique de la fondation de la Kala�. Lorsque les Espagnols entreprirent de conqu�rir B�ja�a, ils but�rent sur la r�sistance de la place. Deux princes, Abbas et Zahir, ont d� abandonner la ville devant la puissance de feu des envahisseurs. Zahir est all� se refaire du c�t� de M�Sila et Abbas s�installa sur cette forteresse naturelle qui nargue le vide � 900 m�tres d�altitude, au c�ur des Bibans. Lorsqu�on quitte la route d�partementale n�4 qui rallie Bordj-Bou-Arr�ridj pour prendre celle, plus modeste, qui grimpe vers la Kala�, laissant derri�re nous les bosquets de pins d�Alep, on aborde une terre chauve ponctu�e de canyons. Une plaque plant�e � un carrefour : 7,5 km. Au bout de ce tron�on encombr� d��boulis, on ne voit pas tout de suite la vieille cit�. Il faut laisser le temps au regard de s�habituer au paysage lunaire avant de distinguer les maisons dont la couleur se confond avec la terre. Elles sont construites � bonne distance l�une de l�autre. Une architecture du camouflage ! Pas une maison n�est assez �lev�e pour �tre la cible spontan�e d�un tireur belliqueux. Pas un mur dont la couleur d�tonne au point d�attirer l�attention. Epousant les vallonnements de la montagne, construites sur les flancs plut�t que dans les creux de jonction entre les mamelons, les maisons s�accrochent � la roche dont elles refl�tent la couleur. Un microbus s�arr�te. Deux hommes en descendent et viennent vers nous. L�un d�entre eux est Za�kane Ali, l�homme que Bessa�d avait contact� � partir d�Ighil Ali et qui avait accept� de nous recevoir. Il revient du croisement de la route de Bordj o� il s��tait post� afin de nous intercepter. Une fresque, grav�e dans le mur en 1995-96, glorifie la r�sistance anti-coloniale. A proximit�, sur le cimeti�re des chouhada, une succession de tombes t�moigne de ce que l�esprit de la r�volte de 1871 ne s��tait pas �teint. La Kala� joua aussi un r�le pendant la guerre de Lib�ration. Ali se souvient de cette ann�e o� �le colonel Amirouche est venu ici. Il a r�uni les gens de la Kala� pour recueillir des cotisations. Les femmes ont donn� leurs bijoux.� En 1959, on vida la Kala�. Elle est d�cr�t�e �zone interdite�. Le village est d�truit � 80% sous les bombardements de l�arm�e fran�aise. Ce n�est qu�� l�Ind�pendance que les habitants reviennent. Quelques-uns des habitants ! Un m�morial se dresse � l�entr�e de Djema� El Kebir. Il est d�di� � El Mokrani dont le tombeau est prot�g� par un mausol�e. L��pitaphe : �A la m�moire de Hadj Mohammed, Bachagha, le meilleur des Beni Mokrane.� Apr�s avoir �t� amen� � conduire la r�volte de 1871, le bachagha Mokrani ne se contenta pas d�endosser la responsabilit� politique de l�insurrection. Il participa aux combats. Le 5 mai 1871, il conduisit ses troupes � la bataille de Oued Souflat, pr�s de Bouira, o� elles devaient affronter les soldats du g�n�ral Cerez. Les chroniqueurs rapportent qu�� l�heure du d�hour, Mokrani accomplit sa pri�re. Apr�s quoi, il grimpa sur un mamelon pour superviser la bataille. Une balle lui traversa le cou et il s�inclina. Le voyant en position de g�nuflexion, ses lieutenants crurent qu�il accomplissait une autre pri�re. C�est parce qu�ils ne le voyaient pas se relever qu�ils comprirent. On l�emporta sans que les soldats fran�ais ni m�me ses propres combattants ne s�aper�urent qu�il �tait mort. Selon son v�u, il est enterr� � la Kala� des A�t Abbas, o� il �tait n� en 1815. Dans un rapport �tabli � l�intention de sa hi�rarchie, le g�n�ral Cerez confirme en grande partie cette version. Il �crit : �Parmi les Kabyles, se trouvait El Mokrani, � pied, ayant chang� de v�tements pour ne pas �tre distingu� par la blancheur de ses effets, et entra�nant lui-m�me ses gens dans un dernier effort. Les zouaves, bien plac�s, ont ouvert sur eux des feux de peloton de commandement. C�est avec un de ces feux, qui a frapp� une trentaine d�ennemis, que Mokrani a re�u une balle au front, entre les yeux.