Je suis arriv� t�t ce matin, parce qu�il me faut absolument voir �le grand chef� avant la r�union de onze heures. Son fid�le et imperturbable secr�taire tente de m�en dissuader : �Il n�est pas de bonne humeur.� Je hausse les �paules et me dirige vers le bureau situ� au fond du vaste et long couloir. En quoi aujourd�hui serait-il diff�rent d�hier, ou de demain ? L�humeur massacrante du chef, son caract�re ex�crable, ses sarcasmes, ses propos d�sobligeants et blessants ne sont pas une nouveaut� pour nous. Je dirai m�me que nous serions �tonn�s de le voir sourire. Son visage renfrogn�, bourru, nous est devenu familier. En v�rit�, il d�stabilise ceux qui ne le connaissent pas. Je n�appartiens pas � cette cat�gorie. Nous nous connaissons depuis plus de quarante ans et je sais qu�il ne joue au loup qu�avec les agneaux. Lorsqu�il a pris la t�te de cette grande entreprise publique, il y a de cela cinq ans, et qu�il a fait appel � moi, j�ai longtemps r�serv� ma r�ponse. �Comment pourrai-je collaborer et conseiller un homme qui m��couterait sans doute, mais ne m�entendrait pas ?� me disais-je. Mon statut de retrait� me permettait de go�ter � pleines dents aux plaisirs et joies de la famille. Ceux-l� m�mes qui m�avaient manqu� lorsque je travaillais comme un forcen�. Moi, l�ex-cadre de la nation dont le vocabulaire se r�sumait � deux mots, deux pauvres mots : devoir et rigueur. J�ai fini par accepter la proposition du chef et n��tant pas en qu�te d�avantages ou de privil�ges, j�exigeai de lui qu�il ne m�interdise jamais de lui dire la v�rit�. Toute la v�rit�. Au fil des jours, j�ai eu amplement le temps de me rendre compte que ma franchise, souvent brutale, lui d�plaisait souverainement. Il avait acquiesc� � mes conditions sans v�ritablement y croire. J��tais �galement le seul � l�appeler par son nom, tous les autres disaient �chef� ou �grand chef�, se conformant ainsi � ses ordres et desiderata. Le visage bl�me, les traits tir�s, celui-ci semble aujourd�hui bien fatigu�, us� m�me, sans ressorts. Il r�pond � peine � mes salutations. Je ne m�en plains pas, ainsi n�aurais- je pas � subir ses embrassades sur mes joues propres et parfum�es. Je ne comprendrais jamais pour quelles raisons les hommes de mon pays �prouvent le besoin de s�embrasser et de s�enlacer, pour se dire bonjour. Les femmes ne sont pas en reste dans ce domaine. Apr�s l��change de bises le matin en arrivant au bureau, il y a celui de la pause-d�jeuner, puis celui du au revoir en fin de journ�e et rebelote le lendemain� Je disais, donc, que le chef m�a �pargn� le supplice des bises anti-hygi�niques et trop famili�res � mon go�t. Sans attendre, je me jette � l�eau : � Monsieur K� je tiens � vous informer qu�� travers presque toutes les wilayas, nos entreprises et agences sont confront�es depuis presque dix jours � des gr�ves des travailleurs, des �meutes et des rassemblements organis�s par ces derniers et leurs familles� Il m�interrompt : � Comment cela ? Personne ne m�a rien dit. Que font Mahieddine et Zoubir ? Pourquoi ne m�ont-ils pas inform� ? � Sans doute parce qu�ils sont convaincus qu�ils doivent vous cacher les sujets et les r�alit�s qui risqueraient de vous f�cher. En vous faisant croire qu�ils vous pr�servent, ils sont surtout soucieux de leur avenir. Cela �tant, la presse a rendu compte de ces �meutes et conflits. � De gr�ce, ne me parlez surtout pas des journalistes qui �crivent n�importe quoi sous la dict�e de la main de l��tranger ! Je sais que le �grand chef� est un nostalgique du canard unique mais il