C'est Henri Laborit qui disait : �Prendre syst�matiquement le parti du plus faible est une r�gle qui permet pratiquement de ne jamais rien regretter�*. L'expression convient � merveille au Dr Ahmed Taleb Ibrahimi, auteur de la publication de l'ann�e chez Casbah Editions. M�moires d'un Alg�rien : R�ves et �preuves (1932-1965) est le premier d'une s�rie de cinq volumes. Les quatre autres, qui suivront � intervalles r�guliers tous les six mois, traiteront successivement des p�riodes de Boumediene (1965-1978), de Chadli (1978-1988), de la crise nationale (1988-1999) et des deux derni�res �lections pr�sidentielles (1999-2004). La premi�re livraison est une contribution majeure � l'�tude sereine de la guerre de Lib�ration �avec ses lumi�res et ses zones d'ombre� et un t�moignage accablant et path�tique sur �les maladies infantiles de l'ind�pendance�. Ces maladies, l'auteur les r�duit � des pratiques d'un �pouvoir qui brille seulement par la d�magogie et l'improvisation : des discours fastidieux et insipides sur le socialisme, des nationalisations intempestives et parfois ridicules (comme celles des salons de coiffure), l'ouverture des �Magasins Pilotes Socialistes�, l'autogestion agricole qui fait fuir tous ceux qui aiment r�ellement la terre, une r�pression qui frappe tout �l�ment qui ne fait pas preuve de �collaborationnisme �, voire de servilit�. Le constat est amer. L'ind�pendance laisse �clater �l'effroyable disproportion entre l'histoire et les petits hommes qui se bousculent pour la faire�. Taleb Ibrahimi sait qu'elle �ne r�sout rien mais permet de se r�soudre. A partir d'elle, il faut d�fricher et d�chiffrer. L'heure de la r�flexion a sonn� et la faiblesse des dirigeants de l'Alg�rie � notre faiblesse � tous � c'est de n'avoir pas mis � profit le temps de la r�flexion�. Or, cet exercice ne pouvait �tre entrepris que si les intellectuels retrouvaient leur place et leur fonction dans la soci�t� : �un �l�ment d'avant-garde (dont on) ne doit jamais annihiler le r�le de contestation permanente qui est le sien�. Ce qui, malheureusement, ne fut et n'est toujours pas le cas. A ses yeux, �cette carence est due essentiellement � la l�chet� des intellectuels, � la m�diocrit� des dirigeants et � l'indigence de pens�e des uns et des autres�. Dans les Etats modernes, un intellectuel use de ses connaissances et de sa notori�t� dans le domaine des sciences, des arts ou de la culture, pour �clairer et rallier l'opinion publique aux id�es qu'il consid�re justes. Ce faisant, il donne du sens aux mouvements des soci�t�s et �claire leur voie pour parvenir � plus de libert� et � moins d'ali�nation. Force est de constater qu'� la haine typiquement fasciste, d'essence populiste, de l'�intellectuel � ou � l'aversion que lui voue le mode de cooptation discr�tionnaire en vigueur, se juxtapose inertie, manque de respect de soi et, plus grave encore, all�geance consentie, et parfois recherch�e, des int�ress�s qui se sont mis au service d'int�r�ts priv�s � moindre frais. Il n'y a donc pas que la carotte qui semble avoir eu raison des rares r�sistances enregistr�es. L'itin�raire de Taleb Ibrahimi vient t�moigner de la place du b�ton dans le �traitement � des intellectuels qui refusent de s'associer au banquet des pr�dateurs. Son arrestation, suivie d'atroces s�vices, jusqu'� lui faire envisager le suicide, pr�sage du sort des intellectuels libres. Elle co�ncide avec celle de Ferhat Abbas et de A�t Cha�lal, puis plus tard celle de Bachir Hadj Ali et d'autres encore. Elle r�v�le que les nouveaux ma�tres des lieux manient aussi bien le tuyau d'eau, le chalumeau et la �g�g�ne� que