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LES 8 MIRACULES DE TOCHE (ANNABA)
Confessions d'un "harrag" Un reportage de Ma�mar FARAH [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 20 - 03 - 2007

Plage du Belv�d�re, Annaba. Mardi 6 f�vrier 2007. 23h45.
La nuit est calme et le ciel, pourtant encombr� de nuages, semble rassurant. Sofiane et ses sept compagnons scrutent l�horizon. Mais, dans l�obscurit� qui enveloppe les lieux, ils ne distinguent que le rivage tout proche, � peine �clair� par les lueurs provenant d�une discoth�que. Devant eux, une petite barque de quatre m�tres de long et le grand large, aussi grand que leurs d�sirs infinis de reb�tir une autre vie. Ailleurs. Loin d�un pays qu�ils ont appris � aimer.
Et � ha�r aussi. Pourtant, ils sont loin de ressembler � ces Sah�liens squelettiques, victimes de la famine et de la s�cheresse, qui tentent l�aventure pour survivre. Ils sont bien portant, habill�s de surv�tements de grande marque et les pieds chauss�s d�espadrilles griff�es. A les voir, on ne pense pas du tout qu�ils sont malheureux au point de vouloir partir � n�importe quel prix et dans n�importe quelles conditions. Ayant tous �t� renvoy�s de l��cole � un �ge pr�coce, ils ont �t� confront�s, tr�s t�t, aux dures r�alit�s de la vie. Petits boulots par-ci, aventures par-l�, ils ont appris � ne compter que sur eux-m�mes. Provenant de milieux divers, ils ne sont certes pas riches, mais on ne peut pas dire qu�ils sont non plus dans le d�nuement total. Sofiane, par exemple, a son p�re qui travaille � l�h�pital. N� � Toche, la petite plage romantique, aujourd�hui bouff�e par le b�ton, il a suivi ses cours � l��cole primaire du coin. Mais, d�s la quatri�me ann�e, il se sent incapable de pousser plus loin. Alors, comme beaucoup d�enfants de son �ge, il se met � vendre de tout et de rien aux nombreux clients qui fr�quentent assid�ment les bars et les discoth�ques du coin. Certains se sp�cialisent dans les cacahu�tes, d�autres dans les �m�hadjeb�, d�autres dans les cigarettes et les plus t�m�raires se voient offrir des postes de gardiens de voitures. La petite industrie locale des loisirs marche tant bien que mal, malgr� le climat morose install� par la crise �conomique et le terrorisme. Sofiane, je l�ai connu alors qu�il n��tait qu�un tout petit bambin, � peine plus haut que le gros couffin rempli de cacahu�tes qu�il baladait aux quatre coins de cette immense plage o� tant et tant de destins, provenant d�horizons divers, se croisent, s�aiment, se ha�ssent, fraternisent, se cognent parfois, mais finissent toujours par revenir. Les filles de joie faisaient plus que donner de la joie : elles rassuraient cadres et officiers en permission, venant directement des maquis, qui voulaient continuer � croire que le pays vivait comme avant. Normalement. Sofiane voit les ann�es galoper comme le vent des quatre saisons qui fait fr�mir les vagues, pour les pousser vers le rivage o� elles s�arr�teront, pour laisser d�autres vagues porter l��cume aux portes des hommes. Et ainsi de suite : flux et reflux. Naissance et mort. Sofiane r�alise qu�il est pass� � l��ge adulte, sans transiter par cette doucereuse parenth�se qu�est l�adolescence. Entre les �t�s br�lants qui voient d�barquer la grande foule des estivants et les hivers pluvieux et maussades, entre les joies et les peines, le temps lui a gliss� entre les mains comme ces petites pi�ces de monnaie qu�il n�arrive jamais � rassembler en grand nombre. Elles partent comme elles sont venues� Sofiane se marie. Il vit chez son p�re. Un logement � part ? Impossible� Le r�ve impossible. Avoir un boulot, un appartement, peut-�tre une bagnole. Vivre comme vivent les jeunes de son �ge en Europe� Inutile d�y penser. Irr�alisable. Un b�b� vient �gayer les jours de Sofiane. Il lui arrive souvent de le sortir et, ensemble, ils restent de longs moments � regarder la mer. Regarder la mer, voil� le m�tier des jeunes de Toche� A force de la scruter nuit et jour, ils ont fini par d�couvrir que la Sardaigne italienne est � seulement 200 kilom�tres. Avec un bon moteur, on peut y arriver en huit heures. C�est ce qui se dit. C�est ce qu�affirment ceux qui sont arriv�s de l�autre c�t�, du bon c�t�.
Mardi 6 f�vrier 2007. 23h50.
