Ce sont de vieux messieurs indignes. Kabyles, Marocains, Maliens ou S�n�galais, �migr�s il y a quarante ou cinquante ans, quand les chantiers et les usines de France manquaient de bras ; ils auraient d�, une fois la retraite venue, repartir vers leur bled ou leur village. C'est ce qu'escomptait l'Etat fran�ais. C'est ce que le village attendait. On �migre pour faire de l'argent. Les racines, ils en ont d�j�. Ils auraient d�... �Vous savez comment ils nous appellent, quand on rentre au bled ? Les envahisseurs !�, r�torque Achour, avec une moue am�re, quand on lui parle de l'Alg�rie. Il porte une chemise � carreaux et une veste plut�t �paisse, malgr� le temps doux. Assis � ses c�t�s, sur l'un des bancs du square Alban- Satragne, dans le 10e arrondissement de Paris, son copain Mohammed opine du chef. Il l�ve sa canette de bi�re et boit une gorg�e, en clignant de l'�il comme un gamin malgr� sa moustache blanche. Achour et Mohammed sont arriv�s en France au d�but des ann�es 1950. Le premier a d'abord travaill� � l'usine, dans le Nord, avant de s'installer en r�gion parisienne. Le second a r�ussi � se faire embaucher au Ritz, place Vend�me, passant du poste d'agent d'entretien � celui de plongeur. A pr�sent, ils ne font plus rien. Achour est divorc�. Sa chambre d'h�tel, minuscule � 660 euros par mois, soit les deux tiers de ses revenus � ne lui permet pas de recevoir ses enfants, n�s en France. �Quand ils viennent me voir, je les invite au McDo�, dit le vieil homme. Mohammed vit avec sa femme, handicap�e. Tous les apr�s-midi ou presque, les deux retrait�s retrouvent les bancs du square et leurs canettes de bi�re, au milieu d'autres vieux, de SDF aux bras tatou�s et de m�res de famille avec leurs poussettes. La gardienne, une Antillaise, salue les habitu�s. �Quand les immigr�s rentrent en Alg�rie, les commer�ants font monter les prix, ce qui p�nalise tout le monde. Mais ce sont les immigr�s qu'on accuse. Et qu'on traite d'envahisseurs�, explique le sociologue Atmane Aggoun, qui conna�t chaque retrait� kabyle du quartier et fr�quente assid�ment les jardins publics o� il sait pouvoir les trouver. Chacun a son histoire, mais tous ont un point commun : leur pr�sence en France est ressentie comme �incongrue�. Aujourd'hui encore, le mythe du retour, cette �illusion collective d'une �migration provisoire�, d�j� d�crite par le sociologue alg�rien Abdelmalek Sayad, notamment dans la Double Absence (Le Seuil, 1999), fait office de loi non �crite. �Ceux qui restent sont per�us comme des d�viants, ajoute Atmane Aggoun. Pour att�nuer leur �trahison�, ils font sans arr�t la navette entre la France et le pays natal. Ils sont comme des hirondelles. Mais c'est seulement au moment de leur mort qu'ils remboursent leur dette : quand ils repartent entre quatre planches, des anc�tres�, souligne le chercheur, qui vient de publier les Musulmans face � la mort en France (Vuibert, 2006), un essai centr� sur les immigr�s d'origine kabyle. Le retour au bled est souvent source de blessures et de malentendus Mais pourquoi restent-ils, ces vieux messieurs dont personne ne veut ? Est-ce, comme le sugg�re Achour, parce que le retour au bled, contrairement � ce qu'eux-m�mes en disent, est souvent source de blessures et de malentendus ? Est-ce parce que les retrait�s immigr�s sont tenus, pour toucher l'allocation vieillesse, de r�sider en France plusieurs mois d'affil�e, finissant, de ce fait, par faire souche ? Le gouvernement s'est en tout cas r�solu au d�but du mois d'octobre � limiter cette pr�sence obligatoire en France � trois mois, et non plus � neuf. Un amendement devrait �tre ajout� au projet de loi de finances 2007. Les vieux immigr�s restent-ils, tout simplement, pour continuer � vivre selon les habitudes et pr�f�rences acquises, qu'il s'agisse des soins de sant� ou