Six heures du matin. Mounir, mon benjamin est assis sur le si�ge arri�re de la voiture, Radia ma cadette, a pris place � mes c�t�s. Je d�poserai le premier � l��cole, puis ma fille � l�universit�. Pour l�avoir parcouru des centaines et centaines de fois, le trajet m�est devenu si familier que je pourrait le faire les yeux ferm�s. J�ai tent� une seule fois de casser la monotonie, en empruntant une autre route, histoire de me dire que ce n��tait pas un jour comme les autres, mal m�en prit. Je fus coinc�e dans un embouteillage indescriptible contre lequel mes deux passagers ne cess�rent de pester. Ce fut plut�t contre moi, devrais-je dire. �J��aurais d� prendre le bus�, disait Radia. �Je serai en retard au cours d�histoire�, r�pondait Mounir. �Mais enfin maman pourquoi as-tu chang� de route ?� reprenaient-ils en c h � u r . B o n j o u r l�ambiance ! La voil� la bonne question : pourquoi ? Oui pourquoi un matin que je voulais diff�rent des autres ai-je eu envie de changer de route ? On ne m�a pas pos� la question. A la maison, lorsque Radia relata � son p�re et � son fr�re a�n� Nazim, sa �m�saventure� � ainsi qualifi�e par ma fille � mon �poux exprima son �tonnement par : �Que t�estil pass� par la t�te pour emprunter cet itin�raire ? Moi je ne l�aurais jamais fait.� Je n�ai pas entendu r�pondre. Si j�avais eu � le faire j�aurais certainement dit des choses fort d�sagr�ables comme : �Le probl�me est que toi, tu n�as jamais accompagn� tes enfants � l��cole, au lyc�e ou � l�universit�, donc tu n�a jamais �prouv� de tristesse � l�id�e que la journ�e d�aujourd�hui ressemblera � celles d�hier et de demain.� A quoi d�ailleurs cela me serviraitil ? A me soulager ? Peut-�tre... Pas si s�r, car je ne suis pas certaine d�avoir raison. Que de fois ai-je entendu mon mari me demander : �Pourrais-tu aller � la mairie ?�... �Pourrais-tu accompagner ma m�re chez le m�decin ?�... �Pourrais-tu me rendre service ?�... ajoutant : �Toi tu peux le faire puisque tu ne travailles pas. Moi je n�ai pas le temps.� Cela s�appelle ass�ner le coup de gr�ce. Moi j�ai tout le temps, tout mon temps, beaucoup de temps. Je ne sais plus quoi faire des minutes et secondes inutiles, dans ma vie de femme au foyer. Ainsi appel�e par ceux qui veulent dire en r�alit� : inactive, paresseuse, apathique. Lorsque cette �fain�ante� est encens�e par la gent masculine c�est juste pour mieux m�priser celle qui exerce une profession incapable d��tre une femme de foyer et au foyer. Celle � laquelle on ne se lasse jamais de poser la question b�te et m�chante : �Comment faites-vous pour concilier votre vie familiale et votre vie professionnelle ?� La r�ponse fuse � la mesure de la question : �Je suis organis�e� ! Retour � la maison � 7 heures. Nazim et son p�re d�gustent leur petit-d�jeuner que j�ai pr�par� avant de sortir : jus de fruit, caf�, lait conserv�s bien au chaud dans les bouteilles de thermos, une belle nappe. Une table bien garnie et joliment d�cor�e. Personne n�y pr�te attention. Peut-�tre, remarqueront- ils le changement si je m�amusais un matin � leur mettre des tasses �br�ch�es, sans soucoupes pos�es � m�me une toile cir�e ? Je ne le ferai pas, car je suis profond�ment amoureuse des belles tables fleuries et bien d�cor�es. Je ne le ferai pas, car j�aime trop mon mari et mes enfants pour leur faire subir ces mesquineries. Je voudrais juste qu�ils me regardent avec d�autres yeux pour me dire : �Tu existes. Tu n�es pas transparente, tu n�es pas un fant�me : tu existes. � As-tu rapport� les croissants et le pain ? C�est Nazim qui me pose la question. Celle qu�il me pose chaque matin et � laquelle je r�ponds invariablement: �Oui bien s�r.