� Nous entrons dans la mosqu�e. Des travaux semblent en cours. Construite au Xe si�cle, Djema� El Kebir a la m�me architecture andalouse que ses homonymes d�Alger et de Tlemcen. Les fastes d�antan sont plut�t fan�s. La derni�re fois o� la mosqu�e a �t� restaur�e, c��tait en 1333. Un bail, oui ! � Il y a 13 mosqu�es � la Kala�. La plus r�cente a plus de 500 ans�, dit Ali, membre de Nadi El Mokrani, la toute premi�re association � obtenir un agr�ment dans l�Alg�rie ind�pendante. Elle existe depuis 1965. Nous allons plus avant dans le quartier des Beni Mokrane. Hormis quelques b�tisses rep�ch�es par rapi��age, la plupart ne sont plus qu�amas de pierres de taille, d�ardoise ou de tuiles �cras�es contre la terre rocheuse de la citadelle. Et tout autour, le sol se craquelle sous le soleil caniculaire. Il y a ce miracle : des amandiers. Oui, des amandiers �tendent des branches malingres qui tracent des traits d�ombre sur la terre blanche de lumi�re crue. En cons�quence de la r�volte de 1871, les Beni Mokrane ont �t� bannis de la Kala�. Ceux qui �chappent � la d�portation en Nouvelle-Cal�donie s��gaillent � travers la Tunisie et l�Alg�rie. Un puits en face de la mosqu�e : c�est l�entr�e d�une poudri�re construite par El Mokrani. Les ruines d�un b�timent fr�lant l�ab�me laissent penser � notre interlocuteur qu�il s�agirait du palais de justice d�El Mokrani. Comme un balcon dominant des monts plus bas, la Kala� est un nid d�aigle. Le vide est empli d�un brouillard gris argent�. On voit serpenter le lit de l�oued el Kala�. C��tait par ici qu�Amirouche avait initialement pr�vu d�organiser le congr�s de 1956. Mais une mule charg�e de documents indiquant pr�cis�ment le lieu du congr�s a �t� captur�e par les soldats fran�ais. Amirouche s�est rabattu sur Ifri. Comme des postes avanc�s de la Kala�, les hameaux de Tazla et Tiniri sont dress�s sur des monts jumeaux. D�autres villages occupent, plus loin, des cr�tes : Belayal, Illegane. Les maisons, mang�es par la brume, ressemblent d�ici � des gu�rites o� la vigilance forg�e par les si�cles de r�sistance ne dort jamais que d�un �il. Apr�s la mort de Mokrani, la r�volte continua sous la direction de Boumezrag, son fr�re, et des fr�res Belhadad, Aziz et M�hamed. Mais bient�t la sup�riorit� fran�aise viendra s�appuyer sur les lacunes des r�volt�s. La dispersion des forces leur sera fatale. Les chefs vont commencer � d�poser les armes. Boumezrag, comme les autres leaders, est condamn� le 26 mars 1873 � la d�portation en Nouvelle-Cal�donie. Il y passera trente ans. En 1904, il est graci�. Le 18 mai, il embarque � bord du paquebot Le Pacifique. Le 2 juillet, il d�barque � Marseille o� la Petite R�publique, un journal local, �voque l�arriv�e dans la cit� phoc�enne de Boumezrag ��g� aujourd�hui de 75 ans�, ce grand vieillard �� la figure fine et expressive, aux traits �nergiques et r�guliers�. De retour en Alg�rie, il confie sa solitude dans une lettre envoy�e � un camarade de d�portation : �Sur trois �pouses, aucune ne m�est rest�e. La plus jeune aurait eu 60 ans ; mais, au moins, elle m�aurait permis de causer, avec elle, du pass� et de sa splendeur.� Boumezrag meurt en 1905, quelques mois apr�s avoir expir� cette nostalgie. Depuis, la Kala� va cahin caha. Vid�e de ses habitants, elle n�en compte plus que quelque 7000. Il y en aurait eu pr�s de 80 000 du temps d�El Mokrani. Au moment o� on allait partir, Ali nous retient encore un moment : �Il faut aussi parler du pr�sent�, me dit-il. Un responsable d�une association de parents d��l�ves, silencieux jusque-l�, confirme l�attente des habitants de la Kala� de ne pas �tre cantonn�s � habiter un mus�e. Il y a tous les probl�mes d�aujourd�hui. Terre � terre ? Mais l�h�ro�sme ne commence-t-il pas dans le combat quotidien des humbles ?