du syst�me bancaire � qu'ils jugent plus fiables que dans leur pays d'origine �, ou encore du bistrot de quartier, avec �le ballon de rouge qu'on boit au comptoir en faisant son Loto avec les copains�, comme le d�fend Atmane Aggoun ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela ? Ce qui est vrai des Kabyles et des Arabes ne l'est pourtant pas forc�ment des ressortissants d'Afrique noire. Si ces derniers d�cident de ne pas retourner au village et de vieillir en France, c'est �pour sauver un peu d'intimit�, de solitude, de vie priv�e�, observe Abdou Ndiaye, natif du S�n�gal. �La communaut�, �a te bouffe, tu as envie de courir, de t'enfuir !� s'exclame-t-il. Ag� de 56 ans, ce Saint- Louisien, dont le grand-p�re appartenait � la grande confr�rie mouride, est aujourd'hui directeur d'agence de la Sonacotra, rue Henri-Barbusse, � Gennevilliers. Comme Achour, le vieux Kabyle du square Satragne, Abdou s'est mari� en France, o� ses enfants sont n�s. �Ma m�re, qui est �g�e de 73 ans, vit au S�n�gal, explique-t-il. Moi, je suis de la g�n�ration qui balance : quand je serai mort, dois-je reposer pr�s de mes parents ou pr�s de mes enfants ? Ce sont eux, mes nouvelles racines.� �Ils n'arr�tent pas de dire qu'ils vont repartir, qu'ils ont le mal du pays. Mais ils ne le font pas. Ils ont leurs habitudes. Leur vie, elle est ici, m�me s'ils l'entrecoupent de voyages l�-bas�, rel�ve Sarah Oultaf, charg�e de mission pour la Sonacotra. �Ici�, c'est Gennevilliers. Le foyer Brenu compte 432 chambres. N�ons, carrelages jaun�tres et des chambres qui font penser � des couchettes pour nains : 7,50 m2. �Et encore, ce n'est pas le pire ! Certains foyers, � Clamart, par exemple, ont des chambres de 4 m2. On �tend les bras et on touche les murs... Je ne pensais pas que des �tres humains pouvaient vivre l�-dedans�, commente la jeune femme, elle-m�me d'ascendance alg�rienne. Ce que la Sonacotra, cr��e en 1956, appelle des �unit�s de vie� (les locataires partageant cuisine et toilettes collectives) aurait d� �tre transform� en appartements. Mais la vie en a d�cid� autrement : les regroupements familiaux �initialement envisag�s� n'ont pas eu lieu et �la plupart des hommes sont rest�s seuls en France pour travailler, transformant le foyer initial en domicile d�finitif�, constate la soci�t� nationale dans une brochure �dit�e en 2002. Contre toute attente, Mohamed n'a pas repris sa valise. Il est devenu ce qu'Atmane Aggoun appelle joliment un �c�libataire g�ographique�. Les chambres, mini-gourbis modernes dot�s de l'eau courante et de l'�lectricit�, ont vieilli � � l'instar de leurs locataires : vite et mal. "Ils sont comme tous les vieux, ils ne veulent pas bouger" �Pass� la soixantaine, les vieux r�sidents sont vraiment ab�m�s�, souligne le docteur Anne F�votte, g�riatre-conseil � la Sonacotra. Selon elle, un vieux locataire de la Sonacotra accuse, m�dicalement parlant, �dix ans de plus que le Fran�ais moyen du m�me �ge�. Peu habitu�s � d�penser pour eux-m�mes, a fortiori � consulter pr�ventivement, les vieux immigr�s maghr�bins tombent malades comme ils ont v�cu et vieilli : sans faire de bruit. Le diab�te, cons�quence d'une alimentation d�s�quilibr�e, est la principale maladie dont ils souffrent. Aujourd'hui, sur les quelque 70 000 �clients� de la Sonacotra, la moiti� ont plus de 56 ans et environ 20 000 ont d�pass� la soixantaine. La tranche d'�ge des plus de 71 ans est �celle qui progresse le plus vite�, note le docteur F�votte. C'est pour �valuer leurs besoins que Sarah Oultaf visite les foye0rs. �Ce dont ils se plaignent le plus, c'est la petitesse de leur chambre. Ensuite, vient la sant�. Ils l'ont sacrifi�e, ils le savent. Leur corps, c'est le seul �espace� o� ils se permettent d'avoir des droits et de revendiquer : c'est � la France qu'ils ont sacrifi� leur