les anciens tortionnaires de l'arm�e fran�aise. De son arrestation, il livrera enfin un po�me en octosyllabes qui d�crit parfaitement bien le nouvel enfer : �Suite aux affres de la torture, Il me fallait la sin�cure : Une cure entre quatre murs. Savez-vous qui me la procure ? C'est ce Staline en miniature, Ce tyranneau qu'est Ben Bella. �Dans cette prison militaire, Une discipline de fer S'exerce sur les pensionnaires, A la merci d'un caporal Fou et fourbe, digne f�al De l'ex-adjudant Ben Bella�. Cet �antimilitarisme� trahit certainement une sacralisation de l'intellectuel. Plus que toute autre consid�ration, cette sacralisation est, par ailleurs, source de profonde d�ception. En effet, le ph�nom�ne le plus frappant que souligne Taleb Ibrahimi est certainement l'anti-intellectualisme des hommes qui ont pr�sid� aux destin�es de l'Alg�rie �post-coloniale� � les guillemets sont de nous, pour douter de l'effectivit� de la rupture clam�e avec l'ordre ancien. Les m�mes causes g�n�rant les m�mes effets, on retrouve d'�tranges similitudes entre l'Alg�rie coloniale et celle d'aujourd'hui, comme si un fil invisible les relie sans qu'on en mesure toujours l'importance. En effet, ce que ressent l'auteur le jour de ses vingt ans, le 5 janvier 1952, peut �tre ais�ment transpos� � l'instinct salutaire de fuite ressenti aujourd'hui : �J'�touffe dans cette atmosph�re raciste qui r�gne � Alger. Je sais que je d�p�rirais, me dess�cherais, me fanerais si je devais y rester et qu'il faut, t�t ou tard, prendre le large. Dans la capitale de mon pays, je me sens �tranger. Mon horizon est plus que limit� : une vie intellectuelle quasi nulle et aucun loisir. � Apr�s avoir ferm� ses �M�moires�, on comprend mieux pourquoi Taleb Ibrahimi fait toujours peur. Ecras�s par les ambitions personnelles, l'autoritarisme des chefs de la r�volution, omniscients et omnipr�sents, les intellectuels ont toujours �t� prisonniers d'une chape de plomb qui cultive la m�diocrit� et �limine tout �l�ment qui sort de la moyenne. Une question revient comme un leitmotiv : o� sont pass�es les �lites suppos�es �tre forg�es dans le creuset de la R�volution ? Le sort r�serv� � Abbane qui, avec Ben M'hidi, est l'artisan du congr�s de la Soummam, est �difiant : �Ils ont �merg� du lot parce qu'ils r�unissent harmonieusement les trois qualit�s n�cessaires � un chef : concevoir, vouloir, ex�cuter. A leurs pairs, il manque soit l'imagination et la capacit� de th�oriser, soit la d�termination et l'audace d'entreprendre�, nous apprend l'auteur. �Ceux-l� ont le m�rite et l'audace de faire face, mais la plupart des �intellectuels (ou plut�t des dipl�m�s) sont tr�s satisfaits de jouer les porte-serviettes serviles de responsables analphab�tes comme si le fait d'avoir pris les armes, � lui seul, conf�rait le droit de diriger l'Alg�rie�. De l� cette permanence de la cooptation sur la base du �seul crit�re d'all�geance� : �La comp�tence et l'int�grit� morale n'ont pas cours. Ainsi, s'est d�velopp�e une bureaucratie qui, au prix d'une servilit� sans borne, se maintient en place dans le luxe et parfois la luxure. Ainsi, le �militant� de la R�volution, lucide et courageux, fit place au �fonctionnaire� l�che et jouisseur�. Nous h�ritons d'une configuration b�tarde du pouvoir avec ses thurif�raires, ses jeux de r�le hors de toute conviction et de tout savoir-faire, de tout savoir-�tre et de tout savoir-vivre : �Je me demande o� sont pass�s ceux qui d�clamaient � la t�l�vision des tirades � la gloire du �leader bien-aim�, o� sont pass�s ses larbins et ses tortionnaires, o� sont pass�s ses milices, ses ministres, ses