Align�s, Sofiane et ses sept compagnons se courbent en direction de La Mecque. La pri�re sera courte. La Mecque et la Sardaigne, deux points cardinaux d�une g�ographie qui ne cherche pas � s�embarrasser d�autres directions. La Mecque pour l�esprit et la Sardaigne pour le corps. Puis, ils installent le moteur sur la petite barque. Un second moteur est hiss� � bord. On ne sait jamais. Ils emportent �galement deux cents litres de carburant. Pour la bouffe, une bo�te de gaufrettes et quelques yaourts. Huit heures, c�est rien. Et, pour se diriger dans la nuit noire, ils font appel � la technologie. Ils ont achet� un GPS qui leur indique la direction de la Sardaigne. Pratiquement en plein nord d�Annaba. Les familles n�ont pas �t� averties car elles auraient mal pris la chose et se seraient oppos�es au projet. Elles auraient m�me song� � avertir les autorit�s. Les huit �harragas� poussent la barque dans l�eau. Avant de monter � bord, Sofiane se retourne une derni�re fois vers la plage mitoyenne, Toche, l� o� il a v�cu toute sa vie, l� o� vit sa famille, l� o� son b�b� a vu le jour. Non, il ne regrette rien. Il est persuad� qu�il a fait le bon choix. Il tente l�impossible pour que son b�b� ne connaisse pas le m�me sort. Lui, l�enfant pauvre, offrira la richesse � son m�me� La nuit est froide mais les c�urs sont chauds. La petite barque glisse sur l�eau, pouss�e par les rames. On utilisera le moteur quand on sera un peu plus loin. Il ne faut pas faire du bruit et attirer l�attention. Depuis la grande �chapp�e du r�veillon, � partir de la plage Sidi Salem, les gardes-c�tes veillent au grain. Une fois certains que le bruit ne sera pas entendu de la plage, on passe � l��tape suivante : le moteur tourne maintenant � plein r�gime. Le GPS ne se trompe pas. Cap sur le nord. Une bonne ambiance r�gne dans l�embarcation qui fonce vers le noir absolu. Les lumi�res de la ville s��loignent et, tr�s vite, elles disparaissent. Le sort en est jet�. Pour se distraire, les huit jeunes se racontent des histoires. Ils rient. Ils disent qu�ils veulent vivre. Simplement vivre. Travailler et avoir des loisirs. Des horizons d�gag�s. Sortir de ce d�sespoir qu�ils croient avoir laiss� derri�re eux. La Sardaigne , cette �le qui, dans certaines de ses r�gions, est encore plus pauvre que les communes les plus d�munies d�Alg�rie, devient ce soir le� P�rou ! Tiens, justement, Sofiane se souvient de son escapade vers le P�rou. Mont� clandestinement, le 1er novembre 2004, dans un bateau ukrainien qui faisait une halte au port d�Annaba, il a pass� 26 jours en mer. Mais, apr�s 15 jours de famine, il sortit de sa cachette, pour aller � la chasse aux aliments. Il fut pris en flagrant d�lit par un marin insomniaque venu chercher un peu de bouffe pour calmer son estomac. Il fut enferm� et remis aux autorit�s de Rio de Janeiro. Il restera 4 mois dans un h�tel, totalement pris en charge par les autorit�s br�siliennes. Il s��chappera et se rendra en Argentine, puis au P�rou, en Bolivie, au Venezuela, puis, de nouveau l�Argentine et enfin, le Br�sil, mais pour une autre ville, Sao Paulo. Il sera recrut� dans une usine de poulets �hallal� appartenant � un Saoudien, mais le salaire de mis�re qu�il touche finit par le d�courager. Il d�cida de rentrer au bled ! Dans ses yeux pleins d�images et de sensations sud-am�ricaines, brille, � nouveau, la flamme de l�espoir : la Sardaigne.
Mercredi 7 f�vrier, 2h30.
La petite barque vient de quitter les eaux territoriales alg�riennes. La m�re patrie est derri�re eux. Le beau temps aussi. En p�n�trant dans les eaux internationales, la barque se retrouve au beau milieu d�une grosse temp�te. Les vents hurlent de plus belle. L�embarcation est secou�e et tourne dans toutes les directions. La pluie se met � tomber. Doucement. Puis, tr�s fort. Les vagues se l�vent. Gigantesques. Monstrueuses. La felouque est prise dans un tourbillon qui fait tourner les t�tes et� les estomacs. Les plus fragiles vomissent leurs tripes. Il y a du sang. On cherche � savoir qui a vomi du sang. C�est un ami. Un fr�re. Tous sont des amis et des fr�res. On essaye de le rassurer. Ce n�est rien. Les m�decins italiens s�occuperont de lui. Il faut r�sister. Il faut maintenir le cap. Le jour se l�ve. La temp�te est de plus en plus forte. Mais, bonne nouvelle : le GPS indique que l�on est toujours dans la bonne direction. Mais, la mauvaise nouvelle est que l�eau submerge maintenant la barque. On d�coupe un jerrycan vid� de son carburant et on l�utilise pour d�semplir la barque. Il faut faire vite car l�embarcation risque de couler.
Mercredi 7 f�vrier. 11 heures.
