Elle regarde sa montre : huit heures trente. Comme tous les autres matins, elle p�n�tre dans sa chambre et l�embrasse sur le front. Elle sait qu�il va ouvrir les yeux comme s�il attendait pour se r�veiller, ce baiser qu�il n�a jamais permis auparavant. Elle s�assoit sur le rebord du lit et lui prend la main : - Hier, tu as fait une bonne nuit, n'est-ce pas ? - C�est exact. Je n�ai pas eu de douleurs. Mais pourquoi donc n�as-tu pas dormi ? Tu vas �tre �puis�e. Comme si tes nombreuses t�ches ne te suffisaient pas : ton travail, tes enfants, ton �poux. Pardonne-moi ma fille de te causer tant de tracas. Il pleure. C�est souvent que cela lui arrive ces temps-ci. Amal n�aime pas le voir ainsi. Elle le r�conforte et veut go�ter pleinement � ce t�te-�-t�te quotidien avec son p�re. Ce t�te-�-t�te auquel elle n�a pas eu droit petite fille et adolescente. �Au diable les mauvais souvenirs �, se dit-elle. Mais elle a beau les chasser, leur faire la guerre, ils sont indestructibles. Ils remontent sans cesse � la surface, s�imposent � elle, envahissent sa m�moire, son corps et polluent son existence. Hadj Abderahmane la regarde lui faire sa toilette, le raser, le parfumer et se demande s�il aura le temps de tout lui dire. Il n�est pas instruit, mais il sait que l�on ne gu�rit jamais de sa maladie : cancer de la gorge, ont dit les m�decins. Trouvera-t-il les mots pour dire � sa fille, le seul espoir qui lui reste dans sa triste vie, qu�il regrette am�rement d�avoir manqu� le plus beau rendez-vous ? Il la scrute du regard. Depuis dix- huit mois qu�il est chez elle, il a l�impression qu�il d�couvre chaque jour le visage de sa fille, comme s�il le voyait pour la premi�re fois. A quatre-vingt-trois ans il la voit enfin. Elle existe enfin. - Qu�as-tu sidi ? Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Elle l�a toujours appel� sidi. Seuls les gar�ons l�appelaient �p�re� ou �hadj�. Elle n�avait pas ce droit. Il ne l�entend pas. Il se souvient comme si c��tait hier. C��tait en octobre 1944 (mille neuf cent quarante quatre). Il est vingt heures. Il attend d�un moment � l�autre la nouvelle. Il a d�j� choisi le pr�nom de l�h�ritier : Rachid. A vingt heures cinquante minutes, il entend le cri de �son� b�b�. - C�est une adorable petite fille �hadj�. La sage-femme n�attend m�me pas de r�ponse. Il s�assoit et ne cache pas sa col�re. Comment lui le p�re de quatre (4) gar�ons peut-il �tre celui d�une fille ? Comment et pourquoi Houria son �pouse a-t-elle os� lui �faire� une fille ? Elle sait pourtant qu�il les d�teste, tout comme son p�re � lui et son grand-p�re. Le jour o� tous les biens furent partag�s entre lui et son fr�re, ses deux s�urs n�eurent rien � dire. Elles n�avaient jamais rien dit. Il p�n�tre dans la chambre, ne regarde pas la �chose� endormie aupr�s de sa femme. - Il n�est pas question de f�ter cette naissance. Mon p�re ne l�a jamais fait pour les filles. Maudite soit-elle cette face de malheur ! Houria pleure. Il ne la consolera pas. Pourquoi lui avoir fait cela � lui ? N��taitelle donc pas heureuse ? Issu d�une famille ais�e, Hadj Abderahmane est un riche commer�ant, n�a aucun vice r�dhibitoire, de quoi donc se plaint-elle ? Pourquoi cette fille est-elle venue perturber leur vie ? �Il faudra la surveiller jeune fille. Mari�e elle peut vous surprendre � tout moment. Un divorce et la voil� qui revient avec ses gamins�, ressasse Hadj Abderahmane. Cette nuit-l�, il ne parvient pas � s�endormir. Il ne sait m�me pas comment la pr�nommer. Dans son r�pertoire, il n�y a que des noms de gar�ons, d�hommes, d�h�ritiers, de m�les. Le lendemain, il se d�cide � aller l�inscrire sur les registres de l��tat civil. Il ne requiert pas l�avis de sa femme et sollicite celui de pr�pos� au guichet. - Amal, c�est un joli pr�nom. - Amal cela signifie quoi ? Et pourquoi pas A�cha comme ma m�re ? - Hadj, un pr�nom vous colle � la peau toute votre vie. Imagine ta fille dans quarante ans. Amal ce sera plus facile � assumer que A�cha. Allons Hadj, croyez-moi c�est un joli pr�nom ! Il signifie espoir. Le voil� qui en remet une couche. Hadj Abderahmane per�oit les paroles du fonctionnaire comme une injure. Dit-on d�un s�isme qu�il est une belle chose ? D�sormais, il lui faudra supporter les sarcasmes et les insultes puisque la honte s�est abattue sur la famille. Amal n�a pas eu droit � une f�te. Hadj Abderahmane ne se rend m�me pas compte de sa pr�sence. Elle s�av�re �tre tr�s sage, discr�te comme si elle savait qu�elle n��tait pas attendue, encore moins d�sir�e. A dix ans elle est une enfant silencieuse et joue seule. Elle regarde son p�re cajoler les gar�ons, les prendre sur ses genoux, partager leurs jeux, les consoler lorsqu�ils pleurent. Elle est seule et vit aupr�s de sa m�re ou de ses tantes. Ses r�sultats scolaires sont excellents mais ils n�int�ressent gu�re son p�re. A douze ans, elle jura de lutter, de travailler dur pour d�crocher sa place au soleil. Plus son p�re la rejetait, plus grande �tait sa d�termination � s�imposer � lui par les dipl�mes. A dix-sept ans, Amal, gaie, souriante, court vers la maison annoncer son succ�s au baccalaur�at. Le visage ferm�, son p�re r�pond : �Ton succ�s aurait d� �tre celui de Mahmoud ton fr�re, il a �chou� une seconde fois.