pr�fets, ses ambassadeurs �. Ils avaient tout simplement chang� de fusil d'�paule pour se mettre au service des nouveaux ma�tres des lieux. Pour n'avoir jamais adh�r� aux st�r�otypes du pouvoir concernant Taleb Ibrahimi au plus fort de la campagne pr�sidentielle d'avril 1999 (int�griste, enfant adoptif de Cheikh Ibrahimi, antiprogressiste, ba�thiste, etc. En somme un infr�quentable r�actionnaire), connaissant de pr�s sa droiture, son int�grit� et son attachement sans faille aux int�r�ts nationaux, dans une conception unitaire de l'action qui n'exclut personne, il nous semblait h�riter ces qualit�s de sa seule filiation, reconnue, revendiqu�e, et au demeurant fort respectable, avec les Oul�mas. Une lecture attentive de ses �M�moires� indique des pistes autrement plus complexes, diverses et multiples. C'est chez Mounier que les id�es de l'auteur trouvent, comme il le dit lui-m�me, �leur expression la plus limpide et la plus �loquente�, �qu'il s'agisse de la pr�sence du fait religieux, de la n�cessit� de spiritualiser la r�volution, de l'exigence d'int�grit�, du dialogue avec les communistes, du refus de si�ger dans le camp des d�fenseurs de l'argent�. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Emmanuel Mounier est un philosophe de formation, connu comme fondateur de la revue Esprit et comme l'un des cr�ateurs du personnalisme. Inscrite dans les combats des ann�es trente et dans ceux du milieu du XXe si�cle, l'�uvre de Mounier donne � la notion de personne une position centrale, par opposition � celle d'individu. Elle insiste �galement sur l'urgence d'une nouvelle civilisation et renouvelle le questionnement sur le sens de la soci�t� et de la politique, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives sur l'�ducation du citoyen. L'�uvre de Mounier �chappe � ce qu'on appelle "la crise des id�ologies" car elle ne se cristallise pas en syst�me. Elle est une "matrice pour des philosophies". Elle est surtout un parfait mod�le d'adh�sion du religieux � la d�mocratie. Pour terminer avec les pr�jug�s entretenus autour de la personnalit� de Taleb Ibrahimi, on ne peut faire l'�conomie d'une autre v�rit� ass�n�e par Laborit : �L'intol�rance et le sectarisme sont toujours le fait de l'ignorance et de la soumission sans condition aux automatismes les plus primitifs �lev�s au rang d'�thiques, de valeurs �ternelles jamais remises en cause�**. Cela est tellement vraie qu'on voudrait en faire une disposition juridique majeure r�gissant le peu qui reste du champ politique dans notre pays. En effet, bien souvent, on refuse de d�battre d'un programme sans avoir pr�alablement pos� la question de qui il �mane, comme si la personne qui le porte importe plus que ce qu'il pr�conise. Pourtant, un hadith du Proph�te dit : �La v�rit� est la v�rit� quel que soit l'homme qui la porte et la v�rit� n'est pas la v�rit� uniquement parce que tel homme la dit�. Il y a l� un petit concentr� de tol�rance, d'acceptation d'autrui et de d�mocratie que contredisent invariablement des pratiques qu'on est parfois tent� de r�duire � une fatale mal�diction : �Ibn Khaldoun avait raison de signaler que la nature d'un pays influe �norm�ment sur le caract�re de ses habitants. C'est ainsi que les Alg�riens, � l'instar de leurs oueds, sont cyclotymiques dans leur affectivit�, inconstants dans leurs efforts, vell�itaires dans leurs entreprises�. Ce n'est, naturellement, qu'une digression. A. M. Ahmed Taleb Ibrahimi, M�moires d'un Alg�rien, Tome 1 : R�ves et esp�rances (1932-1965), Casbah Editions, Alger 2006. *Henri Laborit, Eloge de la fuite, Gallimard, Essais folio, Paris 1976, p. 146