À travers tous les villages de la commune et de la daïra de Bouzeguène, les émigrés mènent des actions et des projets divers, qui concourent au développement de la cité. Quand ces émigrés reviennent au village pour passer leurs vacances, ils apportent avec eux de quoi atténuer les difficultés de leurs parents. Leur retour est célébré avec une grande joie. Aussi se considèrent-ils comme redevables du bonheur qu'ils ont eu dans ce coin bien-aimé de leur patrie. Ils tentent de satisfaire tout le monde avec un petit cadeau. “On peut leur acheter tout ce qu'ils veulent, ici, mais ils préfèrent les choses qui viennent de là-bas et si, par malheur, tu oublies quelqu'un, c'est la scission fatale”, s'exclame Nna Ouiza, la soixantaine, qui pour éviter d'oublier quelqu'un, a enregistré tous les membres de la famille, avec leur âge et leurs pointures, sur son calepin. Grâce au change parallèle, les émigrés déboursent beaucoup d'argent pour construire de belles maisons, parfois des buildings inutiles qu'ils doivent laisser à la disposition de leurs parents ou de quelqu'un d'autre quand eux-mêmes reprennent l'avion ou le bateau. Beaucoup de ces expatriés ne reviendront pas avant trois ou quatre années pour revoir leurs habitations, laissées à des proches ou carrément à de jeunes couples en quête d'un logis, obligés de quitter l'exiguïté de la demeure familiale. Les loyers ne sont jamais réclamés pour ces années d'usage ou même d'exploitation. Cette conduite est entrée dans les mœurs à tel point que l'émigré qui se montrerait soucieux ou tenterait de réclamer son dû se ferait inévitablement une réputation d'Harpagon. Seuls les locaux à usage commercial sont cédés moyennant un pécule annuel qui leur permettrait de passer d'agréables vacances sans trop puiser de leur tirelire de devises. La place que tiennent les émigrés dans la vie affective des habitants est immense. Pour leurs familles d'abord qui ne cessent de faire des prières pour leur réussite et leur bonne santé. À la maison, tout objet qui appartient au père, frère ou fils qui travaille en France est gardé précieusement jusqu'à son retour de crainte qu'il n'arrive malheur. À son arrivée, on le lui montre pour lui signifier qu'on l'aime, qu'on le chérit... En contrepartie et par devoir, l'émigré apporte de quoi soulager toute la famille en améliorant considérablement son niveau de vie. D'autre part, les liens que les personnes issues de l'émigration entretiennent avec leurs villages participent à la dynamique de développement collectif. À travers tous les villages de la commune et de la daïra de Bouzeguène, on sait bien peser l'importance de ces émigrés pour mener des actions et des projets divers, qui concourent au développement de la cité. C'est une tradition dans les villages qui, en l'absence de subventions suffisantes des pouvoirs publics, se prennent en charge pour finaliser leurs projets. Si les villageois participent financièrement en cotisant à la caisse du village et en travaillant, les émigrés, eux, cotisent aussi comme les nationaux mais en plus financent à eux-seuls ou participent en grande partie à la réalisation de nombreux projets de développement. Solidarité tous azimuts D'Aït Zikki à Mehagga, de Bouzeguène à Illoula Oumalou, la solidarité n'est pas un vain mot. Les émigrés constituent une véritable manne pour le village. Beaucoup d'émigrés se proposent de financer à eux seuls des réservoirs d'eau potable, l'élargissement du cimetière, la réalisation des aires de jeux, l'AEP, l'assainissement etc. En observant ce que réalisent les villageois sans l'aide de l'Etat, il est inévitable de penser que les Kabyles vivent dans une forme d'autonomie primitive. Des associations de Kabyles en France œuvrent d'ailleurs pour enregistrer toutes les insuffisances des villageois, entre autres AEP, route, centre culturel, médicaments, forage de puits et même ambulance. De la mère patrie au pays de l'immigration, c'est un dialogue bien émouvant tout au long de l'année. Entre le village d'origine et la communauté émigrée, il n'y a point de coupure. Comme au bled, les émigrés d'Ath Yedjar se réunissent aussi avec la même organisation villageoise. Des cotisations sont imposées pour assurer le financement des pompes funèbres et le rapatriement des corps vers le village. A raison de 80 à 100 euros par an, on assure le linceul de la dignité. Les contacts sont rapides : téléphone, fax et même sites internet villageois. Contrairement aux émigrés du Canada, des USA ou d'ailleurs qui ne semblent pas mesurer le danger de l'émigration, des associations d'émigrés, en France, impliquent leurs enfants et leurs épouses dans cette démarche, ce qui permet un