y avait longtemps, bien longtemps, que je n�avais plus entendu de cette �ennemie sournoise� qu�est cette main de l��tranger ! � Monsieur K� permettez- moi de vous dire qu�� A� les travailleurs ont manifest� leur col�re en saccageant le mat�riel de l�entreprise parce qu�ils disent que les conditions de s�curit� ne sont pas requises. A R� ils ont pris en otage le directeur, son adjoint et un conseiller qui avaient refus� de recevoir. A B� ils ont incendi� une partie de l��difice parce que les responsables refusent d�ouvrir une cantine qui permettrait � ces m�mes travailleurs de se restaurer. En raison de la distance entre les trois wilayas, je doute s�rieusement qu�il y ait eu une concertation organis�e et sugg�r�e de l��tranger. � Oseriez-vous dire que je suis parano�aque et que la d�stabilisation de notre pays souhait�e et voulue par l��tranger serait pure invention de mon imagination ? � Je dis seulement que le ras-le-bol n�a besoin de personne pour s�exprimer. Ma suggestion serait que vous vous rendiez dans toutes les wilayas et surtout les trois que je vous ai mentionn�es, pour apaiser les esprits et solutionner les probl�mes susceptibles d��tre r�solus. � Quoi donc ? Moi rendre visite � des agitateurs qui trahissent leur patrie en se mettant au service de l��tranger ? Ils m�riteraient d��tre assign�s devant les tribunaux pour sabotage �conomique et espionnage au service de l��tranger ! Nous sommes en plein d�lire. J��tais assez na�f pour croire que cette �main�, dont on m�avait rebattu les oreilles lorsque j�avais trente ans, quarante ans, �tait pass�e de mode. Autant tourner les choses en d�rision. Cela me d�tendra apr�s la nuit blanche que j�ai pass�e � tourner et retourner dans ma t�te toutes les r�ponses qui pourraient �tre donn�es aux questions des travailleurs. Je suis l�, assis en face de lui, il ne veut rien entendre, rien faire. Peut-�tre, m�accusera-t-il, ent�t� comme je suis, d��tre le chef de file du �complot�. Allez savoir ! Lui ne fera rien, je le sais. � Monsieur K� j�atteins un �ge plus que responsable et pourtant je ne sais toujours pas ce qu�est la main de l��tranger. Pourriez-vous m�en dire un mot ? Il se redresse sur son fauteuil, son regard, jusqu�alors �teint, s�illumine. Je le sollicite, et je sais qu�il est heureux de faire �talage de son savoir, de ses connaissances emmagasin�es p�le-m�le. Il est le professeur sentencieux, je suis l��l�ve. Il est le super-patriote, je suis le modeste militant de base. � Voyez-vous, M. Salim, ils sont nombreux les pays �trangers surtout occidentaux qui veulent nous d�stabiliser et mener l�Alg�rie � sa perte. Certains pays arabes s�y attellent eux aussi. Ils sont m�me plus f�roces. � Mais pourquoi donc ? � Ils sont jaloux de nous, de notre prosp�rit�, de notre capacit� � r�ussir l� o� eux-m�mes ont �chou�. Je r�prime difficilement une envie de pouffer de rire surtout lorsque je pense � la longue liste de nos importations� Prosp�rit� dites-vous ? � L�imp�rialisme ne perd jamais son temps. Il est plus insidieux aujourd�hui, plus sournois. Regardez-le donc � l��uvre, �vang�lisant ceux-ci, divisant ceux-l�, parce que nos �thawabit� (constantes nationales) les d�rangent et notre attachement � ces m�mes �thawabit� encore bien plus ! �Hizb Fran�a� n�est pas un mythe, M. Salim ! La main de l��tranger est l�. Elle attend son moment. Aujourd�hui, ils sont mille, demain ils seront plus de mille. Elle a ses relais, ses r�seaux, ici et ailleurs. Elle peut avoir une longue p�riode d�incubation, puis soudain un matin, un