Je m�appelle Mohamed Ben... Inutile de savoir qui je suis, vous ne me connaissez pas. Je suis Mohamed parmi des milliers de �Mohamed�, mes compatriotes et je suis un �Ben...� parmi tant et tant d�autres �Ben...� Je suis Mohamed Ben..., j�ai trente-sept ans, j�ai fr�quent� l��cole jusqu�� l��ge de douze ans et je travaille depuis fort longtemps. Je cohabite avec mes parents dans leur appartement compos� de trois pi�ces dont mon p�re est locataire. Ma femme, mes deux enfants et moi-m�me occupons l�une des pi�ces, mon fr�re a�n� la seconde. Lui a quarante-trois ans et il a opt� pour le c�libat faute de logement. Les parents ont leur chambre en face de la mienne. Ma s�ur divorc�e et ses trois filles dorment dans le couloir et leurs affaires vestimentaires sont entass�es dans des cartons rang�s dans un coin de la pi�ce occup�e par mon p�re et ma m�re. Celle-ci nous sert de salle de s�jour ou de regroupement familial le soir lorsque scotch�s devant le petit �cran, nous profitons de quelques moments d��vasion surtout lorsque nous suivons un match de football. Mon fr�re et moi devenons alors deux joueurs, deux �quipes qui s�affrontent. je d�fends les couleurs du Mouloudia, lui celles de l�USMA, c�est un v�ritable bonheur et notre seule d�tente � tous deux. Je m�appelle Mohamed Ben... et je vous dispense des formules de politesse du genre : �Mais oui bien s�r que je vous connais ! Je vous ai d�j� rencontr�...� Inutile de mentir ! Sans doute nous sommes-nous d�j� crois�s dans la rue mais vous souvenez- vous seulement de mon visage ? Savez-vous que je suis agent d�entretien des ascenseurs au minist�re de... depuis de longues ann�es ? Ma grande fiert� c�est lorsque l�un de ces appareils s�arr�te et que j�entends les chefs, les sous-chefs, les petits chefs, crier dans les couloirs : �Mohamed, o� est Mohamed, on a besoin de lui. C�est urgent. Ou encore : Avezvous vu Mohamed ? Dites-lui qu�il vienne imm�diatement.� Il est vrai que mon m�tier me pla�t quand bien m�me mon maigre salaire ne me permet pas de faire de folies. C�est moi qui prends en charge le loyer, ma s�ur et ses filles, les autres d�penses. C�est ma m�re qui g�re mon salaire et le budget familial. R�cemment, ma femme m�a reproch� de ne pas lui remettre ma paie, de travailler pour les autres et de d�laisser nos enfants. Elle m�a menac� de me quitter. Je lui ai expliqu� que la seule ma�tresse des lieux �tait ma m�re, et puis lui ai-je dit : �Elle ou toi quelle diff�rence vois-tu ? L�important est que nous soyons tous en bonne sant�, comme dit mon p�re.� Avec une retraite mis�rable, celui-ci ne se plaint jamais. Pour faire oublier � ses petits-enfants leurs frustrations, notamment alimentaires, il leur r�p�te souvent : �Ce qui compte c�est la sant�. A quoi servent les milliards lorsqu�on est malade. Regardez votre grand-p�re, il est pauvre mais je n�ai jamais �t� chez le m�decin. L�important, les enfants c�est la sant�.� Ce matin, je me suis pr�sent� tr�s t�t � d�s l�ouverture � � la poste de mon quartier. Nous sommes le jeudi 23 et je sais que ce jourl�, mon salaire ayant �t� vir�, je peux proc�der � un retrait d�argent. Quelques brefs instants de bonheur o� je peux palper quelques billets de dinars. Apr�s, il faut s�acquitter de toutes les obligations. Heureusement que mon fr�re prend en charge les d�penses d��lectricit�, de gaz et d�eau. Ainsi donc le 23 de chaque mois, je suis riche accidentellement et je redeviens pauvre comme je l�ai toujours �t�. Mais il y a fort longtemps que je ne me prends plus la t�te. On ne peut rien contre son destin. Et puis, je suis en excellente sant� � du moins je le crois � n�est-ce pas important ? Je m�approche du guichet, d�pose mon ch�que et ma carte d�identit�. J�entends la voix maussade du pr�pos� aux retraits dire : �En panne�. Cela veut dire que son ordinateur refuse de me donner mes maigres sous. Je suis habitu� � cette ritournelle mensuelle : �En panne�. Allez savoir pour quelles raisons cela a lieu le 23 de chaque mois et pas le 22 ou le 25 ! Je suis d��u et je me dis que dans une heure ou deux, la situation sera d�bloqu�e et je finirai par �tre pay�. En attendant, je grille ma sixi�me cigarette de la matin�e � mon seul luxe � tout en sachant que je ne fais pas du bien � mes poumons, mon larynx, mes bronches mais cela m��vite la col�re. Pourquoi m��nerver d�ailleurs ? Le guichetier me rassure : �Fais un tour et reviens vers onze heures ou mieux encore cet apr�s-midi avant quatre heures. Ne te fais pas de soucis. L�essentiel c�est la sant�. Ah oui, j�allais l�oublier ! L�important quant tout va mal, tr�s mal dans ma vie, c�est la sant� ! La nouvelle contrarie ma m�re. L�ordinateur n�est pas du tout sa chose, mais l�argent par contre et la mani�re de le d�penser n�ont aucun souci pour elle. Mon fils a�n�, �g� de dix ans, croyant que nous sommes �riches� lui demande 20 DA pour acheter un cahier. �Si je ne l�ai pas samedi, mon ma�tre ne me laissera pas entrer en classe.