rapprochement entre générations et surtout, éviter de rompre le fil qui les relie au pays d'origine et par delà permettre à leurs enfants de revenir régulièrement au pays des ancêtres. “À quoi sert une émigration qui dévore votre progéniture?”, s'interroge Dda Salah qui reconnaît amèrement l'erreur du départ de ses enfants en Amérique du Nord. “Jusqu'à ma mort, je ne reverrai sans doute plus mes petits enfants”, nous dit-il d'un air dépité. Dans le domaine de la coopération, les femmes d'immigrés, en France, peuvent également avoir un rôle important. Plusieurs projets de création d'associations de femmes sont en cours. Pour elles, qui songent souvent au retour, un mythe qui s'éloigne dans le temps, au fur à mesure que la migration dure et à la différence de leurs enfants souvent nés en France, le pays, le village, la famille… constituent des repères essentiels, qui permettent de surmonter le sentiment de déracinement que représente le choc migratoire. Fêtes de mariages À Carcassonne, Marseille, Paris, Seine St Denis etc. où ils sont nés, on ne leur a pas soufflé un mot en kabyle. Aussi parlent-ils à leurs grands-mères, aux enfants de l'école algérienne en français. Au bout d'un mois de vacances, la grand-mère arrive à communiquer en français par des mots certes, mais en français quand même : “Viens !” “Viens manger !” “Attention !” “Tu es sale !” “Va à la douche !” etc. Eux-aussi apprennent quelques mots en kabyle : “Azul !”, “Awid !”(donne), “Rouh !” (va), “amane” (eau)… et beaucoup de chansons kabyles. L'arrivée des familles d'émigrés dans les villages est synonyme d'ambiance, de joie, de réjouissances. Les villages changent de look. L'immatriculation (15) est vite dépassée derrière des plaques aussi variées les unes que les autres : 75 (Paris), 13 (Marseille), 69 (Lyon) mais aussi 30, 06, 93, 95, 78... Les jeunes filles circulent en groupes, rentrent dans les cafés et les restaurants, dégustent des glaces, communiquent à haute voix en français. C'est le moment idéal pour les célibataires endurcis d'essayer de se trouver une âme sœur capable de changer leur vie et de leur assurer, en France, gîte, argent et travail. Des familles entières d'émigrés s'engagent à prendre en charge le beau-fils pourvu qu'il soit sérieux et honnête dans le mariage avec leur fille. Beaucoup ont réussi dans ces projets tentants si bien que le mariage est devenu beaucoup plus un projet d'intérêt qu'un projet basé sur des relations saines d'amour et d'avenir. “Moi, je préfère une jeune émigrée d'origine kabyle même plus âgée que moi, à une Française qui ne pourrait pas être intéressée de vivre en Algérie à l'âge de ma retraite”, marmonne Yahia à l'endroit de son ami qui hausse la tête et qui semble indifférent à la nationalité. “Pourvu qu'on ait les papiers, c'est pareil!” lui rétorque-t-il. C'est le même état d'esprit pour la majorité des jeunes qui rêvent de traverser la Méditerranée. Munis de caméscopes et d'appareils numériques, les émigrés sont les premiers dans la grande place du village où aura lieu la traditionnelle soirée de chants et de danse. Ils ne ratent pas une seule image. Le bal, “l'ourar”, est animé par des artistes locaux en alternance avec la troupe des Idhebalen. Tout le monde prend part à la danse, “chauffé” par des jeunes filles du village et de l'émigration qui ont envahi la placette sous les airs successifs de Massi et de Mohamed Allaoua interprétés par un jeune chanteur. “L'année prochaine, je ferai venir de vrais chanteurs, pour la circoncision de mon fils”, nous déclare Lahcène, un jeune émigré qui exerce au restaurant de son beau-père, en Seine-St Denis. Un mois d'août très court Avec le mois de Ramadhan qui pointe déjà du nez, les fêtes et les réjouissances vont être expédiées en bloc. Au mois de juillet déjà, c'était trois fêtes par semaine. Les émigrés se prépareront au retour. Après les emplettes de l'arrivée, voici celles du retour,avec des cadeaux d'un autre genre pour leurs amis et voisins. Leurs voitures remplies de poussière seront lavées le dernier jour. On n'oubliera pas de faire des réserves d'huile d'olive, de couscous fraîchement roulé par les femmes du village. Il faudra rentrer “chez-eux”, avec un grand pincement au cœur. Le “chez soi”, c'est là-bas, en terre d'accueil. Le lendemain, à l'aube, ce sera le départ vers Alger où devrait être amarré, en début de matinée, “Le Tarik Ibn Ziad”. Le bateau s'éloignera lentement de la baie d'Alger, l'horizon se fermera bien loin sur la mer bleue. Il éveillera de beaux et d'amers souvenirs. Nombreux seront les émigrés qui regarderont Alger la Blanche s'éloigner et penseront déjà à leur retour l'année prochaine. C. Nath Oukaci