Ce voyage, effectu� dans les ann�es 70, je ne pourrai jamais l�oublier. Pour deux raisons. La premi�re est la pr�sence de mon cher ami Lazhar Mokhnachi, grand photographe de presse, d�c�d� en 2004. La seconde est qu�il s�agit probablement d�un cas rare, peut-�tre m�me unique, en tout cas absolument inimaginable ! Pensez qu�au moment de prendre les billets, nous ne savions m�me pas o� nous allions ! Nous �tions dans la rang�e qui campait devant le guichet du train d�Oran, mais nous n�avions aucune id�e de l�endroit o� nous nous arr�terions ! Une histoire de fous� La d�cision fut prise rapidement, dans la matin�e m�me. Demain, c�est la rentr�e des classes. Encore une ! Pour notre r�daction, il fallait �tonner, chercher de nouveaux angles d�attaque. Convoqu�s � la r�union du matin dans les bureaux du r�dacteur en chef d� El Moudjahid, qui �tait � l��poque M. Zouaoui Benhamadi, nous nous retrouv�mes rapidement � converser de long en large sur les papiers � pr�parer, les photos qui feraient le plus d�effet et un tas d�autres sujets qui me donnaient la dr�le d�impression du d�j� vu. Certains s�impatientaient car les d�bats tra�naient et c��tait le moment de filer au �Tahiti� pour l�habituel ap�ritif. Mais cette r�union tarda car d�autres tiraient des plans sur la com�te. Comme j��tais toujours partant pour le reportage, n�importe o� et n�importe quand, je fus charg� d�aller voir du c�t� de la campagne comment se faisait la rentr�e des classes. Lazhar m�accompagnerait. Ce photographe hors pair qui a roul� sa bosse aux quatre coins du pays avait une qualit� que l�on ne trouvait que chez les rares artistes qui fr�quentaient les labos photos des journaux : il �tait imbattable sur le clich� d�actualit� mais savait aussi retenir l��motion, le drame ou la joie intenses, le grand instant de la vie dans le noir et blanc de ces documents imp�rissables qui resteront comme le t�moignage d�un immense talent. Peu avant sa mort, il �tait venu me rendre visite et nous avons longuement discut� des souvenirs imp�rissables de notre longue carri�re, �voquant les chroniques croustillantes de ces reportages dans les r�gions les plus recul�es� Nous devions prendre le train d�Oran qui partait d�Alger en d�but de soir�e. Nous nous retrouv�mes � la gare centrale situ�e juste sous le si�ge d� El Moudjahid. Mais nous ne savions pas o� aller ! Une rentr�e des classes en zone rurale, �a pouvait �tre dans la Mitidja ou, plus loin, du c�t� de Khemis Miliana. Mais c��tait trop proche d�Alger� Lazhar se trouvait maintenant tout pr�s du guichet : �Alors, me lan�a-t-il, on va o� ?� Je ne sais quoi r�pondre� �Laisse-moi r�fl�chir�� Les gens qui �taient autour de nous, nous prenaient pour des barjos. Avez-vous vu d�j� un voyageur qui ne conna�t pas sa destination ? Lorsqu�il fut interpell� par l�agent de la SNTF qui se trouvait au guichet, Lazhar me supplia de lui dire o� nous allions� Je r�fl�chissais, je r�fl�chissais et cela semblait mettre hors de lui l�agent ainsi que les voyageurs qui se pressaient derri�re Lazhar� Un vieillard, appuy� sur sa canne, lan�a � sa fille (ou peut-�tre sa femme plus jeune que lui) : �C�est un monde qui fout le camp ! C�est quoi encore, cette histoire de fous ?� Un autre voyageur, press�, trouva le mot pour rire : �C�est peut-�tre la cam�ra cach�e !� N�en pouvant plus car risquant de subir les foudres d�une foule pr�te � lyncher ces emp�cheurs de tourner en rond que nous �tions, je finis par me d�cider : �Relizane ! J�ai trouv� ! On va � Relizane !� Un grand soulagement accueillit cette d�cision et Lazhar souffla. Une fois dans le train, nous ne trouv�mes de compartiment libre qu�au bout d�une longue course, d�autant plus que, dans la pr�cipitation, j�avais oubli� de pr�ciser � Lazhar qu�il fallait prendre des billets en premi�re. Le comptable d� El Moudjahid n�allait pas chipoter d�autant plus que ce voyage en train faisait gagner � l�entreprise le co�t de l�essence et les frais de mission du chauffeur. Nous nous install�mes dans un compartiment o� avaient pris place une famille et une jeune fille aux traits asiatiques, habill�e d�une mani�re exotique et qui ne semblait pas �tre avec le reste du groupe. Lazhar grillait cigarette sur cigarette et pestait contre le retard du train : �Celui-l� est unique ! Il a d�j� du retard avant de d�marrer !