� � �Tu diras � ton instituteur qu�il e�t fallu que ton p�re rapport�t son salaire, et puis cessez de m�ennuyer toi et tes cousines avec vos listes de fournitures scolaires.� D�pit�, mon petit gar�on s��loigne. c�est un bon �l�ve, mais personne � la maison ne lui donnera la modique somme qu�il r�clame. Je sais que ma m�re garde toujours quelques �conomies du mois pr�c�dent mais je n�ai jamais su ce qu�elle en faisait. Ou ce qu�elle en fera. Mon a�n� est beau, mon second enfant � huit ans. Ma femme est belle et jeune. Pourtant, je serai plus heureux si j��tais c�libataire. Mais � quoi bon ressasser les m�mes choses ? Seule, compte la sant� ! Je retourne � la poste � quatorze heures. L�ordinateur est encore bloqu�. Cette fois, je ne peux r�primer ma col�re . �Calme-toi � khouya� (mon fr�re), jeudi ou samedi quelle diff�rence ? Pourquoi te rends-tu malade ? Ce qui est �crit est �crit. Il �tait �crit aujourd�hui que tu ne percevrais pas ton argent aujourd�hui pour une banale histoire de panne d�ordinateur tu te mets dans cet �tat ? Et ta sant� khouya ? La seule richesse c�est la sant�. Encore... et encore...� Je ne r�ponds pas. Que dire � un homme aussi sage qui est votre voisin et votre copain d�enfance ? Lorsque je retourne � la maison, je constate que mon fr�re est dans tous ses �tats parce que la facture d�eau et celle de l��nergie sont, ce mois-ci, tr�s �lev�es. Il accuse ma s�ur et ses filles d�abuser de la t�l�vision et de d�penser trop d�eau. Pourquoi se montre-t-il aussi injuste alors qu�il sait comme moi, comme tous les Mohamed Ben... qui me ressemblent que les co�ts de l��lectricit� de l�eau ont �t� augment�s par l�Etat. Mais je ne d�fendrai pas la frangine. Elle n�avait qu�� rester chez son mari celle-l�. Et puis je n�aime pas les conflits. Ils ont des cons�quences f�cheuses sur le c�ur, les art�res, les nerfs. Or, je sais qu�il n�y a pas mieux qu�une bonne sant�. Qu�ils se d�brouillent ces deux-l� ! Ce n�est pas mon affaire. Le vendredi, je me suis rendu � la mosqu�e du quartier. L�imam a prononc� un pr�che sur la solidarit� des fr�res arabes... Il est bien le seul � les avoir rencontr�s ses fr�res... De toutes les mani�res, pour �tre honn�te, je dois avouer que je ne l��coutais pas, pr�f�rant plut�t entendre les sonneries des portables des croyants, mes fr�res, y compris pendant la pri�re. J�ai r�v� que je poss�dais moi aussi un t�l�phone mobile. Le samedi matin, j�ai pris le bus qui me m�ne � mon lieu de travail. J�avais pr�vu d�aller � la poste vers midi. Cela fait des ann�es que j�emprunte le m�me transport en commun, que j�effectue le m�me trajet et le m�me travail. En quittant l�autobus, je m�aper�ois que mon portefeuille a disparu. On me l�a vol�. A l�int�rieur se trouvaient mon badge, ma carte d�identit� et cinquante dinars pour grignoter quelque chose � la pause-d�jeuner. Omar, mon coll�gue et ami me r�conforte : �Arr�te de te faire du souci. Fais une d�claration de perte au commissariat et tu te feras d�livrer une autre carte d�identit�. Pourquoi t�en faire ? As-tu seulement pens� � ta sant� ?� Je ne lui r�ponds pas car mon regard est attir� par une silhouette d�homme que je crois reconna�tre : � �Est-ce bien Mahmoud qui �tait terroriste et que la police recherchait ? � Oui c�est bien lui. Il a �t� r�int�gr� � son ancien poste de travail et son directeur a organis� une c�r�monie pour f�ter son retour. Mais nous n�en avons cure... L�important c�est notre sant�. Je ne l��coute plus. Je repense � mon oncle policier, � son fils, assassin�s sous mes yeux. La sonnerie du t�l�phone sonne. C�est mon p�re. Il m�appelle d�une cabine publique. Le plafond de sa chambre s�est effondr� en raison des derni�res pluies torrentielles. Il me demande d�agir rapidement. Agir ? Avec quels moyens et comment ? Et puis cher paternel, l�important c�est la sant�, n�est-ce pas ? C�est tout de m�me toi qui as enseign� cela � ton fils. C�est encore toi qui m�a appris ton fameux adage : �Mieux vaut cela que pire que cela.� Alors p�re, ce qui est �crit est �crit. Il �tait �crit que je me fasse voler aujourd�hui, que ton plafond ne r�sisterait plus au poids des ann�es, que je n�encaisserai pas aujourd�hui mon salaire, n�ayant plus ma carte d�identit�, que mon fils n�aura pas son cahier et qu�il se fera virer de l��cole que... que... mais l�important c�est la sant� ! Tu me l�as toujours dit p�re.