Le moteur, apr�s avoir r�sist� � la temp�te, tombe en panne. On essaye, par tous les moyens, de le faire red�marrer. Peine perdue. Il est fichu. On le remplace. Mais, le second non plus ne r�pondra pas. L�eau a fait beaucoup de d�g�ts. Qu�� cela ne tienne ! On va ramer ! Le GPS marche toujours. Les huit heures sont pass�es et il n�y a toujours pas de Sardaigne. Certains s�endorment. Premiers signes de fatigue. Premi�re faim. Premi�re soif. Mais, ce n�est pas le moment de l�cher. L�objectif est � 50 kilom�tres. Les vents ne se calment pas. On continue de ramer, mais, visiblement, la barque n�arrive pas � avancer. Elle est constamment pouss�e vers l�arri�re. Le GPS s�affole. On tourne en rond.
Mercredi 7 f�vrier. 20 heures.
Premiers signes d�affolement. On jette le carburant dans l�eau et on allume de grandes flammes pour attirer l�attention des navires qui poussent tout pr�s. Peine perdue. Le vent baisse. On rame � nouveau, malgr� la fatigue, la faim, la soif.
Jeudi 8 f�vrier. 10 heures.
La temp�te revient. Encore plus violente. L�embarcation est soulev�e par les vagues qui la submergent de toutes parts. On rame dans n�importe quelle direction. Mais la fatigue est telle que l�on abandonne tr�s vite. On commence s�rieusement � douter. Le d�couragement s�installe. Le GPS est implacable : le vent fait d�river la barque vers le sud. La Sardaigne s��loigne. Le r�ve fou commence � prendre le large.
Jeudi 8 f�vrier. 15 heures.
La temp�te se calme. Tous s�endorment.
Jeudi 8 f�vrier. 21 heures.
La temp�te reprend. L�embarcation continue de d�river. On ne pense plus � rien. Malades, us�s, au bord de l�an�antissement physique, assoiff�s, le ventre creux, les huit jeunes abandonnent toute r�sistance.
Vendredi 9 f�vrier. 14 heures.
La d�rive continue. Les yeux, � peine ouverts sur le n�ant gris qui les aspire, semblent se fixer sur une nouvelle couleur. De l�ocre et du vert. Sofiane se soul�ve pour bien voir ce qui pourrait �tre la fin de leurs souffrances : la terre ferme. Oui, c�est bien une c�te. Jamais de sa vie, il n�a ressenti autant de bonheur � voir un rivage. �R�veillez-vous ! La terre ! La terre ! La terre ! Merci, mon Dieu. On avait raison de penser � La Mecque au moment o� nous nous embarquions pour l�Italie !� Sofiane, assis sur une belle barque bleue, les yeux tourn�s toujours vers la mer, me raconte la fin de son �quip�e. Quelques p�cheurs nous entourent. Ce sont des jeunes et ils regardent dans la m�me direction. La suite de l�aventure est pareille � toutes les fins de vadrouille : les gardes-c�tes d�couvrent l�embarcation en piteux �tat. Ils ont un accent arabe et l�embl�me qui flotte sur leur bateau est celui de la Tunisie. Les jeunes sont rapidement pris en charge. On leur offre � boire et � manger. Des cigarettes. Des habits neufs. Ils sont bien trait�s et cela n�est gu�re surprenant venant des fr�res tunisiens. Nous sommes � Bizerte et les huit jeunes ont �t� sauv�s de justesse.
Lundi 12 f�vrier. 10 heures.
Apr�s un repos bien m�rit�, les huit jeunes ont des t�tes pr�sentables. Ils passent devant le procureur. Ils essayent de se faire passer pour des p�cheurs d�riv�s par la temp�te, mais allez expliquer � un homme de loi que vous faites de la p�che entass�s � huit dans une embarcation de quatre m�tres, sans filets, ni poissons ! Ils finissent par avouer que ce sont des �migr�s clandestins. Ils passent devant le juge. 10 jours de prison avec sursis. Ensuite, ils sont dirig�s vers le centre de regroupement d�El Ourdia o� ils rencontrent d�autres �harragas� africains. Ils y restent deux jours.
Mercredi 14 f�vrier. 9 heures.
Ils sont accueillis au consulat alg�rien � Tunis.
Jeudi 15 f�vrier. 14 heures.
Escort�s par des policiers tunisiens, ils arrivent au poste frontalier alg�rien d�El Haddada (Souk- Ahras). Conduits au commissariat central de la ville, ils sont interrog�s. L�enqu�te est rapide et les agents alg�riens sont aussi courtois que leurs coll�gues tunisiens. Ils sont imm�diatement dirig�s vers Annaba. Retour � Toche� En cette belle journ�e de mars, Sofiane a sorti son fils. Il me le montre. Un beau b�b� dont le regard est un autre d�fi � la mer. La mer, celle qui a failli engloutir son p�re. J�essaye d�arracher le mot de la fin � Sofiane. Je lui dis qu�il l�a �chapp� belle et qu�il devrait maintenant tout faire pour trouver un boulot et reb�tir sa vie. Il me regarde longuement, puis se tourne vers le grand large : �Tonton, je n�ai qu�un objectif, un seul : repartir vers la Sardaigne !� Quelqu�un l�appelle. C�est l�heure de retourner au parking du bar-restaurant o� il assure la surveillance des voitures. Il livre son enfant � un ami et s�en va vers son boulot. Un boulot ? Allons donc�


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