� Le train d�marre dans la nuit qui tombe. Pas pour longtemps puisqu�il s�arr�te � la gare de l�Agha o� une grosse foule l�attend. A la station d�El Harrach, notre train r�cup�re les voyageurs venus de l�est et qui doivent poursuivre leur route vers l�Oranie. Lorsqu�il d�passa Khemis Miliana, l�express de nuit attaqua sa vitesse de croisi�re, avec des pointes de 120 kilom�tres sur ce long et droit parcours qui va jusqu�� la capitale de l�Ouest. Lazhar me proposa d�aller d�ner dans le restaurant-bar qui �tait � l��poque d�une tenue impeccable, avec un service digne d�un quatre �toiles. Nous nous install�mes � la table du fond, �clair�e par une petite veilleuse qui donnait � l�endroit une certaine discr�tion. On pouvait voir tout le monde sans �tre vus. Devant nous, se dressait le comptoir massif o� un vieux barman � la tenue immacul�e pr�parait une infusion � un vieux voyageur qui n�avait pas sa langue dans sa poche. Lazhar ne tarda pas � aborder le sujet qui le taraudait : �Une Japonaise ! Elle est venue de ci loin pour visiter l�Alg�rie !� Il faut pr�ciser qu�� l��poque, le nombre de touristes dans notre pays n��tait pas diff�rent de celui enregistr� dans les deux autres pays du Maghreb. Mais la majorit� venait d�Europe et on voyait rarement des touristes asiatiques. �Tu sais, r�pondis-je, il y a un grand nombre de touristes qui veulent visiter les trois pays d�Afrique du Nord d�un coup ! Et le train est certainement le meilleur moyen de le faire�� Quand on parle du loup ! A l�instant m�me o� je terminais mon discours de �Si Arrif�, la jeune fille se faufila dans le restaurant-bar, ramenant avec elle un air frais qui provenait des monts de l�Ouarsenis. Elle h�sita dans la semi-obscurit� qui enveloppait les lieux, avant de choisir le bout du comptoir qui nous faisait face. Le ma�tre d�h�tel nous tendit le menu, mais nos regards �taient braqu�s sur cette curiosit�, venue de tr�s loin et qui semblait se plaire dans notre pays. Nous �tions curieux de savoir ce qu�elle pensait de la bouffe, des habitudes, de la condition f�minine chez nous ; comme nous voulions tout savoir sur la r�alit� sociale au Japon. Ce pays n��tait pas � notre port�e ! Le billet d�avion co�tait les yeux de la t�te et nous ne pouvions m�me pas r�ver � ce voyage de l�impossible. Tout au plus, nous pouvions aller � Paris car le visa n�avait pas encore dress� de barri�res entre les Alg�riens et la France� La gare d�El Asnam, actuellement Chlef. Les langues de feu p�n�traient par la fen�tre b�ante. C�l�bres, les fournaises de la vall�e du Ch�liff enveloppaient la ville de leurs langues de feu. Finalement, la Japonaise s�installa dans une table mitoyenne. Lazhar se leva et l�invita � nous rejoindre, ce qu�elle accepta sans probl�me. �Parlez-vous fran�ais ?� La Japonaise le regarda d�un air interloqu�. Que venait-il de dire ? Elle se tut, ramassa le menu et montra au ma�tre d�h�tel la ligne o� figurait la salade ni�oise. Quant � nous, nous �tions d�j� au dessert. �Quel est votre nom ?� Elle nous regarda sans broncher. �Elle est peut-�tre sourde ?� demandais-je, sans trop y croire� �Ou muette !� lan�a Lazhar� �Sourde et muette ?�, ajoutais-je� �Elle doit s�appeler Akane ! Ou Sakora !� Elle rit. Allez, on va l�appeler Kyto. �Tu es Kyto en Alg�rie ! Tu comprends ?�. Kyto mangeait calmement, en relevant de temps � autre une m�che rebelle qui lui donnait un air �trange sous la lumi�re ambr�e de la lampe. Dommage qu�elle ne parlait pas. Elle aurait pu assouvir notre soif de connaissance sur ce pays lointain� �M�, dit Lazhar ! La gare o� nous venons de nous arr�ter est celle de Relizane !�� Vite, vite� Nous payons l�addition, filons r�cup�rer nos bagages et descendons � la h�te du train qui d�marre lentement� Une fois � notre niveau, Kyto, assise � la m�me place, descendit la vitre pour nous lancer d�une voix difficilement audible dans le vacarme du convoi qui s��branle �Merci, pour le repas ! Je suis marocaine et je rentre � F�s apr�s un d�licieux s�jour en Alg�rie�� M. F. - Ce r�cit fait partie d�une s�rie de voyages en train, effectu�s en Alg�rie, au Maghreb, en Europe et en Asie, qui ont �t� rassembl�s dans un recueil de 160 pages (Express de nuit) qui est en voie d��tre imprim�.