Ivan Krastev est politologue et pr�sident du Center for Liberal Strategies � Sofia. Il vient de publier un point de vue intitul� �Que cache la vague populiste ?� dans un certain nombre de grands quotidiens europ�ens. M�me si Krastev et l�organisation qu�il pr�side sont connus pour d�fendre des positions ultralib�rales, nous avons jug� utile de pr�senter cette r�flexion aux lecteurs du Soir d�Alg�rie. �Le populisme se r�pand dans toute l'Europe. Le Zeitgeist (le climat) populiste est rendu responsable du non aux Pays-Bas et en France, qui a enterr� la Constitution europ�enne ; et les mots d'ordre populistes s'imposent dans le discours politique �normal�. L'Europe centrale fait figure de capitale de ce nouveau populisme. Il est au pouvoir en Pologne, l'a emport� en Slovaquie dans sa version de gauche, et fait une perc�e en Bulgarie. De fait, le style populiste triomphe dans la plupart des autres pays post-communistes. La recette de ce succ�s n'est pas un secret : elle est faite de col�re, de haine des �lites, de flou politique, de d�sir �galitariste, de conservatisme culturel, d'euroscepticisme doubl� d'anticapitalisme, de nationalisme d�clar�, de x�nophobie latente, et d'autant de rh�torique anticorruption que possible. C'est la version �lectorale du cocktail Molotov. Curieusement, les lib�raux ne semblent pas s'inqui�ter ni se scandaliser outre mesure de ce ph�nom�ne. On les sent un peu honteux, assez mal � l'aise, mais gu�re plus. Ils jugent le populisme � la m�me aune que la prostitution : c'est vil et malhonn�te, mais in�vitable et potentiellement tr�s amusant. Les lib�raux auraient-ils perdu leur capacit� � se scandaliser ou leur mod�ration a-t-elle d'autres explications ? Pour eux, d�mocratie et lib�ralisme sont jumeaux. Ils ont donc pris l'habitude de s'attaquer � l��antid�mocratisme� de leurs ennemis. Ils d�noncent soit le discours simpliste et manipulateur, adress� aux tripes, soit une politique �lectoraliste faite pour �acheter� les voix populaires. Mais, au fond, est-il interdit, en d�mocratie, d'en appeler aux passions du peuple ? Et qui d�cide quelles politiques sont populistes quand d'autres sont honorables ? Au fond, c'est la nature d�mocratique du populisme qui laisse les lib�raux sans voix. Mais leur passivit� a aussi une autre explication : ils savent que les populistes ne sont pas, au fond, des antilib�raux. Le populisme est d'abord la strat�gie marketing de tous ceux qui d�butent en politique. En Am�rique latine, cette doctrine s'appelle la �politique du violon� : on empoigne le violon de la main gauche, mais on joue de la droite. En Europe, on fait campagne sur des th�mes populistes et on gouverne selon les recettes lib�rales. Dans un monde politique europ�en domin� par de faux socialistes, de faux conservateurs et de faux �cologistes, les faux populistes sont la derni�re trouvaille. Ainsi, quand, en 2001, l'ancien roi de Bulgarie, Sim�on de Saxe-Cobourg- Gotha, a fond� un nouveau parti politique et caus� un v�ritable tremblement de terre en remportant la majorit� au Parlement, les observateurs ont conclu au triomphe du populisme. Le parti du roi s'�tait impos� dans toutes les classes d'�ge, de revenu, ou de niveau d'�ducation. Son discours �tait vague et opportuniste, et son ton plus moraliste que politique. Quelques ann�es plus tard, son parti a rejoint l'internationale lib�rale et a �t� un facteur d�cisif dans l'int�gration prochaine de la Bulgarie dans l'Union europ�enne. Les lib�raux ont donc peut-�tre raison de ne pas trop s'en faire, puisqu'il pourrait se r�v�ler que les populistes ne sont que des lib�raux qui avancent masqu�s. Le �facteur Union europ�enne�, justement, p�se de tout son poids dans ce man�ge entre populistes et lib�raux. Ces derniers se raccrochent � l'UE un peu comme les la�ques turcs se raccrochent � l'arm�e pour endiguer l'islamisme. Mais si l'UE est le dernier rempart pour stopper les populistes, elle est aussi la cause de leur succ�s. Les �lecteurs qui subissent les contraintes fix�es par Bruxelles ont le sentiment que, s'ils peuvent changer les hommes, ils sont impuissants � infl�chir les politiques. D'o� leur attirance pour les partis antisyst�me, qu'ils soient de gauche ou de droite. Il y a un dernier aspect � ce pas de deux entre lib�raux et populistes, et c'est sans doute le plus int�ressant. En ce moment, les populistes gagnent les �lections en pourfendant la corruption. Or, � l'origine, le discours anticorruption a �t� produit par les lib�raux eux-m�mes. Vers le milieu des ann�es 1990, en Europe centrale, le m�contentement populaire montait, les gens ne supportaient plus d'�tre exhort�s � la patience en attendant que les r�formes pr�n�es par l'Occident portent leurs fruits. Le sentiment anticapitaliste, et particuli�rement antiprivatisations, grandissait. L'accusation de corruption devint alors, pour le citoyen postcommuniste, le seul moyen d'exprimer sa d�ception � l'�gard des �lites politiques et de se lamenter sur la perte des espoirs n�s de 1989. Les lib�raux se sont empar�s de la rh�torique anticorruption, qui leur semblait pr�f�rable � d'autres expressions de col�re, comme le nationalisme x�nophobe, d'autant qu'elle semblait une occasion de recadrer le d�bat. La corruption �tait un v�ritable probl�me, sans doute celui qu'il fallait r�gler le plus rapidement. Mais en fin de compte ce discours est devenu le point faible des lib�raux, parce qu'ils n'ont pas su interpr�ter les aspirations anticorruption des gens. Aux yeux des lib�raux, la corruption est un probl�me institutionnel dont les r�ponses se trouvent dans une plus grande transparence et une s�rie de r�formes ; tandis que, pour l'opinion publique, c'est une question morale : il faut que les hommes au pouvoir soient int�gres. Quand les lib�raux parlent d'�quit�, l'opinion comprend mont�e des in�galit�s. Quand ils accusent l'Etat de cr�er la corruption et vantent les privatisations, la majorit� bl�me le march� et s'indigne du bradage des entreprises publiques. Les enqu�tes montrent que ce n'est pas la corruption � la petite semaine qui inqui�te l'opinion, mais uniquement la corruption des politiques. Et plus un gouvernement tente de faire de la lutte contre la corruption sa priorit�, plus les gens le soup�onnent d'�tre corrompu. L'imaginaire de la corruption poss�de sa propre dialectique : on commence par croire que la corruption est partout, puis l'on se convainc que tous les politiques sont corrompus, on atteint enfin le stade supr�me lorsque l'on pense que l'objet m�me de tout gouvernement est la corruption. La guerre contre la corruption aura donc rendu le populisme respectable. Attaquer le populisme aujourd'hui, en Europe centrale, c'est d�fendre �les copains et les coquins�. La tentative lib�rale pour d�politiser la lutte contre la corruption et en faire un instrument de r�formes institutionnelles �tait condamn�e d'avance. Les lib�raux auraient d� comprendre que le populisme est avant tout une vision du monde dans laquelle la soci�t� est constitu�e de deux groupes s�par�s : le �peuple pur� et les ��lites corrompues�. Reste � savoir pourquoi les repr�sentants des �lites ne sont pas plus inquiets. �Serait-ce parce qu'ils s'efforcent d�j� d'�tre les prochains populistes ?