� Elle ne parle pas de sa mention. C�est inutile. Elle pleure. Sa m�re lui explique que sa r�ussite � elle, sera son mariage. �Instruite ou pas, une fille doit surtout r�ussir sa vie conjugale.� Amal sait que sa m�re voulait elle aussi le cinqui�me gar�on. Elle aussi n�aime pas les filles. - J�aurais organis� une f�te si mon fils avait r�ussi. Amal ne dit rien. Les vexations de son p�re sont si nombreuses qu�elles l�ont endurcie. Elle ne ressent plus rien et n�y pr�te plus attention. Elle s�inscrit � l�universit� pour �tre pharmacienne. Elle est studieuse et de la vie universitaire, elle ne conna�t que les amphith��tres et les travaux pratiques. Le jour du dipl�me, elle est folle de joie, elle a relev� le d�fi. Sa m�re est tr�s fi�re d�elle et ignore ce que ressentent ses fr�res et son p�re. Ils forment une famille par la loi du sang. Elle n�a jamais su ce qu�ils pensaient. Ils ne sauront jamais ce qu�elle ressentait lorsque petite fille, adolescente, elle �tait exclue de leur vie. Ils ne sauront jamais rien de ses souffrances. Hadj Abderahmane d�cide un matin de proc�der au partage de tous ses biens. Elle avait vingt ans. Chez le notaire, il ne parle pas de Amal. Propri�t�s agricoles, locaux commerciaux, villa familiale, voitures, appartements, comptes bancaires : tout est pour les m�les de la famille. Le notaire tente de dissuader Hadj Abderahmane d�exh�r�der Amal : - C�est ton enfant au m�me titre que tes fils. Pourquoi faites-vous cela ? - Elle partira et �pousera un �tranger. Mes fils portent mon nom. C�est � eux qu��choit l�honneur de profiter de ma fortune. Sit�t ses �tudes termin�es, le fianc� de Amal fait sa demande en mariage. Il ne dit pas qu�il la conna�t et qu�ils s�aiment. Il dit seulement qu�il cherche une fille de bonne famille. Hadj Abderahmane est soulag� de la voir partir � vingt-quatre ans, sa m�re � lui avait d�j� mis au monde tous ses enfants. Ses gar�ons sont sa fiert� : ils sont beaux, riches et instruits. M�me Mahmoud a pu d�crocher un poste dans une entreprise. Et c�est lui qui g�re toutes les affaires familiales. Ils sont mari�s et les petits-enfants sont un v�ritable bonheur pour Hadj Abderahmane. Apr�s le d�c�s de sa m�re, Amal a remarqu� que son p�re �tait toujours retir� dans sa chambre. Il est seul. Seul devant sa t�l�vision. Seul devant son assiette. L�ordonnance du m�decin est sur la table depuis trois jours. Aucun des gar�ons n�ach�tera les m�dicaments du p�re. Ils ne les auraient d�ailleurs m�me pas pay�s. Il leur suffisait de le dire � leur s�ur. Plus aucun d�entre eux ne veut s�en occuper : - Trop autoritaire dit l�un. - Je serai dispos� � le prendre chez moi, mais il se m�le de tout, rench�rit l�autre. - Ma femme travaille et elle a d�j� fort � faire avec les enfants, dit alors le troisi�me. - Dommage qu�il n�existe pas d�excellentes maisons de retraite comme en Europe, r�torque Mahmoud ! Les gar�ons dont Hadj Abderahmane �tait si fier seraient-ils sa punition pour toutes les injustices commises � l��gard de Amal ? Ils viennent rarement voir leur p�re et l�ont d�poss�d� des quelques biens qui lui restaient. C�est alors que Amal et son �poux d�cident de ramener Hadj Abderahmane chez eux. La tumeur cause des ravages, mais il se sent si bien chez cette fille, attentive, g�n�reuse et affectueuse. Amal, son espoir est le seul rayon de soleil qui lui reste. Cette fille qu�il regarde vivre aupr�s d�un mari devenu pour lui le v�ritable fils qu�il n�a pas eu. Il profite de ses petits-enfants dont il ne s�occupait pas puisqu�il y avait les fils et les filles de ses gar�ons. Il pleure et lui dit doucement : �Pardon, Amal ma fille. C�est vrai que c�est un joli pr�nom.� Elle le r�conforte, l�embrasse. Il r�p�te �pardon�. - Sidi, c�est l�heure d�aller � la s�ance de chimioth�rapie. Elle ajoute : �J�ai oubli� de te dire que les gar�ons et leurs �pouses ont appel� pour prendre de tes nouvelles. Ils t�embrassent tous.� Il sait qu�elle ment. Il lui prend la main et la serre tr�s fort dans la sienne. Pour la premi�re fois elle ose lui dire �baba� (papa). L. A. N.B. : Cette nouvelle est sp�cialement d�di�e aux p�res et m�res injustes � l��gard de leurs filles parce qu�ils ignorent l�immense bonheur que procure la naissance d�une fille. N�est-ce pas �suffisant� pour nos filles d��tre consid�r�es par leur gouvernants comme des mineures � vie ?