� Je prends place et me sers un caf� noir. Celui de quatre heures du matin est d�j� un lointain souvenir. Je les regarde. Ils discutent, ils sont heureux. Je le suis aussi puisqu�ils ne savent rien de mes peines et chagrins. Hier, la coiffeuse m�a fait une coupe r�ussie et de belles m�ches. L�ont-ils remarqu� ? Je n�en sais rien. Mon mari m�a expliqu� un jour que lorsqu�il ne faisait aucun commentaire, cela signifiait que c��tait bien, voire excellent. J�en ai conclu qu�en sa qualit� de cadre sup�rieur, dans un minist�re, mon conjoint g�rait ses collaborateurs et son �pouse d�une mani�re identique. Sept heures quarante- cinq minutes : Nazim et son p�re ont quitt� la maison. Mon a�n� se rendra ce matin au Centre de recrutement du service national pour obtenir un nouveau sursis. Il aurait voulu une exemption du service militaire pour se rendre d�finitivement au Canada. Le r�ve ! L�eldorado ! En attendant le oui ou le non au sursis me voici dans �ma� maison. Je vais, je viens, j�a�re les pi�ces, nettoie, javellise, d�sodorise, comme hier, comme avant-hier, comme demain. J�ai t�l�phon� pour la �ni�me fois au plombier. La fuite de la baignoire ne semble pas g�ner ma famille. Le pr�cieux plombier viendra, m�a-t-il dit, demain. �Incha Allah�, a-t-il ajout�. Belle la palissade ! Il est �vident que s�il n�est plus de ce monde demain, je ferai appel � un autre que lui. Neuf heures quarante-cinq minutes : je pr�pare le repas du soir puisque hormis Mounir, les autres ne rentrent pas � midi. L�heure tourne, j�attends le coups de fil de Nazim et je suis de plus en plus nerveuse. Onze heures : me voici � nouveau sur les routes : Mounir sortira de l��cole � midi. Retour � la maison. Pendant que mon benjamin d�jeune, je tente de joindre mon a�n� sur son portable sans succ�s. Je raccompagne Mounir � l��cole. je me suis content�e d�un caf� noir. Je ne tiens plus. Enfin la sonnerie du t�l�phone. Mon fils a obtenu le pr�cieux document. A pr�sent il me faut appeler son p�re comme il me l�a demand�, car m�a-t-il dit : �Je n�aurais pas le temps de t�l�phoner, je serais en r�union.� Pourquoi pas ? L�Alg�rie enti�re est en r�union depuis 1962 ! Le repassage m�attend. Je ressens le besoin de m�assoupir mais j�y renonce car je risque de plonger dans un sommeil profond et oublier mes �obligations�. Alors au travail. Quatre heures, la pile de linge impeccablement repass�e est rang�e dans les armoires et hop ! retour � l�universit� pour r�cup�rer Radia qui aura, je l�esp�re, bient�t son permis, puis Mounir. Retour � la maison. Go�ter puis devoirs pour Mounir. Op�ration qui se d�roule sous mon contr�le. Sept heures. Mon �poux regagne le domicile. Il est fatigu� et je comprend qu�il le soit : il travaille. Vais-je lui dire que mon dos est devenu une v�ritable torture ? Non je n�en ai pas le droit puisque je ne fais rien de mes journ�es. D�ner. Vaisselle. Il est vingt-deux heures trente. J��tablis la liste des commissions pour demain et demain sera un grand jour puisque le plombier m�a promis de venir r�parer la fuite. J�ai quarante-six ans, de beaux enfants, un mari s�rieux auquel Dieu n�a inflig� aucun vice r�dhibitoire et je ne travaille pas. Ne suis-je pas une insatisfaite ? Voire une folle ? N�est-ce pas normal d��tre chauffeur, femme de m�nage, repasseuse, cuisini�re, p�tissi�re, coursi�re, �enseignante� lorsqu�on ne travaille pas ? Celles qui exercent une profession assument-elles aussi toutes ces t�ches. Alors de quoi me plaindrai-je ? Je voudrais juste qu�on me dise un jour merci, qu�on me regarde, qu�on me dise que j�existe sans le balai et le chiffon de poussi�re. Qu�on me dise : �Repose-toi ! Aujourd�hui c�est moi qui prend le relais.� Heureusement qu�il y a mon petit jardin secret : mes po�mes, que je ferai lire un jour � mon �poux et mes enfants. Qu�il est loin le temps de l�universit� et de la po�sie !