sant�, c'est donc � la France de les soigner. Mais �a s'arr�te l�. Le reste, ils n'en parlent pas�, explique la jeune femme. Les projets, pourtant extr�mement limit�s, de r�novation des foyers et d'agrandissement des chambres ont ainsi suscit�, � ce jour, bien plus de panique et d'effroi que d'enthousiasme chez les locataires de la Sonacotra. �Ils sont comme tous les vieux : ils ne veulent pas bouger�, explique Sarah Oultaf. Peur du changement ou crainte d'avoir � payer plus ? A la Sonacotra, �sur les 5% des personnes de plus de 60 ans�, rep�r�es du fait de leurs difficult�s � se d�placer ou de leur manque d'autonomie, �seulement 10% b�n�ficient d'aides � domicile, pour l'essentiel, une prestation d'aide m�nag�re�. Ironie de l'histoire, la Sonacotra, si d�cri�e par le pass� pour ses comportements �n�griers�, doit d�sormais, non seulement convaincre ses propres locataires qu'elle �uvre pour leur bien, mais lutter, en prime, contre une soci�t� fran�aise souvent hostile aux immigr�s. Les manifestations de riverains, inquiets de voir le prix des terrains baisser, au cas o� y serait construite une r�sidence sociale pour vieux Maghr�bins ou Africains, ne sont pas rares. �Les arguments utilis�s sont souvent tr�s p�nibles. Maintenant, d�s qu'il s'agit des immigr�s, les gens se l�chent : le politiquement correct, c'est fini !�, d�plore Marie-No�lle Rosenweg, directrice de cabinet du pr�sident de la Sonacotra. A Montreuil, rue Bara, le foyer d'immigr�s maliens du m�me nom, g�r� par une association priv�e, a des allures de march� en plein air. On y vend des tongs, des dattes s�ch�es, des cigarettes et des jeans � bas prix. Quelques vieux aux cheveux blancs papotent dans la cour. A l'entr�e de l'un des b�timents-dortoirs, dont les couloirs sinistres sentent la pauvret� et le manque d'entretien, une affichette annonce la mise en bi�re de Mody Ciss� au fun�rarium de la ville, "en vue de son d�part ce m�me jour � Roissy". "Ni il est rest. ni il s'est en all�.." Au caf� des Ecoles, � l'angle de la rue Bara, o� viennent s'attabler � longueur de journ�e les pensionnaires du foyer, le patron est un Kabyle, natif de B�ja�a. �Nous, les Alg�riens, nous sommes plus individualistes. Les Africains, eux, ils font tout ensemble : la cuisine et m�me le lit. Le p�re dort avec le fils, etc. Ils s'entassent les uns sur les autres�, note le bistrotier, le sourire d�bonnaire. Lui-m�me, qui appartient �� une famille de marabouts�, sera enterr� au pays. Mais plusieurs de ses connaissances et parents �loign�s, eux aussi immigr�s, ont �t� inhum�s en banlieue parisienne, �et pas forc�ment dans un carr� musulman�, note-t-il. �C'est, explique le bistrotier, parce qu'ils �taient mari�s � une Fran�aise directe (disposant de la seule nationalit� fran�aise).� Les Africains, dont l'immigration massive est de plus fra�che date, sont encore rares � �tre inhum�s en France. Mais ils restent, eux aussi, et commencent � vieillir ici. �Leurs �pouses ont encore moins envie de retourner au village : l�-bas, une femme peut �tre battue ou r�pudi�e sans que personne la d�fende. Ici, elles se sentent prot�g�es�, souligne Abdou Ndiaye. Au square Villemin, pr�s de la gare de l'Est, de vieux Kabyles, hommes et femmes, bavardent sous les arbres. L'une des matrones vient d'arriver en France. Son visa est p�rim�, mais elle n'a �aucune envie� de repartir en Alg�rie. Son fils, un ancien sans-papiers lui-m�me, a �t� r�cemment r�gularis�, explique-t-elle, pleine d'espoir. �Qu'ils respectent la loi ou pas, les gens �g�s sont de moins en moins rares � �migrer en France�, assure Atmane Aggoun, qui y voit l'amorce d'un ph�nom�ne in�dit. Comme le chante le conteur kabyle Slimane Azzem : �Ni il est rest� ni il s'est en all�. Sa maladie s'est install�e ancienne, et sa vie, le malheureux, tient � un fil�...