soir, o� tout semble calme, elle se r�pand tel un virus, partout et l� o� on ne l�attend pas. D�sormais il faut compter avec cette ennemie. Elle est dans les salons, dans les �coles, dans les administrations, elle est � nos fronti�res. Il faut la combattre, Salim, la combattre vous dis-je ! Surtout au sein de l�entreprise ! � M. K� quand donc agit-elle ? En Occident, les samedi- dimanche elle est en cong�, chez nous elle est cens�e se reposer les jeudi-vendredi. Quand donc frappe-t-elle ? � Elle est toujours �veill�e et prend tout son temps. Elle ne se repose jamais. � M. K� ne croyez-vous pas que le ras-le-bol est une maladie interne, strictement interne ? Quand les promesses ne se concr�tisent pas, que les r�ves ne deviennent pas r�alit�, est-ce encore la faute � cette main ? � Mais bien entendu ! C�est un complot soigneusement ourdi par cette ennemie. Elle se sert du m�contentement des uns ou des autres, les manipule et les pousse � l�extr�me. � Dans ce cas, pourquoi ne pas la devancer, rendre visite aux travailleurs et acc�der � leurs demandes ? � Il n�en est pas question ! Ce serait trop d�honneur pour des serviteurs de l��tranger, des tra�tres. Le chef ne veut pas en d�mordre. La main le suit, le poursuit, le pers�cute de nuit comme de jour, y compris dans son sommeil. Et je sais qu�il ne pourra pas la couper. Elle est gigantesque, a envahi son cerveau, son c�ur, occupe le pays. Elle est �norme et laide et lui fait peur. Inutile de poursuivre la discussion, la main de l��tranger est entre nous, il ne m�entendra pas et je pr�f�re prendre cong� au cas o� �l�ennemie� cach�e quelque part� partout me convaincrait qu�elle existe bel et bien� sait-on jamais ? Dans le couloir je croise Mahieddine, le charg� de la communication. Le chef l�a convoqu�. C�est un ancien camarade d�universit�. � �a va ? me dit-il � Oui, �a va � �a va bien, donc �a va ? J�ai envie de lui r�pondre qu�au cas o� �a n�irait pas, en quoi cela le concernerait-il ? J�opte pour la formule plus polie du 2 en 1 (deux en un). � Pour toi, pour ton boulot tout va bien n�est-ce pas ? � �a peut aller (qui veut dire �a ne va pas) mais toi �a va ? O Dieu tout-Puissant ! Je sens que je vais m��nerver ! � Je te quitte parce que j�ai une matin�e charg�e avant la r�union de onze heures. D�cid�ment, Mahieddine n�a pas chang�. Son quotient intellectuel d�j� fort bas � l�universit� n�a pas �volu�? je me souviens de quelques-unes de ses perles : �Les p�nuries d�eau c�est emb�tant, parce qu�on ne peut rien faire sans eau, m�me pas boire !� Ou encore justifiant sa misogynie visc�rale il disait : �Une fille c�est une fille, un gar�on c�est un gar�on !� Il fallait la trouver celle-l� ! Il fallait y penser. Une id�e me traverse soudain l�esprit. Je retourne voir le �grand chef�. Mahieddine est debout, tel un petit gar�on dans le bureau de son p�re, pr�t � recevoir le ch�timent corporel m�rit� suite � de mauvais r�sultats scolaires. � Pardonnez-moi, M. K�, de vous d�ranger � nouveau. Savez-vous qu�il existe tout de m�me une chose, que ne ma�trisera jamais la main de l��tranger et qui lui �chappe totalement ? � Laquelle ? Le chef me sourit. Il est convaincu que j�ai bien assimil� son cours. � C�est le ��a va ?� et �toi �a va ?�, alors ��a va ? donc ��a va bien� que nous entendons dans notre pays cent fois par jour. Il porte le label �Made in Algeria� et le demeurera. Savez-vous pourquoi ? Le chef me dit non de la t�te. � Parce qu�il y a int�r�t que �a aille m�me si l�on ne sait plus o� �a va et o� l�on va. Au revoir, Monsieur K